Richard –
C’est un aîné qui n’a jamais voulu l’être : les responsabilités qui lui incombent, et dont il se charge (en les assumant par son côté organisateur et sa méticulosité – tout est net, il n’est pas amateur de courbes, mais plutôt de la ligne droite ; tout doit être à sa place, et de manière obsessionnelle, quand sur une table se trouvent plusieurs objets, il les re-dispose, selon une figure géométrique), ne sont pas faites pour lui. Telle est du moins son sentiment. Il aurait bien aimé être de ceux qui se laissent porter par la vague, qui suivent le mouvement et qui n’ambitionnent qu’à la régularité et à l’ordre, et surtout ne pas faire d’excès. Mais il se trouve dorénavant à la tête de la fratrie. La disparition de ses parents est un drame. Devenir/ tenir le rôle d’un patriarche en est un autre. Parce qu’il sent que la perspective, pour qu’elle ne lui échappe pas totalement, exige de lui l’affirmation d’un pouvoir qu’il n’a pas mais qu’il doit pourtant exercer. Ses yeux de faucon sont en définitive une façon de forcer son caractère. C’est un faux dur ! (est-il pour autant un vrai mou ?).
En tout état de cause, s’il doit forcer son caractère, c’est qu’il tente à chaque fois de ne pas paraître trop sensible. S’il lui arrive de verser une larme, ça n’est pas en public… en tout cas, toute expression trop émotive ne doit pas être publique. C’est une douleur rentrée qu’il manifeste. Rentrée, parce que chez lui domine l’injonction d’un « il ne faut pas… » (pas pleurer, pas se lamenter, pas rire, etc…). Il ne s’interroge pas sur l’origine de la norme, de qui dit la norme (son origine). Il se contente de la suivre, de la respecter : elle est en elle-même légitime et ne souffre aucune remise en question (une autorité incontestée et incontestable). Ou du moins se l’imagine-t-il ainsi ! Ce qui veut dire aussi qu’il y a quelque chose de fataliste dans son attitude. Les choses sont telles qu’elles doivent être, et il n’y a qu’à les accepter. Il aurait même tendance à fuir toutes questions qui pourraient faire vaciller cette stabilité de la norme. Rien ne doit être troublé !
En ce sens, il n’ira pas plus loin que le bout de son nez, pas plus qu’il n’aura l’idée d’aller chercher dans les recoins, derrière les meubles. Il n’est pas attiré par le secret : il le redoute même. Il est pathétiquement peu curieux. Toutefois, les circonstances agissent bien sur lui et dans ses moments de non-comédie (il joue au fort, quand il ne l’est pas ; au janséniste quand il est un frustré qui voudrait bien se taper une de ses sœurs), on ressent bien qu’il y a quelque chose qui n’est pas à sa mesure. Les costume est trop large, en tout cas pas vraiment coupé à sa taille. Parce qu’il est d’abord frustré de la vie. Ça le démange, comme s’il avait quelque allergie (le côté répétitif de l’allergie, et qui monte en puissance). Veut-il une relation adultère/incestueuse ? Il sait trop bien qu’il ne pourra/devra pas la mener jusqu’à son terme, jusqu’à satisfaction. Il est constamment dans ce contre-balancement entre ce qu’il veut et ce qu’il doit. Et c’en est épuisant. Donc, soit il succombe à la tentation (mais c’est tout un combat intérieur qu’il mène, dont il n’est que trop habitué) ; soit il y renonce, mais c’est dans une sorte de soubresaut d’orgueil, mal placé, avec fracas, brusquement, et de façon irrévocable. C’est le jansénisme de sa personnalité qui ressort. C’est en tout cas un « peine à jouir ».
Chez lui, la couleur grise domine.
Ruby –
La petite dernière de la famille. Elle a toujours assumé sa position dans la fratrie, comme elle assume aussi qu’il puisse y avoir une différence de traitement entre elle et son frère et sa sœur. Contrairement aux deux autres, elle n’est pas dans le refoulé. Au contraire ! Elle ne vise aucun pouvoir, aucune prise de pouvoir. Aussi est-elle plus lucide que les deux autres sur ce qu’ils sont, qui ils sont et ce qu’ils ne seront jamais. Des trois, elle est la seule à ne pas jouer de jeu. Ce qui n’est pas si facile, mais elle y parvient tout de même. Doit-elle encourir les reproches de son frère et de sa sœur ! Ce dont, en définitive, ils l’accusent, c’est de ne pas être, comme la petite dernière de la fratrie devrait l’être, plus fragile, faible. Ils auraient voulu la protéger, mais elle ne se laisse pas protéger. Car si elle est vraiment affectée par la disparition de ses parents (et il ne peut y avoir de doute à ce sujet), elle leur renvoie une image d’insouciance qu’ils ne peuvent accepter. C’est un oiseau libre, qui peut voler de ses propres ailes, même s’il peut être craintif quand il se confronte à plus fort que lui. Mais cet oiseau libre est, malgré eux, plus fort qu’eux.
Et ces reproches, ils la lui feront sentir. Parce que Ruby, pour aussi sincère qu’elle soit, est facilement intimidée et intimidable par ce frère et cette sœur, qui règlent, à l’occasion de cette disparition, un conflit dont elle ne connaît pas les termes ni les enjeux. Il y a là quelque chose qui la dépasse totalement. Mais il n’est pas certain que ça la concerne, l’intéresse, du moins au tout début de la pièce. Elle a tout de même 20 ans de différence avec son frère et 10 avec sa sœur. Autrement dit l’histoire de la famille s’est faite bien avant elle, et sans elle. Elle en est l’élément perturbateur. Et c’est, pour Richard et Ruth, une grande faute. Ils lui feront payer cela. Elle sera constamment, par tous ses gestes, par sa présence même, comme prise en faute.
Parce que tous les deux jouent contre elle. Aussi est-elle écrasée et comme une asthmatique, suffoque-t-elle. Car, dans ce triangle qu’ils forment, elle sent bien qu’il y a quelque chose d’irrespirable. C’est un carcan qui ne mériterait pas d’être. Elle ne fera pourtant rien contre.
Non pas qu’elle se soumet, mais parce qu’elle sait trop bien que rien ne pourrait le détruire (je me demande si, dès le départ, elle n’est pas convaincue que le suicide est sa seule chance. Ça n’est pas le désespoir qui domine chez elle. C’est, au contraire, une réelle volonté d’être, même si ça doit être ailleurs, sous d’autres cieux). Alors qu’elle, elle rêve, elle veut un autre monde possible. A l’opposé de son frère, elle est curieuse, elle épie la moindre réaction qu’elle provoque chez les deux autres. Il est bien possible que certaines fois, elle soit le véritable maître du jeu. Pour preuve, elle ose le cynisme que de telles circonstances n’autorisent pas. Elle ose les défier, et notamment son frère, dont elle ne sait que trop bien le jeu. Même en vain ! L’essentiel, pour elle, n’est pas dans les échecs (alors que les deux autres sont minés par ce qu’ils considèrent être leurs échecs personnels).
Mais Ruby se caractérise d’abord par toutes ses incertitudes, ses doutes. Elle est plus dans les lignes cassées, les courbes, les arabesques. Si elle semble hésitante, c’est qu’elle n’a pas la rigueur rationaliste et janséniste de son frère. Elle a un côté artiste et bohême. Pas plus qu’elle n’a la constante volonté d’entretenir son désespoir, comme sa sœur. Elle change d’humeur, peut passer de la plus réelle joie à la plus insondable tristesse. Elle n’éprouve jamais les choses à moitié et ne cherche pas vraiment à composer.
Chez elle, la couleur dominante est le blanc avec les effets d’ombre à la Edward Hopper.
Ruth
C’est peut-être la plus comédienne des trois. Pas dans le genre grande tragédienne. Plutôt dans le genre de quelqu’un qui entretient son propre mal et s’y complaît, mais sans s’y abandonner. Aussi, personne ne parviendra vraiment à la détourner de son état. Si Ruby tentera (en tout cas si, à un moment, Ruth s’apprête à suivre la désinvolture de Ruby), Ruth y renoncera tout aussitôt. Elle craint trop de changer de vie ou de se trouver confronter à un autre modèle de vie. Il y a, en elle, quelque chose de paranoïaque. Elle se méfie, et surtout de Ruby. Le complot est partout et elle doit se préparer, à chaque instant, à le déjouer.
Elle a un maître, son frère. Elle l’admire, mais il n’est pas question de le lui dire (et pourtant, qu’est-ce qu’elle voudrait bien qu’il le sache, ou s’en aperçoive). Tout autant qu’elle admire Ruby, mais elle lui semble trop effrontée pour le lui avouer et se l’avouer à elle–même. Elle est en définitive très versatile.
Comme peut l’être une alcoolique. L’image de Sue Ellen de Dallas : elle ne supporte plus J.R. mais elle ne peut y renoncer.
C’est sa faiblesse. Elle l’imite, elle reproduit les mêmes gestes, les mêmes intentions et intonations de Richard. Mais quand il s’agit de donner des coups à qui lui fait de l’ombre (comme Ruby), elle peut se montrer encore plus méchante et glaciale que son frère. C’est sa façon à elle de se faire remarquer. Ce qu’elle cherche, c’est être l’égale de ce frère. Si elle le nargue, si elle le provoque, ça n’est jamais que pour signifier le vide de son existence. Vide qu’elle a elle-même crée, enfanté et dans lequel elle se complaît. Mais il serait inconvenant de s’en plaindre. Elle n’a que son propre malheur pour elle.
Comme son frère, elle redoute le changement. Aussi, conserve-t-elle sur les événements et les circonstances une distance.
Rien ne doit avoir prise sur elle. Elle est incapable de savourer un moment de bonheur. Mais elle ne doit pas plus se laisser aller à la sensiblerie. Elle pleure sincèrement la disparition de ses parents, mais elle ne peut pas se résoudre à s’épancher sur son sort (ou sur le leur). Dans une autre vie, elle aurait pu être vieille fille ou mère supérieure d’un couvent, veillant à ce qu’aucune de ses filles ne s’amusent, papotent ou restent oisive. C’est une austère et c’est par cette austérité-là qu’elle a poursuivi sa vie.
Chez elle, la couleur dominante est (et a toujours été, irrémédiablement) le noir.
2 commentaires:
Merci pour cette fort jolie note sur la famille. Cela fait tellement écho en moi. Je vois, lis, entends le nom d'Israeël Horovitz assez régulièrement ces temps-ci, et je me dis qu'il faut absolument que je lise quelque chose de lui bientôt!
Dis-moi, Monsieur Pigiconi, qui est le peinture des illustrations de ta note? Ne serait-ce pas Edward Hopper? Si ce n'est pas lui, c'est troublant de ressemblance dans le style...
Il s'agit bien de Hopper.J'ai toujours été impressionné par la solitude qu'il peignait. Et surtout les drapés qui recouvrent les corps de femme.
Le premier texte que j'ai lu d'Horovitz est "le baiser de la veuve". Très impressionné par la tension qu'il fait monter très subtilement, graduellement. Et pour des lectures plus discontinues, les "10 pièces courtes", où se trouvent "Didascalies".
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