La subversion est ici une mise en œuvre de la pensée, quand il semblerait raisonnable, pour un certain ordre établi, de ne point trop l’investir, de crainte que les « repères » ne se perdent. Mais ce que livrent ces figures de la subversion, leur manifestation même, dans la sphère publique – ou bien la manière dont la sphère publique s’en empare, brouillant ainsi le sens de l’intimité de la vie vécue, puisque des codes de sa visibilité s’imposent pour en rendre possible la reconnaissance – n’est pas tant une déviance individuelle, mais un état des choses qui ne se ressemblent/rassemblent plus. Comme si nous perdions, dans cet état de choses et irrémédiablement, le sens de l’humain. Et pour cause. Ce que, à travers sa réflexion, Judith Butler nous livre c’est comment la subversion est impliquée dans ces diverses stratégies de la censure. Qu’il s’agisse de la censure d’Etat, celle du discours comme celle que subit l’existence.
A cet égard, le censeur, présuppose que lui soit reconnue, absolument et indubitablement, une pleine et entière autorité en la matière. Il organise lui-même son propre système de défense et de reproduction. Mais, confronté à la subversion, il se trouve, non pas totalement démuni, mais relativement mis en cause, et les effets de son pouvoir, indéniablement déjoués. Si la subversion, en elle-même, n’acquiert pas la force et l’autorité du pouvoir auquel elle se heurte, elle met à jour, dans ces scènes où ce pouvoir est plus ou moins dépossédé de lui-même, une capacité de détournement. Celle-ci n’est en rien une fondation ou une refondation. Pas plus une alternance, qui assurerait, entre hier et aujourd’hui, une continuité. C’est là, véritablement, la limite de cette capacité d’agir. Le conflit ne se joue pas à armes égales. Ce n’est pour autant qu’il est vain. Car cela voudrait dire, s’il l’était, que la tentative de re-signification échoue à tous les coups. Que la manifestation subversive est éruptive, capricieuse, une sorte de part maudite de l’humain totalement négligeable et qui, décidément, ne dit rien. Une transgression du système que, pour en assurer la régulation et la maîtrise, le système lui-même renverrait à un état du sujet individuel, manifestant par sa transgression, une sorte de surenchère perverse qu’on aurait tôt fait de pathologiser ou criminaliser pour ne point la prendre en compte. Comment réduire au silence, comment disqualifier et rendre non-crédible ; comment organiser le contrôle de cette inflation d’individualités réputées non désirables, comment en maintenir la définition, quitte à en organiser la relégation spatiale et géographique (qu’il s’agisse du camp, du quartier urbain, de tous ces « no man’s land » qui sont en fait des zones de non droit, ou bien des zones que, sous le principe fort louable et totalement légitime de sécurité, on voudra « sanctuariser » en mettant en œuvre et en s’autorisant tous les moyens sécuritaires) : tel est l’office opératoire du système-pouvoir. Et de fait, l’exercice souverain de la norme est ainsi discriminant. Il est à lui-même sa propre référence et il peut, par la même occasion, ne plus se référer à de l’humain.
Héroïser le temps présent et ses acteurs/actrices, ça n’est pas désigner ou créer des citoyennetés nouvelles ou inédites. C’est s’en prendre à cette part de la citoyenneté qui, de façon inconsciente ou stratégique, et au sein même de la citoyenneté, a été refoulée, oubliée de la sphère politique. La femme, le gay ou la lesbienne, le trans, le Sans, le/la noir-e, le/la musulman-e ne peuvent ni ne doivent être des (sous) citoyens ou des citoyens d’un nouveau type. Si (et puisque) leur revendication à la reconnaissance sociale et politique est légitime, c’est qu’il y a de l’humain à préserver de toute hégémonie que pré-établit, parce qu’il le requiert, tout système de la citoyenneté. Or celui-ci ne peut avoir pour vocation ultime d’unifier ce qui ne peut, de fait, l’être. « Une citoyenneté est-elle soluble dans une philosophie du sujet ? » pose, en définitive, la question d’un syncrétisme qui ne soit pas une uniformisation. Désessentialiser le sujet, n’est pas le réduire à néant. Mettre en crise le concept, n’est pas y renoncer. Comme le suggère Edouard Glissant, la langue du citoyen n’est pas tout le langage de l’humain et ce divorce n’entérine pas non plus une incompatibilité, dans ce règne de l’humain. Il est encore et toujours possible de s’entendre et de se comprendre. Mais il faut alors assumer que dans son procès comme dans sa traduction, l’idiome lui-même ne serve plus à caractériser une totalité introuvable parce que la réalité de l’humain est nécessairement évolutive, non stable, et que les « formes » par lesquelles nous l’appréhendons doivent immanquablement se renouveler sans cesse, sans jamais se fixer à une signification unilatérale et univoque. La langue de la citoyenneté n’est pas une langue morte, mais est vivante et vivifiée de tout ce qui la trouble et l’excède. Le mot, ou le concept, n’est pas premier. Il est un effet de l’échange. Pour le meilleur – parfois, pour le pire – souvent.
Fréquenter Judith Butler est une propédeutique amenant à penser ce qui, à travers toutes ces manifestations de résistance et de subversion, isolées ou organisées, atomisées et totalement séparées, par la mise en œuvre de la stratégie d’un Etat répressif et/ou coercitif, par confort de pensée ou crainte de l’inconnu, déborde le cadre de nos concepts et les alimente tout autant. Peut-être qu’alors l’indignation, plus ou mois sélective, ne servira plus de prétexte à une réaction compassionnelle ou une riposte politique ponctuelle, nous faisant adopter des postures ou positions qui ne valent que le temps de leur expression. Au contraire ! Peut-être qu’alors l’indignation nous permettra de renouer avec la pensée de l’égalité.
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