1)« S’il y a du cinéma partout, c’est sans doute qu’il ne requiert nul spectateur, seulement les murs d’un public. Disons qu’un spectateur est réel, un public n’étant qu’une réalité, dont le manque est aussi plein que le plein, puisqu’il ne s’agit que de compter. Le cinéma compte le public, le théâtre compte sur le spectateur, et c’est au défaut de l’un et de l’autre, par un paradoxe ruineux, que la critique invente le spectateur d’un film et le public d’une pièce. » (p.8)
2)« Posons qu’il y a théâtre dès lors qu’on peut énumérer : premièrement un public rassemblé dans l’intention d’un spectacle ; deuxièmement des acteurs physiquement présents, voix et corps, sur un espace à eux dévolu, où le rassemblement du public les considère ; troisièmement un référent, textuel ou traditionnel, tel que le spectacle en puisse être dit la représentation. » (p.14)
3)« Il y a en revanche un « théâtre » qui comble, un « théâtre » des significations établies, un « théâtre » auquel rien ne fait défaut, et ce « théâtre », abolissant le hasard, induit chez ceux qui haïssent la vérité une satisfaction conviviale. Ce « théâtre », inversion du Théâtre, est reconnaissable à ce que ceux qui viennent y exhiber leur jouissance, salace ou confite, sont marqués d’un signe identitaire, qu’on le nomme de classe, ou d’opinion. Le vrai public du vrai Théâtre est en revanche générique je veux dire indiscernable prélèvement atypique sur ce que Mallarmé nomme la Foule. Seule une foule peut faire un Spectateur. » (p.34)
4)« Le « théâtre » est de l’Etat, n’en soufflant mot. Il perpétue et organise la subjectivité bonasse et ronchonneuse dont l’Etat a besoin.
Le Théâtre, lui, dit toujours quelque chose de l’Etat, et finalement de l’état (de la situation). Il y a bien des raisons de ne pas vouloir écouter ce dire. » (p.40)
5)« Ce qui est dit au théâtre, même dans un préau d’école avec deux lumignons, est dit en majesté. Si c’est scandaleux, c’est que l’Etat ne se surveille pas assez lui-même : il ne surveille pas Ses paroles. » (p.47)
6)« Le texte de théâtre est un texte exposé à la politique, forcément. Du reste, de l’Orestie aux Paravents, il articule des propositions qui ne sont complètement claires que du point de la politique. Car ce à quoi le texte de théâtre ordonne son incomplétude est toujours la béance du conflit. Un texte de théâtre commence quand deux « personnages » ne sont pas d’accord. Le théâtre inscrit la discordance.
Or, il n’y a que deux discords majeurs : celui des politiques, et celui des sexes, dont la scène est l’amour.
Deux uniques sujets, donc, pour le texte de théâtre : l’amour et la politique.
Le théâtre : que ces deux sujets n’en fassent qu’un ; tout est dans le nœud de cet un. Et tout le point du théâtre d’aujourd’hui, que ni l’amour ni la politique ne soient des forces que l’époque soit prête, vraiment prête, à clarifier. » (p. 76)
7)« Le mauvais théâtre, que j’appelle depuis le début le « théâtre », fait de l’acteur le professionnel stabilisé d’un réseau de signes vocaux et gestuels à quoi se reconnaît que quelque chose existe. Il suscite une complicité de reconnaissance. Il évite au spectateur ce travail attentif de la pensée, qui consiste à partir de présences scéniques incalculables, à accéder aux conventions universelles de la différence sans objet. Le « théâtre » nous propose une mise en signes des substances supposées. Le Théâtre, un procédure qui exhibe l’humanité générique, c’est-à-dire des différences indiscernables qui ont lieu sur scène pour la première fois. C’est pourquoi il y a quelque chose de douloureux dans l’attention exigée du spectateur de Théâtre, alors qu’aisance et facilité règnent au « théâtre ». » (p.91)
8)« L’acteur exhibe sur scène l’évaporation de toute essence stable. La fermeté des signes corporels et vocaux dont il se pare sert avant tout à établir, par surprise et délice, que rien ne coïncide avec soi-même. L’éthique du jeu est celle d’une échappée, on pourrait dire : l’échappée belle. En particulier, l’acteur opère contre toute théorie naturelle des différences, et en particulier de la différence des sexes. Il officialise ce que nous croyons le plus évidemment donné, conjoint ce que nous imaginons depuis toujours séparé, sépare ce dont l’unité semblait acquise. Le jeu de l’acteur est toujours entre-deux. Cet entre-deux opère dans le pur présent de spectacle, et le public, qui dans la Messe est ployé par la Présence, n’accède à ce présent que dans l’après-coup d’une pensée. Ce que le vrai théâtre présente n’est pas représenté, et « représentation » est un mot mal placé. Un spectacle de théâtre est, chaque soir, une inauguration du sens. L’acteur, l’actrice sont, quand texte et mise en scène savent solliciter l’éthique virtuelle du jeu, le pur courage de cette inauguration. » (pp. 94-95)
© Alain badiou, Rhapsodie pour le théâtre, édition Imprimerie nationale, collection « Le Spectateur français », 1990
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