C’est une parole de Cioran qui, dans un entretien en 1991, évoque la situation de la Roumanie, après la chute de Ceaucescu. Cette phrase
m’a poursuivi dans chacune de mes visites des campagnes de Transylvanie. Rares furent nos hôtes à ne pas la suggérer explicitement.
Et pourtant !
Quand il s’est agi d’aller à la rencontre des locaux, c’est à bras ouverts que nous fûmes accueillis : des grands-mères alertes, malgré leur grand âge, nous proposant de visiter leur intérieur traditionnel, décoré d’assiettes, d’icones et de foulards qu’elles ont-elles-mêmes tissés ; l’autre, la fabrication de fromage de buffle ; l’autre, la dégustation de salaison maison ou de tsuika, eau de vie de prunes qui, de 50 à 70°, se sert en apéritif de 10h du matin à 20h le soir même ; l’autre, enfin, nous invitant à manger à sa table, notre arrivée annoncée, le repas avait été préparé tout spécialement pour nous. Des braves gens, tant leur simplicité émerveille et vaut bien des philosophies de vie.
Quand il s’est agi d’échanger sur les pratiques, l
es moyens de subsistance de cette agriculture pas encore de montagne mais de terres reculées, souvent en friche, familiales et parfois travaillées par de vieux paysans (les jeunes ont tous quitté ces contrées perdues, traversées de chemins chaotiques, pour la ville ou le reste de l’Europe), au sens vrai et terrien du terme, et malgré la barrière linguistique, les gestes furent loquaces et les conversations, soutenues sur leur vie à eux, comme sur la nôtre.
Quand, enfin, dans nos virées en ville, les fastes architecturaux du XIXe contrastent avec les prétentions, déglinguées ou de guingois, des bâtiments grisonnants de style communiste (ces grands ensembles urbains de l’ère communiste, comme signe de la réussite sociale et d’un prétendu modernisme) ; quand dans ces vallées, sur ces plateaux verdoyants sous le soleil chaud de septembre, à chaque pause que nous prenions, l’immensité des paysages, leur diversité, tout autant que le charme de ces bourgs qui s’étendent sur plusieurs kilomètres, plantés de petites maisons carrées, en bois ou en pierre, se découvraient à nos yeux apaisés, comment alors ne pas penser à la grandeur du pays.
Pays de contrastes, la Roumanie semble s’être arrêtée à ce XIXe siècle européen avide de justice, de progrès et de liberté éclairée. Cluj offre, dans ses vieux quartiers et sur les murs de ses vieilles bâtisses, l’impression surannée d’une ambition démesurée et dépassée. Signe d’autres temps, pourtant plus récents : cet enchevêtrement anarchique de fils et autres câbles électriques qui barrent le ciel. Et pourtant ! Rien d’oppressant. Juste le sentiment de quelque chose d’inachevé, comme le fut aussi cette malheureuse aventure révolutionnaire du communisme.
Et pourtant !
« C’est un pays malade ! » J’avais cru entendre : « un pays de malades ».
Terrible mais tenace impression du désespoir, non pas d’une ou de deux personnes, mais de la société dans son ensemble.
D’abord, au sujet d’une Europe qui ouvre ses portes, mais qui édifie, à l’intérieur même du territoire de son extension, des frontières et des murs. A discuter de cette ouverture, on sent bien que le miracle européen est un mirage qui, très facilement, abandonne sur le côté celles et ceux qui se sont raccrochés tardivement. Le développement de l’Espagne, du Portugal ou de la Grèce, au moment de leur adhésion et pendant quelques décennies, est, la crise en atteste, une illusion. La lucidité roumaine en prend, désespérément, acte. Cette ouverture n’est pas nouvelle, et très tôt, dans le siècle, nombreux furent celles et ceux qui, œuvrant à la libre circulation, prirent leur envol pour la partie occidentale du continent. Ils le font toujours. Et la Roumanie institue le nomadisme de ses bras comme de ses cerveaux. 6 mois, loin de leur maison, toujours en chantier, pour des travaux saisonniers, un salaire de misère que nous dénoncerions, nous autres, de ce côté-ci de l’Europe, mais que tous considèrent comme une aubaine (le chantier repartira à leur retour). Le pays n’est pas/plus la terre promise, mais une terre de transit.
« J’ai fui notre splendeur de patrie parce qu’elle avait sur moi un effet dissolvant. Mais pour être juste, l’Occident ne m’a guère mieux réussi. Je le déteste pour ce qu’il est, et surtout pour ce qu’il espère… Le bilan de mon séjour ici (35 ans !) est, comme tu vois, plutôt négatif » (Lettre de Cioran à Constantin Noïca, 02/01/1973)
« Sur notre peuple, plus que jamais je pense qu’aucune illusion n’est permise. J’éprouve à son égard une sorte de mépris désespéré. Je dois reconnaître néanmoins que le fatalisme valaque m’a marqué comme vous marque une maladie ou une… illumination. On n’échappe pas à ses origines, aux nôtres tout spécialement » (Lettre de Cioran à son frère, Aurel Cioran, 30/08/1979)
Une jeunesse en transit, qui vise et lorgne sur un Eldorado et laisse, celles et ceux que le communisme avait occupé (tous ont pu nous dire, avec quelque nostalgie, en dissociant la répression politique de toute l’activité sociale, combien l’ère Ceaucescu leur garantissait, à défaut d’une réussite, un statut et une position sociale qu’ils ne retrouvent plus aujourd’hui). L’ouverture et l’intégration européenne est une promesse d’installation ailleurs, mais pas de retour au pays. Un nomadisme comme une nécessité, un devoir être. Je peux alors saisir ce qui, dans le parcours de Cioran, lui fait renoncer à Sibiu et à la Transylvanie de son enfance. Il n’y retournera pas et fera de l’exil le moteur de sa pensée. Rompre avec une identité, mais sans pouvoir échapper à ce terreau.
Ce chef d’entreprise dont tout le discours disqualifie la main d’œuvre roumaine, sans préciser que les conditions de rétribution sont telles qu’il serait bien ridicule d’en faire plus pour si peu (350€/mois de revenu moyen). Ce patron, en entrepreneur libre, à la mode libérale qui conçoit ses hôtes comme autant de futurs, potentiels investisseurs !
Et les Rroms qui n’inspirent aucune confiance, alimentent une répulsion physique, une haine virulente (j’ai cru entendre un de mes interlocuteurs parler, à leur sujet, de « déportation dans des camps »).
Et la révolution de décembre 1989. Un coup d’Etat ! Que nenni ! La vieille recette de la Roumanie : Pleacà ai nostri, vin ai nostri – « Ce sont les nôtres qui s’en vont, ce sont les nôtre qui viennent ». Les arcanes de l’ancien régime, les us et coutumes publiques : tout indique, malgré le vernis de démocratisation, que rien n’a été démantelé, que tout demeure, dans l’inachevé autant que dans la corruption de ses édiles. Une révolution sans le peuple !
Et malgré l’échec, reste le génie, cette vitalité à l’œuvre. Le soleil de Septembre évoquait toutes ces possibilités à venir.
2 commentaires:
Excellent texte!
Accent Grave
Merci... et ce fut aussi et surtout un excellent périple
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