En prêtant sa voix et
son corps aux textes de Serge Daney, critique de cinéma, et profondément
humaniste, Bouchaud réalise une étonnante performance de comédien… d’acteur. Une
belle leçon que cette « Loi du marcheur », mise en scène par Eric
Didry.
Fidèle au TNB, fidèle à Sivadier, Nicolas Bouchaud est une
bête de scène. Il sait en imposer. Et parfois même lui arrive-t-il d’en imposer
par une épreuve de force qui lui fait habiter l’espace du plateau de telle
sorte que, ses partenaires usent de la même force et des mêmes stratagèmes (et
dans les spectacles de Sivadier, l’excellence est bien là : tous jouent au
même niveau, avec la même énergie, et tous sont alors capables de se mesurer
les uns aux autres). Il n’en est
strictement rien ici, et, s’il en impose ici, ça n’est pas par la force, mais
par la poésie (poïesis) d’un monde commun.
Si Daney se disait volontiers passeur, Bouchaud l’est
incontestablement. Individuellement d’abord – le corps de l’acteur : il ne
s’agit pas seulement d’adresser ; il prend par la main et nous invite très
directement à regarder, à écouter, à éprouver, comme dans une confidence, un
entre-deux où un Nous est institué par cette complicité qu’institue l’acte de
montrer (acte de montrer que le souci de faire voir – la télévision – à partir
d’une grille de programme qui satisfait la demande d’audience déjoue
absolument). Prenant par la main, il ouvre sur un ailleurs, sur un espace-temps
et une durée qui, pour être partagés, supposent que nous nous démettions de nos
présupposés de spectateur, que nous nous laissions embarquer. Mais c’est un pari ! Et comme tel, le
Tout et le Rien sont bien ces extrêmes qui nous rendent, Lui comme Nous, vulnérables
à l’ennui. Or ce pari est gagné, individuellement d’abord, je disais, parce que
cette vulnérabilité du corps de l’acteur est, dans l’acte de montrer, délibérément
assumée [ notamment : ces moments où l’éclairage de la salle et de la
scène se confondent ; cette mise en ordre inaugurale des éléments (la
chaise, la bouteille de whisky, le cendrier, les cigarettes) comme s’il s’agissait
d’une mise en ordre des pensées, mais tentative que l’on sait aussi vaine qu’artificielle ;
cette façon de sur-jouer Wayne dans Rio
Bravo ; etc.] . Ce qui n’a rien à voir avec le Bouchaud précédent que
j’évoquais, et à tout à voir, non avec un Bouchaud nouveau (renonçant tout à
fait à l’ « ancien »), mais avec un comédien dont l’exigence est
de pouvoir/savoir se renouveler.
Assumée, parce que c’est ensuite un passeur, notamment du
texte. Avec toutes ces hésitations, avec tous ces temps suspendus, avec toutes
ces interpellations qui font bien prendre conscience que c’est le même monde
que nous partageons (la séance de constitution des listes de films « incontournables »,
« jamais vus », « qu’on ne peut raconter mais qui sont à voir »,
etc., correspond bien à ce projet de « passage »). Mais passeur
aussi, parce qu’il y a une exigence d’en dire plus que les simples mots qui
frappent aux oreilles. Le discours s’approfondit, se précise ; les
principes s’affinent ; les articulations en explicitent le contenu ; les
leçons s’énoncent… En cela, c’est bien à une démonstration, à une leçon de vie
que nous assistons. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Bouchaud/Daney ne
disent rien qui, privilège de la prise de parole, s’énoncerait dans/par l’autorité
de celui qui tient discours. Autrement dit, il n’y a aucun effet performatif (et
d’une certaine manière, le théâtre – ce n’est pas pour en amoindrir l’effet –
en a bien besoin, s’il veut s’adresser à, et instituer et rendre crédible son
propre espace). Pas plus qu’il ne s’adresse à nous, à travers une histoire déjà
écrite. Non ! Cette démonstration, cette leçon, c’est celle que nous
écrivons, Bouchaud/Daney et nous autres, dans ce monde-ci. Et alors, il nous devient plus facile d’en entendre, d’en
colporter la critique, tout particulièrement celle qui frappe les productions
médiatiques de nos imaginaires atrophiés. Et là encore, le pari est gagné !
Et peut-être même plus ! Je ne connaissais pas Daney. Ne l’avais jamais
entendu parler. Ne l’avais jamais lu. Et, là, j’y découvre quelqu’un qui, quand
il critique la médiatisation du monde, le fait avec une force conceptuelle et éthique
que la critique plus à proprement parler politique (je pense à Bourdieu,
notamment, mais aussi à celle qui, devenue de plus en plus convenue, devient un
leitmotiv pour qui veut se faire entendre du plus grand nombre et ne parvient à
« exister » que dans la posture de la critique des médias) ne
parvient plus nécessairement à déjouer – au sens où, alors, cette critique
politique rate sa cible. Et efficace, sans être magistrale – dogmatique –, la distinction
entre « rendre visible » et « l’acte de montrer » est, ici,
non seulement à entendre, mais à éprouver. D’autant que cette distinction est
elle-même redoublée de celle du langage : celui d’un monde lisse qu’on
veut nous faire voir et une sorte de langage de soi, que les codes sociaux
pourraient vouloir faire taire, ou considérer comme inexistant, inessentiel et
sans « droit de cité » [c’est Daboville, qui, arrivé sur la terre
ferme après sa traversé de l’Atlantique, bredouille à un journaliste, l’interrogeant
sur les raisons de son entreprise, évoque l’orgueil comme la principale
motivation de son projet, et qui, deux mois plus tard, remis de ses émotions,
face à PPDA, retrouvant le langage convenu, ne parle plus que de son rêve d’enfant
qu’il a pu réaliser, nous invitant tous à réaliser les nôtres]. Et s’il y a une ode au cinéma, c’est bien
parce qu’il ya cette possibilité de revisiter une langue que nous pourrions,
alors, sous l’effet des conventions [la charité médiatique en est une, et Daney,
malade du SIDA, jugeant odieuse l’idée d’un Sidathon] avoir perdu.
L’acte de montrer n’est pas alors celui d’en imposer,
plus qu’il n’en faut et qu’il ne serait raisonnable de vouloir. Mais acte de
montrer parce que ce qui se joue alors, c’est bien une façon de renouer avec
soi, dans un monde commun. Dans un monde du Faire-commun. La chose sur scène
(là, un briquet rouge), mise en lumière, n’est rien d’autre qu’une histoire
entre-soi, entre Vous et Moi, entre Nous, et une Leçon que nous pouvons nous adresser.
Bouchaud/Daney nous y ont admirablement invités.
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