Les derniers événements que relaient en boucle les
médias suscitent autant la réflexion sur la santé de nos institutions et
l’intérêt de nos élites politiques que sur le sens même de la démocratie.
Commencer ainsi le propos pose d’emblée problème : parler de démocratie
(et poser la question de son sens) peut paraître prétentieux, arrogant voire,
aussi, inutile. Nous savons tous ce qu’elle est, disons que nous souscrivons
tous, assez facilement, à une représentation commune. En ce sens, le mot agit
sur nous, sur notre esprit avec une puissance telle que l’idiome, à lui seul,
vaut la chose. Comme « fiction théorique », le mot écarte le débat,
la discussion sur l’essence qu’il dit désigner, et fonctionne comme force de
l’évidence si bien que, le contester devient faute, délit voire crime.
Aujourd’hui, on se donne avec une facilité déconcertante et
indécente des martyrs que l’on fait parler. Une semaine après le décès de Rémi
Fraisse, alors que les rapports d’enquête établissent la responsabilité des
forces de l’ordre, que des manifestations dégénèrent, dans certains centres
villes, en guérilla urbaine, que des militants en appellent au souvenir d’un
individu, devenu ami-camarade-frère qu’ils n’ont jamais connu (mais qu’à cela ne tienne !) justifiant
ainsi que l’on « coupe » certaines têtes, et que le gouvernement
lui-même condamne les propos et actes qu’il juge délictueux comme une injure à
la mémoire de ce jeune militant, il y a, je le crains, une indécence à rappeler
la mémoire de ce jeune homme qui, attaché à la cause qu’il défendait, n’est
plus là pour nous dire ce qu’il en est. On tente d’épouser, dans une même
émotion collective, l’authentique et l’incommensurable drame que vit la famille
et les proches du disparu et on évacue tout à fait ce qui est en cause.
Sortir de l’émotion supposerait laisser aux proches de Rémi
Fraisse la paix et le silence assourdissant du recueillement, mais aussi le
recul nécessaire à la réflexion. Malheureusement, ce n’est pas encore le
cas ! Sur un plateau de télévision, dans une émission devenue l’agora intellectuelle
la plus convenue, un certain Mathieu Burnel tance les représentants de l’ordre établi. Il a raison. Le diagnostic qu’il dresse de la dégénérescence de
la démocratie représentative, de la violence criminelle d’Etat, du phénomène
même de cette violence en soulignant que l’intensité de la violence des
manifestants-émeutiers est la conséquence de celle mise en scène par les forces
de l’ordre, de l’inanité des positions convenues de nos élites intellectuelles
et de nos représentants, etc., tout ce qu’il dit, dans cette logorrhée qui
reflète d’autant plus le catéchisme du rejet du système qu’il interdit
l’échange et la discussion, est énoncé avec force, certainement avec
conviction, mais tombe dès lors qu’il ne
s’agit que d’une posture. Comme est une posture, la réaction officielle. Or les
deux s’équivalent et, faute de pouvoir les dépasser, préfigurent la même
impasse.
Evan Forget - Photographe Reporter Après avoir installé des poubelles sur la route, des casseurs y ont mis le feu. La gendarmerie est intervenue en gazant les incendiaires. |
Car la démocratie n’est ni la domestication ni la guerre.
Elle n’est pas domestication parce qu’elle n’est pas un régime qui se prévaudrait
du droit et de l’Etat de droit. Une telle prévalence n’est plus alors qu’une
caricature. Il n’est pas anodin de remarquer que, depuis quelques années, face
à l’opposition à des décisions politiques d’aménagement du territoire, à des
mesures économiques ou autres, les gouvernements pensent tout à la fois à
s’assurer et de la communication et de la prévention des débordements qui
pourraient s’ensuivre. Mesure de prudence et de précaution, à défaut d’une
véritable volonté de justifier et d’expliquer. Il suffit, pour nos
responsables, de dire que les perspectives envisagées sont justes – autre
« fiction théorique » - pour que toute discussion critique soit, dès
lors, empêchée. Il suffit de renvoyer aux délibérations d’une assemblée et à la
majorité des suffrages exprimée, une fois les débats épuisés, pour que la
décision s’impose et ne souffre alors d’aucune contestation. La majorité légale
vaut, à elle seule, la légitimité et toute minorité insurgeante,
insurrectionnelle est discréditée. C’est œuvrer à une domestication discursive,
par quoi, en renvoyant à la procédure délibérative, on ne fait que rendre la
discussion vaine. Le sens de l’histoire (il est tout à la fois risible et
exaspérant d’entendre nos élites parler, à cet égard, du progrès qui s’amorce
ainsi) est ainsi déterminé et le remettre en cause ce n’est autre que
régresser, conserver un passé, ne pas sortir et ne pas avancer vers un
meilleur… Tout ceci n’est qu’une façon de court-circuiter des revendications et
de les rendre inaudibles. C’est-à-dire imposer un jeu de langage tel que tout
autre n’est plus possible ni permis. Mais cela ne saurait suffire. Domestiquer
les procédures discursives n’est rien si on ne peut domestiquer les prises de
parole et autres pratiques critiques. Depuis quelques années, on assiste à une
inflation des textes réglementaires et autres qui limitent à la fois
l’occupation critique de l’espace public (redéfinition des modalités de
réunion, de manifestation et/ou de déclaration de grève, etc.), qui prend parfois
la forme d’une criminalisation du mouvement social, et l’expression discursive
(lois mémorielles, inflation des plaintes pour diffamation, notamment).
Autrement dit, tout est tenté pour que l’opposition soit réservée au seul moment illusoire mais consacré
de nos institutions et de nos pratiques démocratiques : le vote,
l’élection. C’est somme toute surjouer le contrat démocratique que de vouloir le
réduire et le réserver à ce seul moment électoral. Parce qu’on oublie alors que
le vote n’est plus tant l’expression d’une adhésion idéologique et
programmatique que la réitération du vote lui-même : en ces périodes de
crises autant économiques que politiques (où tout semble se valoir, en tout cas
du point de vue des programmes et des idées), je vote non pour tel candidat,
mais pour le vote lui-même. Or disposer de son vote, n’est pas faire usage de
sa voix et n’est pas la faire entendre. Et réduire la démocratie au seul rituel
du bulletin dans l’urne c’est réduire la voix au silence.
Reste que, face au prêche de nos politiques sur la
démocratie représentative, sur le citoyenneté, ne peut que répondre
l’insurrection de celles et ceux qui ne veulent pas se laisser gouverner comme
nous sommes gouvernés. Aux premiers qui rêvent de pacification, de l’absence de
division, d’homogénéité, les seconds répondent, avec la même arrogance que les
autres, vouloir en découdre avec un système qui ne laisse plus de place aux
vies singulières, aux modalités d’existence alternatives, aux hétérotopies. La
confrontation, dans une société domestiquée, ne peut qu’être violente. Violente
par l’incompréhension, la situation irrémédiable de malentendu. Mais violente
aussi et surtout parce que pèse une double menace. D’abord, menace d’un Etat
qui se dit, de fait, menacé en son sein, par un « ennemi de
l’intérieur » et qui ne peut que s’armer en faisant, ensuite, peser la
menace sur l’autre, la vie du contestataire, ou encore la vie même du
dissensus, du débat et de la contradiction. Ne pouvant, ni les uns ni les autres, s’entendre ; ne cherchant
aucunement à concilier des vues divergentes, puisque les dés sont lancés et que
les décisions sont prises, c’est la surenchère guerrière, militaire. La voix
discordante ne veut être bâillonnée mais elle doit l’être, manu militari. Je veux bien croire que la violence que met en
scène l’Etat, au nom de l’Etat de droit,
enclenche celle qui lui fait face. Dans une société démocratique
domestiquée, la sécurité des personnes n’est rendue possible que par l’effet
d’un autoritarisme qui sévit sur chacun d’entre nous et dans la moindre de nos
options de vie. Mais dans une société démocratique, véritable, la discorde ne
peut pas être un échec. Or, ni la violence qui se fait au nom de l’Etat de
droit, ni celle qui se déploie au nom de la liberté de ne pas être d’accord
n’œuvrent à la démocratie. Elles sont faits de guerre, et se répondent, les
unes et les autres, en tant que telles.
A cet égard, elles préfigurent toutes deux l’impasse
démocratique. Elles sont toutes deux postures. Au catéchisme du militant
contestataire répond celui, convenu, du représentant. Elles s’appellent l’une
l’autre, comme elles se rejettent et s’excluent mutuellement. Ni l’une ni
l’autre, alors même qu’elles le prétendent, ne revendiquent un quelconque bien
commun. Elles se revendiquent elles-mêmes, s’auto-justifient en ne justifiant
rien, s’auto-proclament légitimes en se détournant de leur programme. Elles oublient juste qu’entre elles deux, il y
a l’espace, infime, ténu, d’une vie beaucoup plus apaisée, créatrice qui, en
déconstruisant les institutions consacrées, n’en instituent pas moins une
vitalité démocratique qui ne se laisse réduire à aucun schéma d’interprétation
ni à aucun horizon prédéterminé de vie en commun. Il y a certainement plus de
démocratie dans la vie des ZAD, dans les communautés de partage, que dans ces
affrontements de l'Etat et de ses insurgés (car c'est bien l'Etat , ses fonctionnaires et porte-paroles qui les créent de toute pièce) contre la démocratie elle-même.
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