Le principe de nativité et le principe de souveraineté, séparés dans l’Ancien Régime ( où la naissance ne donnait lieu qu’au sujet), sont désormais unis irrévocablement dans le corps du « sujet souverain » pour constituer le fondement du nouvel Etat-nation. Dans cette fiction est implicite l’idée que la naissance devient immédiatement nation, de manière qu’il n’y ait aucun écart entre ces deux moments. Les droits sont ainsi attribués à l’homme, seulement dans la mesure où il est le présupposé – qui disparaît aussitôt en tant que tel – du citoyen.
Si le réfugié représente dans la structure de l’Etat-nation un élément aussi inquiétant, c’est avant tout parce que en cassant l’identité entre homme et citoyen, entre nativité et nationalité, il met en crise la fiction originaire de la souveraineté. Naturellement, il y a toujours eu des exceptions singulières à ce principe. La nouveauté de notre temps, menaçant l’Etat-nation dans ses fondements mêmes, c’est que des parties de plus en plus importantes de l’humanité ne sont plus représentables en son sein. Justement parce qu’il détruit la vieille trinité Etat-nation-territoire, le réfugié, cette figure apparemment marginale, mérite d’être considéré, au contraire, comme la figure centrale de notre histoire politique. Il ne faut pas oublier que les premiers camps furent construits en Europe comme les espaces de contrôle pour les réfugiés et que la succession des camps d’internement/camps de concentration/ camps d’extermination représente une filiation parfaitement réelle. Une des rares règles que les nazis observèrent constamment lors de la « solution finale » fut celle d’envoyer dans les camps d’extermination les Juifs et les tsiganes seulement après les avoir privés totalement de leur nationalité (même de cette citoyenneté de seconde classe qui était la leur d’après les lois de Nuremberg). Quand ses droits en sont plus des droits du citoyen, l’homme alors est vraiment sacré, dans le sens que donne à ce terme le droit romain archaïque : voué à la mort.
Il faut résolument séparer le concept de réfugié de celui de droits de l’homme et cesser de l’interpréter uniquement en termes de droit d’asile (lequel est d’ailleurs de plus en plus réduit dans la législation des Etats européens). Il suffit de lire les récentes Thèses sur le droit d’asile, d’Agnès Heller, pour voir que cela ne peut que conduire à des conclusions délétères. Le réfugié doit être considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire rien de moins qu’un concept-limite qui met radicalement en crise les fondements de l’Etat-nation et, en même temps, ouvre le champ à de nouvelles catégories conceptuelles.
En fait, le phénomène de l’immigration dite illégale dans les pays de la Communauté européenne a pris (et prendra de plus en plus les prochaines années, avec les 20 millions prévus de l’Europe centrale) des caractères et des proportions propres à justifier pleinement ce renversement de perspective. Ce à quoi les Etats industrialisés sont aujourd’hui confrontés, c’est à une masse de résidents stables non citoyens, qui ne peuvent ni ne veulent plus être ni naturalisés ni rapatriés. Ces non-citoyens ont souvent une nationalité d’origine, mais, du moment qu’ils préfèrent ne pas jouir de la protection de leur propre Etat, se trouvent, tout comme les réfugiés, dans la condition d’apatrides de fait. T. Hammar a employé, pour désigner ces résidents non citoyens, le terme de denizens, qui a le mérite de montrer comment le concept de citizen est désormais inapte à décrire la réalité politico-sociale des Etats modernes. D’autre part, les citoyens des Etats industriels avancés (aux Etatx-Unis comme en Europe) manifestent, par une désertion de plus en plus marquée des instances codifiées de la participation politique, une propension évidente à se transformer en denizens, en résidents stables non citoyens. Tant et si bien que denizens et citizens finissent par s’inscrire, du moins pour certaines couches sociales, dans une zone d’indistinction potentielle. Ce qui multiplie les réactions xénophobes et les mobilisations défensives, conformément au principe bien connu selon lequel, vu les différences formelles, l’assimilation substantielle exaspère la haine et l’intolérance.
Si le réfugié représente dans la structure de l’Etat-nation un élément aussi inquiétant, c’est avant tout parce que en cassant l’identité entre homme et citoyen, entre nativité et nationalité, il met en crise la fiction originaire de la souveraineté. Naturellement, il y a toujours eu des exceptions singulières à ce principe. La nouveauté de notre temps, menaçant l’Etat-nation dans ses fondements mêmes, c’est que des parties de plus en plus importantes de l’humanité ne sont plus représentables en son sein. Justement parce qu’il détruit la vieille trinité Etat-nation-territoire, le réfugié, cette figure apparemment marginale, mérite d’être considéré, au contraire, comme la figure centrale de notre histoire politique. Il ne faut pas oublier que les premiers camps furent construits en Europe comme les espaces de contrôle pour les réfugiés et que la succession des camps d’internement/camps de concentration/ camps d’extermination représente une filiation parfaitement réelle. Une des rares règles que les nazis observèrent constamment lors de la « solution finale » fut celle d’envoyer dans les camps d’extermination les Juifs et les tsiganes seulement après les avoir privés totalement de leur nationalité (même de cette citoyenneté de seconde classe qui était la leur d’après les lois de Nuremberg). Quand ses droits en sont plus des droits du citoyen, l’homme alors est vraiment sacré, dans le sens que donne à ce terme le droit romain archaïque : voué à la mort.
Il faut résolument séparer le concept de réfugié de celui de droits de l’homme et cesser de l’interpréter uniquement en termes de droit d’asile (lequel est d’ailleurs de plus en plus réduit dans la législation des Etats européens). Il suffit de lire les récentes Thèses sur le droit d’asile, d’Agnès Heller, pour voir que cela ne peut que conduire à des conclusions délétères. Le réfugié doit être considéré pour ce qu’il est, c’est-à-dire rien de moins qu’un concept-limite qui met radicalement en crise les fondements de l’Etat-nation et, en même temps, ouvre le champ à de nouvelles catégories conceptuelles.
En fait, le phénomène de l’immigration dite illégale dans les pays de la Communauté européenne a pris (et prendra de plus en plus les prochaines années, avec les 20 millions prévus de l’Europe centrale) des caractères et des proportions propres à justifier pleinement ce renversement de perspective. Ce à quoi les Etats industrialisés sont aujourd’hui confrontés, c’est à une masse de résidents stables non citoyens, qui ne peuvent ni ne veulent plus être ni naturalisés ni rapatriés. Ces non-citoyens ont souvent une nationalité d’origine, mais, du moment qu’ils préfèrent ne pas jouir de la protection de leur propre Etat, se trouvent, tout comme les réfugiés, dans la condition d’apatrides de fait. T. Hammar a employé, pour désigner ces résidents non citoyens, le terme de denizens, qui a le mérite de montrer comment le concept de citizen est désormais inapte à décrire la réalité politico-sociale des Etats modernes. D’autre part, les citoyens des Etats industriels avancés (aux Etatx-Unis comme en Europe) manifestent, par une désertion de plus en plus marquée des instances codifiées de la participation politique, une propension évidente à se transformer en denizens, en résidents stables non citoyens. Tant et si bien que denizens et citizens finissent par s’inscrire, du moins pour certaines couches sociales, dans une zone d’indistinction potentielle. Ce qui multiplie les réactions xénophobes et les mobilisations défensives, conformément au principe bien connu selon lequel, vu les différences formelles, l’assimilation substantielle exaspère la haine et l’intolérance.
Giorgio Agamben
« Au-delà des droits de l’Homme », 1993,
publié in Moyens sans fins,
« Au-delà des droits de l’Homme », 1993,
publié in Moyens sans fins,
édition Bibliothèques Rivages
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