lundi 19 octobre 2009

De la légitimité de la violence, à propos du témoignage d'un escorteur de la PAF


Yves Cusset, philosophe invité à Kinshasa en décembre 2008 pour un colloque sur «la culture du dialogue et le passage des frontières», a souhaité réagir au récit du policier de la PAF publié sur Mediapart. Sophie Foch-Rémusat et lui s'étaient retrouvés en garde à vue à leur retour. Pierre Lauret avait, lui, été violemment débarqué de l'avion avant le décollage de Paris. Tous les trois avaient posé des questions aux policiers qui escortaient des étrangers faisant l'objet d'une mesure de reconduite à la frontière. (photo : AFP)

De la légitimité de la violence, à propos du témoignage d'un escorteur de la PAF
Une reconduite à la frontière est une décision légitime de l'Etat Français. Si légitime qu'on prend soin de le préciser en ces termes dans le papier qui vous est distribué par un policier affable si vous montez dans un avion où vous risquez de noter la présence légitime de reconduits, ainsi qu'il convient légitimement de les appeler. Si légitime qu'on juge utile de rappeler dans ce papier ce que vous risquez comme poursuites pénales si jamais vous vous opposez à cette décision, et que des agents assermentés se croient en conséquence légitimés à suivre les procédures de neutralisation physique des récalcitrants illégitimes, refusant d'être ramenés chez eux après en être partis au péril de leur vie. Si légitime qu'il paraît presque inutile - voire illégitime - de s'interroger sur cette fameuse différence entre légal et légitime qu'on s'efforce pourtant de nous enseigner en cours de philosophie en terminale. Les fonctionnaires de police à qui l'on confie la «prise en charge» des reconduits semblent d'ailleurs s'appuyer, si l'on en croit le témoignage anonyme publié par Mediapart la semaine dernière, sur la conscience de la légitimité de leur travail.

Premier aspect de la dite légitimité: ces reconduites ne sont que l'application de la loi, et la loi, dans notre doux pays qui se réclame de l'héritage de Rousseau, est l'expression de la volonté générale. Notre policier, rassurons-nous, en est informé: «Il y a une législation sur les étrangers. Forcer le passage, c'est pas très correct». Que l'application de la loi puisse dégénérer en simple respect extérieur et policier de l'ordre public, exprimée en termes euphémistiques de correction ou de politesse, qu'elle puisse être instrumentalisée par la majorité élue, qu'elle puisse conduire au déni de la libre discussion dans l'espace public, bref, qu'une décision de la majorité ne constitue pas nécessairement l'ultime garant de la légitimité démocratique, tout cela c'est très beau, mais c'est assurément de la philosophie, si l'on en croit notre témoin qui ne manque d'ailleurs pas de dénoncer ces philosophes «qui n'y connaissent rien, mais qui veulent faire les nouveaux justes», en entravant la légitime action de la police aux frontières.

Et puis nous sommes en démocratie, nous sommes tous à la fois les destinataires et les co-auteurs de la loi. Sauf les reconduits, qui sont étrangement les destinataires d'une loi d'exception dont ils ne peuvent être reconnus comme les co-auteurs légitimes et dont ces co-auteurs ne peuvent pas être eux-mêmes les destinataires. Etrange exception à la règle démocratique, à l'égalité devant la loi et à la symétrie de la reconnaissance juridique, qui pourrait, sait-on jamais, interpeller la conscience politique des citoyens que nous sommes censés être. Qu'on traite comme délinquants ou criminels ceux dont le seul crime est de ne pas faire partie du compte des parts de cette misère du monde que nous voulons bien encore éventuellement accueillir, à condition d'intégrabilité testable, cela n'a visiblement non plus rien à faire avec la légitimité démocratique. La démocratie a parfois ses raisons que la raison démocratique ignore.

Autre aspect de la légitimité: l'humanité avec laquelle on prend soin de traiter les reconduits. La légitimité morale vient donc heureusement compléter la légitimité de la loi et de la démocratie. «On est là pour les ramener, pas pour les emmerder», nous rappelle avec bonhommie notre fonctionnaire débonnaire, insistant sur le fait qu'on ne force pas les malades à partir, et qu'on se contente d'appliquer les mesures de contrainte physique et de coercition appropriées et légitimes prévues par le Manuel des Gestes Techniques Professionnels en Intervention. Ainsi les policiers de la PAF deviennent-ils des spécialistes professionnels des techniques humanitaires de régulation phonique, de sanglage ou de mise au sol qui évitent les coups superflus et les mesures intempestives de pliage. On s'étonnera juste un petit peu de ce que l'homme que notre policier traite avec humanité ne soit jamais envisagé comme un possible sujet de droit, mais tantôt comme un enfant (il faut qu'il comprenne et qu'il soit gentil et tout se passera très bien) tantôt comme un animal (quand il n'est pas docile, il ne proteste pas, non, il se chie dessus, il crie, il crache, il mord): déni d'humanité affiché avec une touchante candeur sous le masque de la légitimité. Pour celui qui représente la voix suprême, l'injonction de la raison d'Etat, le sans-papier est aussi un sans-voix qui tout au plus trouble l'ordre public par ses propos inarticulés, son bruit et son vacarme. C'est ainsi qu'on envisage aussi la légitimité des Droits de l'Homme: régressant bien en-deçà de l'habeas corpus, elle n'est plus envisagée que comme cette limite humanitaire négative qui interdit d'infliger des violences inutiles ou de tuer volontairement. Même la déportation, c'est-à-dire le déplacement forcé de groupes entiers d'individus par l'intermédiaire d'engins spécifiquement affectés à cette tâche (Beechcraft ou Dash 8 qui décollent du Bourget), rentre à l'intérieur de cette limite. Un secrétariat aux Droits de l'Homme n'est que l'écran de fumée d'une bonne conscience obscène qui se contente de vérifier de temps à autre le maintien de cette limite.

Et puis il n'y a pas que la question de la légitimité de la tâche accomplie, pourquoi n'en évoquerait-on pas l'agrément? La police n'aurait-elle pas elle aussi le droit d'être un peu décomplexée? En effet, quelle honte y a-t-il à bénéficier un tant soit peu de l'aspect touristique de ces voyages contraints? Est-ce si illégitime que cela? Certes, les frais de mission sont faibles et les salaires permettent difficilement de se payer une Rolex à 50 ans - même si on peut trouver d'excellentes contrefaçons dans les pays visités - mais «on a quand même un boulot sympa parce qu'on voyage beaucoup, on fait la fête, on voit du pays». On peut comprendre là la légitimité de l'argument du fonctionnaire qui, à l'instar de tous les sujets demandant leur part de jouissance du néo-libéralisme, clame le droit à relâcher la vigilance du cortex préfrontal, celle-là même qui continue de lui faire dire que sa mission est «un peu absurde» et que «la plupart des mecs qu'on reconduit sont des victimes». On comprend qu'il ne veuille pas s'engager trop loin dans cette voie, car c'est à partir de là seulement qu'il pourrait peut-être commencer à s'interroger sur la légitimité de sa mission comme de cette politique d'expulsion dont il n'est qu'un banal exécutant sous-payé, à s'interroger du coup sur un possible hiatus entre légalité et légitimité. On ne le lui demandera pas, ce serait rendre sa mission problématique sinon paradoxale, ce serait l'exposer à la dépression lors même que, dans ce service, «on est là pour s'amuser» et que «la liste d'attente est longue». Or il semblerait qu'on ne souffre quand même pas autant de dépression à la PAF qu'à France Télécom. Combien de policiers chargés de reconduite ont-ils démissionné ou demandé une autre affectation? Combien ont attenté à leurs jours? Difficile de le savoir; mais il n'est pas difficile de constater qu'on ne manque pas d'agents pour effectuer ces missions.

Il y avait au dernier festival d'Avignon une belle pièce, une galerie de héros très ordinaires parmi lesquels apparaissait le personnage d'un policier décidant un beau jour, après avoir été missionné un dimanche matin pour aller interpeller une famille de maliens sans papiers, de quitter sa fonction, retrouvant alors sans s'y attendre l'amour et la fierté de sa femme. N'est-ce que de la douce littérature? Pas nécessairement. Contrairement au constat dressé par le fonctionnaire, il y a assurément dans la police des conflits, des hésitations, des doutes, et très probablement un résidu de honte. On peut même aller jusqu'à espérer bêtement que le doute traverse la conscience de la plupart des agents de la Police aux Frontières. Mais on ne peut faire là-dessus que des conjectures et il est totalement utopique d'attendre des agents de l'Etat qu'ils refusent d'assumer leur propre mission. En revanche, il est du devoir de chacun, pour autant qu'il ne se réduit pas à n'être qu'un élément négligeable de la majorité, de s'interroger publiquement sur la légitimité des missions confiées aux agents de l'Etat. Car ces derniers, dans une démocratie, ne sont pas que les exécutants des ordres du souverain (des agents de la force publique) mais aussi, idéalement, les acteurs d'un service public de paix civile et de sécurité qui doit pouvoir rester soumis au contrôle démocratique de l'ensemble des citoyens. Interroger les policiers sur ce qu'ils font, demander des comptes, manifester son désaccord, cela ne relève ni de la rébellion, ni même de la désobéissance, mais de la plus élémentaire civilité qui veut qu'il n'existe pas de véritable légitimité démocratique sans la possibilité de soumettre la loi, l'ordre public et le pouvoir de la majorité à l'épreuve d'un espace public de discussion et de contestation. Personne n'a l'obligation d'être le complice, même passif, d'une politique qui se drape de la pseudo-légitimité de l'application de la loi pour justifier l'injustifiable, à commencer par le déni des plus élémentaires droits humains, comme ceux de liberté individuelle ou d'égalité devant la loi. Les avions sont peut-être des espaces clos, mais au contraire des dites unités locales d'éloignement, et exception faite des avions spéciaux affectés à la déportation des populations, ce sont des espaces publics et visibles dans lesquels la violence réelle de la politique d'expulsion échappe un temps au secret et à l'invisibilité, échappe pour ainsi dire à sa propre clandestinité, qu'elle voudrait tant pouvoir maintenir d'un bout à l'autre du processus d'éloignement. Ils peuvent du coup devenir aussi des micro-espaces démocratiques, où l'on se ressaisit d'une légitimité dont on est trop souvent dépossédé sans s'en apercevoir. L'opposition au moins verbale aux mesures de reconduite à la frontière n'est pas qu'une affaire de conscience morale mais l'amorce d'un mouvement démocratique de lutte pour les droits civils et politiques comme de réappropriation de la raison publique, contre la triste banalisation de l'exécution des politiques massives d'expulsion menées par les Etats européens, banalisation dont le témoignage de l'escorteur de la PAF est malgré lui la brutale illustration.

Yves Cusset est professeur de philosophie, auteur et comédien. Il vient d'achever un essai philosophique sur les politiques de l'accueil à paraître aux éditions des Prairies Ordinaires.

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