Cdely - Tu écris dans le même livre que l'équivalence
marchande du capitalisme a produit un régime d'équivalence généralisé dans les
sociétés démocratiques sur le mode du « tout se vaut ». Il faut sauvegarder la
part du « sans-valeur parce qu'hors de toute valeur mesurable », la création,
l'amour, la pensée, tout ce qui porte un désir ; et contre le slogan « tout est
politique » de 68, tu dis que c'est à la politique de ménager cet espace sans
l'investir. Une crainte que l'on peut avoir aujourd'hui, c'est que tout dépende
en dernière instance du capitalisme financier, devenu le jeu d'un nombre infime
de personnes dans le monde et quasi-incontrôlable (la crise du subprime a
échappé à toute prévision). Entre la plus grande acuité de pensée survenue
depuis 68 - année de la conférence du jeune JD à New York, "Les fins de
l'homme" - et la tournure de plus en plus sombre des événements, le
décalage paraît impressionnant. Sans chercher un mouvement historique, on
aimerait y trouver du sens, pouvoir faire face par la pensée...
Jean-Luc Nancy - Je ne voudrais justement pas faire entendre
que le capitalisme « a produit... un régime... dans les sociétés démocratiques
» : justement pas ! Je voudrais faire entendre que le capitalisme et la
démocratie ont à un certain égard partie liée en tant qu'ils renvoient ensemble
à la possibilité du « tout se vaut », qui prend sa source dans une équivalence
générale pour laquelle l'échange des marchandises englobe aussi l'échange des
forces de travail et/ou des moyens de production entre des individus en
principe équivalents et en pratique ordonnés à et par une exploitation et une
domination des uns par les autres. Cela même dont l'exploitation plus
contournée qui passe par la relative autonomie d'opérations financières donne
une version plus retorse, plus fragile peut-être aussi mais non moins
redoutable.
Or je pense que cet ensemble - équivalence des individus,
des vies, des choses indéfiniment monnayables et surtout (car en un sens tout
fut monnayable depuis qu'il y eut de la monnaie) toujours déjà monnayées
(œuvres d'art déjà achetées, cotées, investies, paysages, eau, air, soleil de
même...), sur fond d'arasement de tout moment, de toute forme, de tout éclat de
sens qui se soustrairait à l'équivalence - je pense, donc, qu'il aura été le «
choix » (sans délibération ni décision) de toute une civilisation. Et que nous
sommes à présent au pied du mur : cette civilisation se détruit dans sa propre
exploitation des hommes, de la nature et de ce que faute de mieux je nommerais
l' « infini » pour ne pas dire « le divin ».
Pas de hasard si le christianisme est apparu et s'est
déployé (précédé et suivi en cela à plusieurs égards par les deux autres
figures du monothéisme) comme une face saintement glorieuse de l'équivalence :
tous égaux, tous frères, ni Grecs, ni Juifs, ni hommes libres ni esclaves, ni
hommes, ni femmes - mais en un sens qui devait être : chacun unique, chacun en
exception singulière absolue. Si le christianisme s'est si bien codéployé avec
le capitalisme, et jusqu'à y perdre son âme - comme c'est bien le cas de le
dire - c'est en raison de cette très intrigante réversibilité de deux
équivalences : celle du capital et celle du salut.
Je ne cherche pas à démêler cette pelote. Je veux seulement
dire : ce qui a procédé d'un choix essentiel, ou si tu préfères d'une
inclination dominante s'emparant de l'humanité en Occident - et cela, dès le «
pré-capitalisme » - ne peut être retourné ou détourné que part l'effet d'une
autre inclination et d'un autre choix. Nous ne pouvons certes pas « choisir »
comme des sujets de libre-arbitre (autre apparence édifiée pour accompagner
l'équivalence) mais nous pouvons essayer de comprendre comment un « choix »
involontaire nous commande, et n'est pourtant pas sans pouvoir se trouver à son
tour déporté, décalé, renversé par un autre. Nous avons cru naguère pouvoir
ouvrir un nouveau cours de l'histoire - baptisé « socialisme » : l'erreur était
de croire que nous avions devant nous des plans possibles et des leviers
d'aiguillage. Mais aujourd'hui il nous incombe de savoir que nous sommes sans
plans et sans aiguillages mais appelés malgré tout à incliner autrement...
Certes, tu as raison, entre 68 et 80 (où nous avions repris ce titre pour
Cerisy, Lacoue-Labarthe et moi) nous pensions encore, fût-ce de manière
complexe, inquiète déjà et déjà détachée d'un « sens de l'histoire » que les
fins de l'homme pouvaient être, sinon un mot d'ordre, du moins encore quelque
chose comme une « orientation ». Depuis tout schème de toute espèce d' « orient
» s'est effacé, en même temps que le schème d' « occident ». Les recouvre un
nouveau partage de l'exploitation, une redistribution du monde dans laquelle ce
ne sont plus « les fins » qui sont brouillées et volatilisées, mais « l'homme
». La question de l' « humanisme » était déjà présente en 68 - elle y était
d'ailleurs aussi souvent mal reçue comme question. On ne voulait pas savoir que
l' « humanisme » coupe l'homme de l'infini. Aujourd'hui nous le savons. Ce
n'est pas un savoir contre « l'homme » : c'est un savoir qui ouvre toute grande
l'interrogation sur ce que « homme » non pas « signifie », ni « est », ni «
représente », mais appelle. Vers quoi appelle l' « homme » ? Ou vers qui ? Vers
un « homme » encore, peut-être, mais comment, à quelles conditions, selon
quelle ouverture infinie ?
© Entretien Jean-Luc Nancy et, Carole Dély, juin-juillet
2008
http://www.sens-public.org/spip.php?article619
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