Depuis plus de deux mille ans, celle-ci distingue quatre
butes de l’action humaine, également légitimes, considérés en eux-mêmes, mais
hiérarchisés en fonction de leur degré de pureté. Le premier est le plaisir (kama), et notamment sexuel. le second
est l’intérêt (artha), lequel est subdivisible
en intérêts économiques, intérêts de pouvoir et intérêts de prestige. Le
troisième est l’observation du devoir (dharma),
qui incombe à chacun en fonction de la place qu’il occupe dans l’ordre cosmique
et social. Le quatrième but est la libération (moksa), c’est-à-dire la libération notamment de l’obligation d’avoir
des buts. Traduits en concepts modernes, la hiérarchie des buts peut s’entendre
de la façon suivante : la première série de buts est régie par le principe
de plaisir, la seconde par le principe de réalité, la troisième par la
distinction du bien et du mal. Le moksa, quant à lui, vise un au-delà du
principe du plaisir, du principe de réalité et du bien et du mal. Il est quête
d’a-structuralité et d’a-rationalité. Cette classification […]
[…] rend évident, d’abord, que le projet de la Raison
utilitaire est celui de subsumer les quatre principes d’action sous le seul registre de l’artha. Il est même, en fait, encore plus
restrictif, en raison des liens étroits qui unissent l’imaginaire utilitariste
à l’image du calcul économique. C’est, en définitive, un des sous-ensembles de
l’artha, l’artha acquisitif, qui lui sert de paradigme général. Aussitôt qu’on
abandonne la métaphore du calcul économique, que celle-ci soit prise au sérieux
de manière substantielle, à l’instar du marxisme, ou simplement formelle et
tautologique, comme le fait l’individualisme méthodologique, on bascule du côté
d’une forme ou d’une autre d’anti-utilitarisme. Le seul fait d’affirmer, par exemple,
que l’intérêt principal du sujet humain est celui qu’il porte non à l’obtention
des biens mais au soin de sa propre image, suffit à produire des anthropologies
irrécupérables par la Raison utilitaire. Il n’est, pour s’en convaincre, que de
constater à quel point restent hétérodoxes celles de Hegel[1],
Georges Bataille, Hannah Arendt ou René Girard. C’est que si le sujet humain
est régi par l’image de lui qu’il produit sur les autres et qu’il en reçoit en
retour, s’il est désir d’apparaître, désir du désir de l’autre ou désir selon
le désir de l’autre, alors, de tout évidence, il est impossible de le penser
conformément à la dichotomie de l’égoïsme et de l’altruisme. L’autre est
présent au sein même du moi, et l’intérêt suppose égoïste est déjà un intérêt
pour l’Autre. C’est sans doute ce qu’essayait de penser le concept humien et
smithien de sympathie. A fortiori, seraient encore plus irréductibles à al
vision utilitaire le sens du devoir ou la quête de l’émancipation. Ainsi se
dessine l’énorme continent anti- ou an-utilitariste, celui que se partagent les
empires du désir, du devoir et de la liberté.
D’une certaine manière, la Raison utilitaire est néanmoins
parfaitement fondée à tenter de rendre compte de l’intégralité de l’action à
partir de ses seules prémisses. D’un point de vue épistémologique, il est
naturel de pousser l’application d’un paradigme aussi loin qu’il est possible.
Et, d’un point de vue plus général, on ne peut pas ne pas suspecter toute affectation
du désintéressement, de splendeur ou de moralité, car la preuve est toujours à
apporter et jamais décisive de leur réalité. Tel vaillant guerrier ou tel
ascète intraitable seraient peut-être devenus d’affreux petits bourgeois
grippe-sous s’ils n’étaient ports jeunes. Nul ne peut en décider. Mais il n’est
pas possible non plus de décider dans l’autre sens, et de dire , par exemple,
si notre guerrier et notre ascète avaient survécu et « mal tourné, que
leurs prouesses guerrières ou ascétiques n’en auraient pas été.
Le champ de validité d’un paradigme est limité par les
apories sur lesquelles il bute. On a suggéré comment celles-ci se profilaient à
l’horizon de la Raison utilitaire. Gageons qu’elle mettra longtemps à en tirer
les conséquences. Elle trouvera, en effet, des voies de salut et de
mithridatisation du paradigme dans le recours à la logique des paradoxes
systématiques. Lorsqu’il deviendra évident que les préférences ne tombent pas
du ciel et qu’elles ne peuvent pas être considérées comme « données »,
on posera, comme on l’a vu, qu’elles sont le produit de méta-préférences, qui
elles-mêmes le sont de méta-méta-préférences, etc. On changera ainsi de niveau
logique mais nullement de logique.
Pour effectuer un saut véritable, il faut en effet
reconnaître l’existence de principes de l’action qui sont intrinsèquement
irréductibles les uns aux autres. C’est parce qu’ils sont réellement différents
et irréductibles que les différents plans jouent les uns pour els autres le
rôle de méta-plans. L’art et la difficulté de vivre sont ceux de concilier des
exigences par elles-mêmes incompatibles. La littérature n’est jamais qu’une
broderie infinie sur ce thème. Elle offre sur les sciences humaines et sociales,
les avantages d’une subtilité et d’un degré de précision infiniment supérieurs ;
mais aussi les inconvénients du fait que les multiples typologies qu’elle
produit, au gré de l’inspiration des auteurs et des fluctuations de la mode, ne
peuvent pas expliciter les principes de leur formation.
A l’intersection des traditions littéraires, philosophique
et scientifique, la psychanalyse occupe une place originale qui l’a conduite à
raisonner alternativement de point de vue des quatre principes de l’action. Le
projet freudien initial, on l’a rappelé, s’inscrivait clairement et
explicitement dans le cadre d’un scientisme physicaliste et utilitariste. A
ceci près qu’il ne logerait pas le calcul dans la conscience du sujet
intéressé, mais dans l’inconscient du sujet désirant. C’est du point de vue de
la kama, non de celui de l’artha, que tout devrait être interprété.
Mais il est vrai que la kama
freudienne, calculatrice des plaisirs et des peines, est singulièrement matinée
d’artha. Il n’est donc pas surprenant
que le bloc majoritaire des psychanalystes américains au premier chef, ait tiré
l’édifice du côté de l’affirmation de la primauté du moi et du principe de réalité.
Du côté de l’artha auquel il faut
bien qu’accède l’être du désir. Freud, lui-même, ne voit pas d’autre finalité
pratique à la psychanalyse que la capacité , trouvée ou retrouvée, de
travailler et d’aimer normalement dans un monde normalement régi par des
intérêts normaux. Mais il ne serait sans doute pas trop difficile de montrer
que ce qui le préoccupe véritablement, c’est la définition d’une loi morale,
susceptible de résister à la critique qu’il en fait. Quant à la lignée
française, inspirée via Lacan par le structuralisme, Hegel, Bataille et
Heidegger, elle brouille les cartes en montrant que le désir ne se forme que
dans son rapport à la loi et à la visée de mort inhérent au moska. Thanatos tend vers le nirvana,
mais il est dès le départ indissociable de son compère Éros. Le point aveugle,
qui obère le développement théorique de la psychanalyse en le vouant à la
prolifération des dogmatismes quelque peu cacophoniques, est de même nature que
celui qui stérilise la Raison utilitaire. De même que celle-ci ne sait pas
admettre l’irréductibilité du non-utilitaire, de même la psychanalyse balance,
sans parvenir à penser ce balancement, entre un monisme sexualiste et une
véritable reconnaissance de la pluralité principielle des logiques de l’action.
Le concept de sublimation, véritable équivalent de celui d’idéologie, est au cœur
de l’ambiguïté.
D’une ambiguïté qu’il serait peut-être possible de lever en
montrant qu’elle repose sur une confusion entre le point de vue génétique et le
point de vue, disons, structurel ontologique. L’analyse freudienne est
incontestablement plausible, dans ses grandes lignes, qui fait démarrer l’histoire
du sujet individuel par l’expérience du plaisir d’organe, pour accéder à la
différenciation du moi et du non-moi, de l’égoïsme et de l’altruisme si l’on
veut, puis à l’intériorisation de l’instance de la Loi. Ou encore, de la
prédominance de la kama à celle de l’artha puis à celle du dharma. Mais, pour
peu qu’n sujet ait effectivement – tout le problème étant bien sûr celui de la
définition et de la mesure de cette effectivité – atteint l’étape ultérieure,
et soit en mesure d’assumer sa logique, c’est celle-ci qui, à titre de
méta-niveau, joue le rôle structurant et prend le pas sur les instances
détrônées. Non que ces dernières soient
anéanties ou aient cessé de manifester leurs exigences propres, qu’il faut bien
satisfaire. Mais elles deviennent d’une certaine façon instrumentalisées par
les instances supérieures qui les subordonnent à leur propre logique.
Assurément, pour pouvoir donner, par exemple, et devenir ainsi pleinement humain, encore faut-il avoir
quelque chose à donner. Mais le but véritable est le don, le remboursement des
dettes, et non l’acquisition en tant que telle, comme voudrait nous le faire
croire l’utilitarisme[2].
Ou encore, pour emprunter une formulation à Talcott Parsons, les principes qui
entrent en jeu les premiers, ontogénétiquement, et qui sont le plus immergés
dans la matérialité et la corporéité, sont les plus chargés d’énergie. Ceux qui
émergent après sont les plus riches en information. Qu’il soit clair, cependant,
fat-il ajouter pour terminer sur ce point sans courir le risque de se faire
trop vite taxer d’idéalisme benêt, que sont possibles toutes les combinaisons,
confusions, et inversions de logique, toutes les régressions qu’on voudra. Qu’à
tout instant, la dimension énergétique menace de faire retour au sein des
instances informationnelles les mieux structurées.
A qui ces dernières considérations auront semblé trop
spéculatives et hasardeuses, on proposera de s’en tenir à l’essentiel : la
reconnaissance de la pluralité des principes de l’action qui rend légitimes
autant de discours fondés sur autant de principes interprétatifs qu’il existe
de principes d’action. Légitime, que chacun tente de traduire les autres dans
son propre langage et conformément à sa propre intelligibilité. ET, d’autant
plus, qu’au sein de chaque plan concret de l’action, et quelle que soit l’irréductibilité
de son principe propre en théorie, sont réfractées les contraintes et les
exigences des autres logiques. Il y a, par exemple, de toute évidence, de l’intérêt,
de la morale et de la recherche d’un au-delà des limites au sein de la
sexualité, qu’on ne saurait réduire à son principe propre que dans l’abstraction
la plus totale. Plus généralement, parce que chaque plan de l’action sert de
méta-plan aux autres, chacun est un interprétant possible de tous les autres[3].
Il y adonc un sens à interroger, par exemple, la rationalité de l’éthique ou de
la quête de la délivrance, aussi qu’il y a à s’interroger sur l’ « éthicité »
de la Raison ou sur les allures que revêt la Raison vue du point de vue du
moksa. Mais la traduction d’une logique dans les termes d’une autre n’est
légitime qu’à la condition de savoir, et d’intégrer au sien de chaque conceptualisation
le fait que tout n’est pas traduisible parce que tout ce qui fait sens au sein d’une
logique ne le fait pas au sein d’une autre et parce que le sujet, comme les
sociétés humaines, existe simultanément sur plusieurs plans dont l’irréductibilité
les ouvre à la fois à la liberté et à l’arbitraire de l’indécidabilité. C’est
parce que la Raison utilitaire tente de se prémunir contre l’expérience de l’indécidable
qu’elle doit en fin de compte méconnaître les exigences auto-interrogatives de
la Raison[4]
et, malgré ses désirs sincèrement proclamés, se refuser à l’épreuve de la démocratie,
s’il est vrai que la démocratie ne peut vivre que de la multiplicité des
principes qui la constituent en s’y affrontant les uns les autres. »
Alain Caillé,
Critique de la raison utilitaire – Manifeste du MAUSS
éd. La Découverte
2003
pp. 93-98
[1]
Il y a alors lieu d’interroger la réception française de Hegel (par quel
malentendu ? et autres détournements ?). A ce sujet, voir Judith
Butler, in Sujets du Désir
[2]
C’est, dans l’inspiration de Mauss, faire référence au fait que si toute
société suppose échanges internes ou externes, avec d’autres, et donc marché,
celui-ci ne se comprend pas en termes économiques. « Le grand mérite de K.
Polanyi et de ses disciples est d’avoir montré que des empires puissants
[pré-capitalistes] et opulents ont existé, qui connaissaient la production
industrielle, l’usage de la monnaie, le commerce au sein desquels existaient
des lieux de marché – market places –
sans que, pour autant, il y ait un marché proprement dit ; c’est-à-dire sans que l’existence matérielle des
individus et des groupes y ait dépendu des fluctuations à court ou moyen terme
de l’offre et de la demande. Et cela pour la bonne raison que les prix y
étaient traditionnellement stables, fixes par l’administration ou par la coutume.
Ils étaient des prix sociaux. Tant que l’économie reste « encastrée »
(embedded) dans le social et que les
relations avec les choses ne s’affranchissent pas des relations entre les
personnes, il n’existe pas de marché autorégulateur. » (pp.73-74) C’est
moi qui souligne.
[3]
Ce qui rend alors d’autant plus nécessaire qu’elle est politique, la traduction
culturelle, non pas entre des cultures, mais entre des particuliers. Mais je ne
pense pas qu’il songe à celle-ci.
[4]
Retour à la critique de la raison kantienne, seule garantie des Lumières !
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