dimanche 12 août 2012

La Résistance Civile


Le texte suivant est un extrait de l’ouvrage de Jacques Sémelin, Sans armes face à Hitler – La résistance civile en Europe 1939-1943. On ne peut réduire la notion à celle d’ « action non-violente » ou à celle de « dissidence ».

« Quoique peu usitée, l’expression [de résistance civile] n’est pas totalement nouvelle. On la trouve chez l’historien danois Jorgen Haestrup, qui recourt cependant plus volontiers aux expressions de « résistance passive » ou de « désobéissance civile » et chez l’historien français François Bédarida, qui distingue «  résistance civile », « résistance armée » et « résistance humanitaire ». Je souhaite introduire la notion de « résistance civile » pour désigner le processus spontané de lutte de la société civile par des moyens non armés contre l’agression dont cette société est victime. Cette définition générale appelle des explications complémentaires sur la nature des acteurs, des moyens et des objectifs de la résistance civile.
Mais tout d’abord, pourquoi le mot résistance ? Certaines définitions – trop larges – de ce mot en affaiblissent sa signification. Le terme de résistance renvoie à des actes par lesquels une volonté de refus s’exprime collectivement. Résister, c’est d’abord trouver la force de dire : « Non » sans avoir une idée très claire de ce à quoi on aspire. L’acte de résistance se caractérise par la volonté de ne pas céder à la domination de l’agresseur. Il se fonde sur une attitude radicale de non-coopération et de confrontation avec l’adversaire. Si la résistance débute par une rupture, il faut ajouter qu’elle ne devient vraiment telle que si elle s’exprime collectivement. Dans le cadre d’une action purement individuelle, les notions de « dissidence » ou de « désobéissance » semblent plus adéquates.
Il faut en outre insister sur la différence entre résistance et défense. Dans son principe même, la défense exige une préparation, ce qui n’est pas le cas de la résistance. La notion de résistance s’applique à des phénomènes dynamiques qui se constituent progressivement en réaction à une situation qui n’est pas prévue. Il y a donc dans les cas de résistance une grande part d’improvisation et de créativité. La résistance est adaptation au présent tandis que la défense est anticipation de l’avenir. Cela ne signifie évidemment pas qu’une politique de défense soit par principe dépourvue d’imagination. Mais cela implique que la résistance est toujours réactive à une situation immédiate, tandis que la défense est préventive envers une situation anticipée. Il en résulte que la première se caractérise par sa flexibilité et sa relative fragilité, tandis que la seconde montre une certaine rigidité de réponse qui devrait cependant aller de pair avec une plus grande sécurité.
Le qualificatif de « civile » désigne ensuite la nature des acteurs de cette forme particulière de résistance. Il décrit la capacité de la société civile à résister par elle-même, soit à travers le combat de ses principales institutions, soit à travers la mobilisation de ses populations, ou par une combinaison des deux. La résistance civile se distingue ici du combat militaire comme l’institution civile de l’institution militaire. Cela ne signifie aps que les militaires soient « en dehors » de la société : ils en font évidemment partie. Cela tend seulement à préciser que, leurs méthodes d’action étant différentes, résistance civile et combat militaire reposent sur des logiques elles-mêmes très différentes.
Ainsi, la résistance civile possède généralement une double composante : institutionnelle et populaire. La première caractérise l’action spécifique des institutions qui structurent la société (le gouvernement et son administration) en tant que représentants du pouvoir politique légitime, et les partis, les Églises, les syndicats, les associations, en tant que représentants constitués des divers groupes d’intérêts et courants d’opinion. La seconde recouvre le phénomène de la mobilisation spontanée des populations à la base, s’exprimant par exemple à travers des grèves, des manifestations, des actions de désobéissance civile, etc. Chacune des deux composantes donne à l’autre un support indispensable. Dans le meilleur des cas, la dimension populaire de la résistance civile peut résulter de l’incitation à la lutte par les institutions légitimes de la société. Mais pour des raisons diverses, cette volonté d’action peut être défaillante au niveau institutionnel. Dans une telle situation, la résistance civile ne peut naître que d’un lent travail visant à organiser les groupes et populations animés d’une volonté de résistance. Selon les différentes situations historiques étudiées, on trouvera soit l’une et l’autre de ces dimensions, soit l’une ou l’autre. Mais en théorie, on peut dire que la figure complète de la résistance civile revient à une mobilisation dialectique de la société par le haut et par la base selon une stratégie de non-coopération.
On peut s’interroger sur l’utilité de recourir à une nouvelle notion pour désigner des phénomènes qui ont parfois été décrits à travers les expressions de « guerre psychologique » ou de « résistance passive ». Mais ni l’une ni l’autre ne paraissent convenir. La première est clairement conçue comme un support à la guerre visant à hâter son succès par l’action persuasive, souvent mensongère, sur les populations et les troupes de l’ennemi. Le mot même de « guerre psychologique » nie ce que peut avoir de non-militaire une action qui ne repose pas sur la logique de la lutte armée. Quant à la notion de « résistance passive », sa signification est trop négative. Elle n’est pas tout à fait fausse puisque la non-coopération consiste d’abord à retirer sa participation au fonctionnement du système de l’agresseur ; et ce retrait volontaire peut évoquer l’inertie. Mais en réalité, cela exige en général une attitude très active et risquée. Sous l’occupation nazie, refuser de collaborer fut un acte qui ne pouvait être qualifié de passif ! Les faits de grève furent parfois sanctionnés par des mesures de déportation, voire des exécutions capitales
Dans ce contexte de d’occupation nazie, la notion de « résistance civile » n’est pas cependant pas exempte de certaines ambiguïtés quand on réfléchit à ses moyens. Une source de confusion peut provenir du fait que la résistance des peuples occupés entre 1939 et 1945 s’est exprimée par le recours à la lutte armée. Certes, l’ampleur et l’intensité des formes armées de l’opposition intérieure ont fortement varié selon les régions et les pays. Il n’en demeure pas moins que le recours aux armes par les populations civiles a constitué l’une des formes majeures du combat résistant, l’un des traits caractéristiques de la Seconde Guerre mondiale. Par conséquent, le concept de « résistance civile » ne peut être pertinent pour désigner ces formes d’action dans lesquelles des civils prennent les armes. La résistance civile désigne exclusivement tous les modes d’opposition à l’occupant et/ou à ses forces collaboratrices qui s’exercent sans armes : les résistances économique, juridique, enseignante, religieuse, médicale, etc. … Si l’expression n’apparaît guère en tant que telle au cours de l’occupation nazie en Europe, certains éléments en évoquent directement ou indirectement la signification. Ainsi, en France, l’un des premiers mouvements de résistance de la zone occupée eut pour nom organisation civile et militaire (OCM). En Pologne, où le mot « résistance » n’a jamais été utilisé, la notion apparaît un peu plus clairement à travers la création d’une Direction de la défense civile (Obrona Cyvilna) regroupant notamment les activités clandestines de la presse, de l’enseignement et de la justice. En Norvège, la résistance fut divisée en deux branches : l’une, militaire (Milorg), l’autre, civile (Sivorg). Quant à la Belgique, elle reconnu après-guerre, dans un sens assez restrictif, un statut du « résistant civil » en faveur de personnes ayant notamment eu des responsabilités dans la presse clandestine.
Ces références historiques permettent ainsi d’identifier une résistance civile mettant en œuvre des moyens non armés et de la distinguer de celle qui repose sur les moyens armés, par exemple, ceux des maquis en France ou de la guérilla en Yougoslavie. Mais il ne faut pas perdre de vue que, dans la pratique, la résistance civile a été très souvent imbriquée avec diverses formes d’actions militaires ou paramilitaires. Sans vouloir jouer sur le paradoxe, on peut repérer, non pas les différences, mais les similitudes entre résistance civile et guérilla. Elles résultent toutes deux de l’action de populations civiles et ressortissent au domaine mal défini de ce qu’il est convenu d’appeler les « stratégies indirectes ». C’est pourquoi divers auteurs ont pu montrer que la résistance civile de l’Europe occupée dut en fait un complément de la lutte armée. Ainsi, la création d’un journal clandestin servait-elle souvent de base à l’édification d’un mouvement de résistance qui se dotait ensuite d’une « branche armée ». Par conséquent, il est bien difficile de séparer artificiellement du contexte même de sa gestation telle ou telle forme de résistance. En outre, avec le temps et l’évolution de la guerre, les rapports occupant-occupé se sont « durcis », cette radicalisation du conflit faisant évoluer la résistance vers des modes d’expression de plus en plus violents. Dans cette perspective, pour certains auteurs, la résistance civile est tellement « complémentaire » qu’elle est à peine mentionnée ou bien totalement insérée dans le cadre de la lutte armée. Ainsi, à travers les écrits d’Henri Michel, transparaît l’idée que le résistant armé serait une sorte de « chevalier » moderne servi par des « pages » sans armes.
Mais la résistance civile n’a pas toujours été un simple complément à la lutte armée. Pour respecter la complexité des faits, il faut en distinguer deux formes fondamentales en fonction de la nature différente de leurs objectifs. La première consiste en un recours à des moyens non armés pour favoriser ou renforcer le combat armé. On peut faire entrer dans cette catégorie le rôle de civils dans la collecte du renseignement pour les états-majors militaires, l’aide des populations aux maquis, le support des grèves des cheminots pour ralentir le mouvement des forces ennemies. En somme, cette forme de résistance civile, intégrée ou combinée au combat militaire ou paramilitaire, est au service  des buts de la guerre. Elle paraît intéressante à étudier pour elle-même car son rôle n’a pas été suffisamment mis en lumière. […]
Le second type de résistance civile consiste en un recours à des formes de mobilisations et de non-coopération sociales afin de défendre, cette fois-ci, des objectifs civils. Elle se développe en dehors de toute logique militaire et, à ce titre, paraît assez autonome. Elle n’a pas pour finalité la destruction ou la paralysie des troupes ennemies mais le maintien de l’intégrité de la société civile, la cohésion des groupes sociaux qui la composent, la défense des libertés fondamentales, le respect des droits de la personne, des acquis sociaux et politiques. On peut regrouper dans cette deuxième catégorie l’action de diverses instances politiques ou juridiques visant à faire valoir leur légitimité en dépit de la présence de la puissance occupante ; celle des Églises, de syndicats ouvriers et d’organismes professionnels défiant les autorités de diverses façons et, plus généralement, celle de populations qui tentent de s’organiser localement pour porter assistance à des personnes persécutées. Cette seconde forme de résistance civile est proche de ce que l’on appelle « la résistance non violente ». Ce terme n’est cependant aps adéquat car cette forme de résistance a souvent été choisie faute de mieux, c’est-à-dire faute de posséder des armes, ce qui demeurait l’ultime et principal dessein de la plupart des combattants de l’ordre allemand. Mais une telle situation a en même temps créé les conditions favorables à l’apparition de méthodes d’action non armée parfois très originales qui, en certaines circonstances, ont su défier l’occupant et ses collaborateurs. Cette résistance civile autonome recouvre donc des pratiques spontanées et pragmatiques, sans affirmation d’un refus de violence comme principe stratégique. C’est par nécessité qu’elle ne recourt pas à la violence physique et pratique la non-coopération. […]
Pour plus de clarté, il convient ici de distinguer résistance et dissidence. En effet, ce qu’on appelle conventionnellement la résistance n’est bien souvent que la phase avancée d’une opposition sociale ou politique intérieure, qui a réussi à s’organiser et à se fixer des objectifs. Mais, en amont de ce processus ou conjointement à lui, on peut repérer toutes sortes d’attitudes, de comportements et même d’actions qui sont les marques d’un esprit d’indépendance – de dissidence – à l’égard du nouveau régime. Bien entendu, l’écoute discrète, dans l’intimité de sa maison, de radios étrangères celle de Londres puis, plus tard, celle de Moscou ou de Brazzaville, fut le prototype de cette quête d’autonomie, qui commence par la recherche d’une information différente, non officielle. La lecture en secret de la presse clandestine, plus dangereuse parce qu’elle laisse des traces, procède de la même démarche. Ces marques de dissidence s’exprimèrent aussi publiquement à travers des codes de signes et de symboles. Par exemple, la façon de s’habiller ou le port d’un objet, à travers lesquels l’individu exprime généralement sa personnalité, deviennent aussi un support délibéré à l’expression d’un non-conformisme politique. Ainsi, les jours de fête nationale, des Français s’habillent de vêtements bleus, blancs et rouges, tandis que les Hollandais mettaient un œillet blanc à la boutonnière, en signe d’attachement à la couronne. En Norvège, le port d’une agrafe au revers du veston était un signe de résistance. Par-delà les différences nationales, la lettre « V » du mot « victoire », proposée en 1941 par un ministre belge comme symbole commun de la volonté de résistance et popularisée sur les ondes de la BBC, fit son apparition dans toute l’Europe. Ainsi, des signes culturels divers ont progressivement constitué un langage de distinction, une façon de dire non aux valeurs de l’occupant et de ses collaborateurs, de garder une certaine fidélité envers soi-même. »
Jacques Sémelin,
Sans armes face à Hitler – La résistance civile en Europe 1939-1943
,
éd. Payot, coll. : « Bibliothèque historique Payot », 1989,
pp. 49-54, 58-59.

Quelques liens: 


1 commentaire:

pigiconi a dit…

[pour finir, du même auteur]: L’efficacité directe de la résistance civile.
« La résistance civile est avant tout l’affirmation d’une légitimité, que le langage du symbole exprime parfaitement et que la force des armes est impuissante à détruire.
L’action symbolique est l’expression même de la non-abdication de l’esprit face au totalitarisme. Le symbole est « l’arme » première de la résistance civile. Si on l’observe aussi dans la lutte armée, il joue un rôle primordial dans la résistance civile. Le symbole est le langage par lequel une société occupée exprime toujours son indépendance d’esprit. Qu’il s’exprimât sous la forme d’une fleur, d’un signe ou de couleurs, le symbole fut un défi permanent à l’ordre nazi. Son caractère apparemment dérisoire fait que le colosse surarmé n’a guère les moyens de le détruire. Le symbole est le point de ralliement de tous ceux qui ne baissent pas le front. Le symbole, et les manifestations qui l’accompagnent, témoignent de la volonté d’une société d’affirmer ses valeurs et d’exprimer son identité collective contre l’ordre régnant.
La spécificité de la résistance civile dans le cadre de l’occupation allemande est sans doute là. Elle eut d’autres fonctions, notamment sa participation aux combats de la libération. Mais, en tant que force autonome, son rôle principal fut de préserver l’intégrité physique (en termes de personnes sauvées de la répression) et l’identité des sociétés occupées (en termes de valeurs éthiques et politiques). Ses domaines de prédilection furent l’éducation et la culture, l’affirmation de valeurs éthiques et politiques, incompatibles avec le nouveau régime et mises en avant par des catégories professionnelles particulières ou par la société tout entière. A cet égard, la résistance civile apparaît comme un moyen assez unique de résistance. On ne voit pas comment les polonais auraient pu réussir à préserver leur culture et à sauver leur intelligentsia sans une éducation clandestine de masse. » (p. 223)