On a voulu faire (et on continue de
faire) de Judith Butler la théoricienne des « gender
studies », des « queer studies ». On peut, cependant,
tenter de lire Judith Butler contre cette tendance. Outre qu’elle-même se
reconnaît mal dans ses étiquettes, que ses prises de position ont fait l’objet
de polémique au sein même des mouvements féministes américains et français, il
me semble que ce qui ressort de ses analyses c’est une prise en compte de la
précarité de nos existences afin de mieux leur donner l’autonomie qu’elles
revendiquent, ou revendiqueraient si elles en avaient l’occasion, la force et
la témérité. Mais aussi : si elles en investissaient la langue. Sa
volonté de mettre en œuvre cette Re-signification politique de nos existences
a de quoi nous faire comprendre que juger l’Autre sur le genre qu’il a,
présumer que de ce genre (en tout cas que de son apparence,- qu’elle soit ou
non lisible dans le cadre de nos sociétés et des normes qui la régissent,
reconnaissable et admise -, découle tel ou tel comportement, telle ou telle
menace, tel degré de dangerosité, et par là aussi telle riposte ou résolution
politique), c’est proprement nier
l’Autre. Cette Re-signification politique a donc de quoi lui redonner vie.
« Parce que vivre, c’est vivre une vie politique en relation avec le
pouvoir et avec autrui, c’est accepter sa part de responsabilité dans la
construction d’un avenir collectif » (conférence de J. Butler, le 25 mai
2004, à Paris X-Nanterre[1]).
Or, je crois que nous sommes tous aujourd’hui confrontés à cette question
de l’accueil de l’autre, de l’hospitalité vis-à-vis de qui n’est pas moi ou des
miens. La question des sans-papiers, de cette immigration dite clandestine et
qui est aussi, par là même, objet de la répression la plus systématique, quelle
que soit la position politique adoptée à cet égard, nous y confronte. Je parle
bien évidemment du contexte français. Mais on pourrait le dire aussi du contexte
américain, non seulement sur la question de l’immigration, mais aussi sur celle
qui envisage le monde musulman comme un possible espace de (re)conquête, par
l’Occident, pour la démocratie, tant la théorie du « choc des
civilisations », qui a été prédominante pendant plus d’une décennie, à
consister à essentialiser des blocs civilisationnels, à les hiérarchiser et à
exaspérer aussi les réactions et tentations violentes ainsi que les prophéties
auto-réalisatrices des identités ainsi théoriquement définies. Face à ces
contextes, quelle est la possibilité d’actions, quelle est la possibilité de
pensée qui ne se réduise pas seulement à la caricature – car quelle que
soit la position adoptée sur ces sujets, les critiques adressées aux tenants de
chacun des bords qui s’opposent sont stigmatisés et leurs propos déconsidérés,
au nom d’une raison d’Etat, que la pensée ne connaît pas /peut pas connaître? C’est
déjà là, un ressort de la subversion (non révolutionnaire) que suggère Butler.
Pour préciser les prémisses de ce cheminement, de Judith Butler se réfère
à Hannah Arendt qui, note J. Butler[2], met
à jour les paradoxes politiques de l’État-nation. « Si l’État-nation
permet de garantir les droits des citoyens, il apparaît comme un indiscutable
nécessité ; mais s’il repose sur le nationalisme et s’il produit
immanquablement quantité de personnes sans Etat [stateless], il faut
assurément s’opposer à lui. Mais si l’on s’oppose à l’État-nation, qu’est-ce
qui peut lui servir d’alternative ? » Et dans quelle mesure
s’opposer, tant du point de vue conceptuel que de celui de l’action, dans
quelle mesure se faire entendre et rendre possible la réception d’un tel
discours d’opposition ou de résistance ? Pour Hannah Arendt, ça ne se fera
pas sans quelques cruels et cruciaux malentendus. Car le constat de ce que Arendt
appelle le fléau de l’apatridie (fléau pour l’État-nation) participe aussi de
ce constat sur la vie sans-vie, parce que sans droit quand cette vie est aussi
celle de femmes, de tous groupes ethniques ou sociaux qui manifestent une
singularité que la loi de l’Etat ou la norme morale répudie. Or l’égalité ne
peut que céder quand la loi institue des privilèges et exceptions. La question
est alors bien comment ré-instaurer, à défaut de le faire dans l’ordre des
choses, en tout cas, dans l’ordre de la pensée, cette question de l’égalité.
Un autre élément essentiel de cette « relecture » - non-genrée
et plus politique de Judith Butler -, l’essai de Mikel Dufrenne, Subversion
Perversion. « Si la perversion comporte immédiatement un jugement de
valeur au moins implicite, et toujours péjoratif » (p.11), « la
subversion par contre réfère beaucoup plus énergiquement et beaucoup plus
exclusivement à une action : subversif désigne le caractère et l’effet
d’une action, non l’état d’un sujet. Le langage refuse ici de prendre le sujet
en considération : on ne dit pas subvers
comme on dit pervers ; ce n’est pas un subvers
qui subvertit, et rien n’est rendu subvers
par la subversion ; et on ne parle pas davantage de subversité. Est-ce à
dire que la subversion nous détourne d’une philosophie du sujet, à quoi la
perversion conduit ? Pas exactement ; subvertir n’est pas un verbe
impersonnel, et on n’est pas tenté de dire : ça subvertit, comme on a pu
dire : ça parle ; mais le sujet que requiert ce verbe est un sujet
agissant, en quelque sorte résorbé dans son acte ; peut-être aussi un sujet
anonyme, pris dans une action essentiellement collective : invitation à
repenser le sujet ou les visages qu’il nous tend suivant les situations où il
est pris, mais pas nécessairement à l’éliminer – ou à ne tolérer de sujet que
pervers. » ( p. 10-11)
Ecrites dans les années 70, en 1977, ces lignes élaborent une
« esthétique » de la subversion, même si elles ne sont pas
déconnectées de la réalité politique du moment, avec des références au
mouvements du Front Homosexuel d’Actions révolutionnaires[3], aux
mouvements féministes et aux groupuscules qui clament l’idéal
auto-gestionnaire. Il peut y avoir quelque chose de grisant, qui alimente, en
l’assumant, l’idéalisme militant. Que ces théâtres de la subversion soient
politiques, Mikel Dufrenne nous le dit et le démontre. Restait à comprendre
comment ils deviennent et « disent » la politique de leur subversion.
Quel discours politique ? Mais aussi que vise la politique de la
subversion ? Qu’opère-t-elle sur les valeurs qu’elle tente de subvertir ?
Pour quel(s) gains mais aussi quel(s) échecs ?
Dans ces quelques repères que je vous donne de mon cheminement, ce qui me
paraît certain, c’est la possibilité de s’affranchir de la dichotomie
sexe/genre. La perspective ainsi offerte, du moins à la lecture, peut alors
susciter tout un travail sur la question même de l’égalité, ce qui la fonde
tout autant que ce qui l’interdit. Par là, le théâtre de la subversion avait
quelque chose à me dire, qui ne soit pas que de la simple provocation, et
quelque chose à nous faire entendre qui, même s’il est un appel désespéré,
pouvait être aussi un réconfort/ un renfort pour toute entreprise politique qui
mène ce combat pour l’égalité, sur tous les terrains où elle est mise à mal.
Cela concerne les thèmes de travail (des premiers écrits) de Judith Butler,
mais aussi, en étendant le cercle d’analyse, tous ces mouvements de
contestation qui alimentent les rubriques des médias, et qu’il nous faut bien
tenter de penser, sauf à se rassurer d’un ordre qui, par sa vulnérabilité même
et sa faillite, peut se fissurer. Au point de départ, l’intention reste, pour
moi, de viser la signification même de ces mouvements sociaux et de comprendre
ce qui s’y joue dans la perspective et de la contestation de la norme et dans
la conquête de droits nouveaux, en tout cas d’une nouvelle normativité. Il est
souvent de bon ton, dans les milieux dits autorisés, de minimiser le travail
novateur, l’aspect imaginatif et créatif. Certes, certains excès de ces
mouvements – pas nécessairement dans les actions violentes et
répréhensibles : elles sont, d’emblée, par leur violence même,
discréditées et ne rechercherait-on pas des institutions d’Etat la protection
qu’elles nous doivent – ont rendu possible leur disqualification, en tout cas
bien des malentendus. Au point que le
contre-sommet de Seattle, de 1999, a pu aussi paraître comme un festival des
revendications les plus folkloriques et les moins sérieuses, à côté des
convictions de leaders alter-mondialistes.
Toutefois, la re-signification politique est bien cette tentative de
signifier la transvaluation de la norme, en retrouvant les éléments de son
historicisation. A la censure exercée, par le pouvoir politique dans ses
organes de répression, ou par le « politiquement correct et bon à
penser », faire valoir, par opposition et en dehors de toute posture
victimaire, ce qui est contradictoire, au sein même de la norme et la
déstabilise ainsi par une parole ou un acte d’un sujet qui, conscient de
lui-même et aussi des limites propres de son action (non révolutionnaire), s’y
affronte, peut être à la fois cacophonique, inaudible, tout autant qu’une
manière de promouvoir une contre-culture, en tout cas une possibilité politique
inédite.
Cacophonique et inaudible. Je crois qu’on ne peut pas ne pas nier que la
contradiction performative est certainement très efficace en tant qu’objet de
démonstration et d’échanges entre initiés (universitaires, intellectuels). De même qu’il est plus que probable qu’en
toute réelle innocence mais du fait même de l’interpellation du policier qui
vous vise et vous demande vos papiers, vous vous retournerez et obtempérerez à
l’ordre. C’est dire que la re-signification reste une arme à maniement d’autant
plus délicat qu’elle peut fort bien ne pas être accessible à tous. Et la
censure d’Etat aidant, une autre parole que celle autorisée n’est pas même
pensable, puisque censurée, elle n’existe que pour son auteur et son censeur.
Autrement dit, il y a de fortes chances que le théâtre de la subversion reste
une manifestation tellement isolée que son aspect spectaculaire, immédiat et
éphémère, la rend plus ou moins inefficace du point de vue du sens d’une
position assumée et à partager dans l’espace public.
On peut aussi rajouter que cet aspect totalement spectaculaire est
stratégiquement opportun : à ne pas lui reconnaître d’autre visée que le
spectacle de soi, il est totalement
séparé du contexte social dans lequel il est ancré, et, ainsi, il n’est pas vu,
saisi comme un indice ou un signe politique adressé au système auquel il
s’oppose. Exceptionnel, caprice d’un moment et d’un groupe, il n’a rien d’une
contestation politique à envisager avec rigueur et sérieux.
Pour autant, ce qui m’intéresse ici, c’est comment ces scènes
contemporaines, pour reprendre et assumer un vocabulaire théâtral, participent
d’une mise en abîme de la norme et ainsi d’un renouvellement de la pensée
critique. Par là, je veux dire qu’il y a effectivement une volonté de redoubler
le système de la norme pour lui faire jouer les excès et contradictions qui
n’assurent plus l’égalité qu’elle proclame, ou qu’elle revendique comme
principe.
En littérature, la mise en abîme est un outil de lecture pour initiés. Le
théâtre dans le théâtre est un élément d’analyse et de décryptage de l’écriture
dramatique. Mais en même temps, dans une perspective purement scénographique,
la mise en abîme est un élément clé de la mise en scène : la
théâtralisation du théâtre se joue et fait sens, en direction du spectateur. Et
c’est peut-être là que doit s’entendre cette idée d’une immanence de l’Humain
(de tous les humains qui font l’Humain) : comment parvenir à déjouer la norme
par la norme elle-même ? La censure et son censeur par leurs propres
effets de censure ? Cela suppose certainement de revenir à ce qui avait
été oublié dans la philosophie politique sous le concept de citoyen, à savoir
le sujet.
Le parcours ainsi accompli à travers les œuvres de Judith Butler révèle
un exemple de pensée qui ne se réduit pas à une redondance des catégories de la
pensée mais à une volonté de les réviser, tenant compte de toute la complexité
qui fait l’Humain, et en nous éloignant d’un schéma purement binaire de pensée.
Je crois que c’est là le mérite de la subversion.
[2] numéro de novembre-décembre 2007 de la Revue Internationale des
Livres et des Idées : dans les Ecrits juifs (The Jewish
Writings), publiés en 2006
[3] Le Front homosexuel
d'action révolutionnaire (FHAR) est un mouvement parisien, fondé en 1971, issu
d'un rapprochement entre des féministes lesbiennes et des activistes gays. Guy
Hocquenghem et Françoise d'Eaubonne étaient deux des principales figures du
mouvement. On a pu y voir aussi Christine Delphy, Daniel Guérin, Laurent
Dispot, Jean Le Bitoux, etc.
Le FHAR est assez connu pour avoir donné une
visibilité radicale au combat gay et lesbien dans les années 1970 dans le
sillage des soulèvements étudiants et prolétaires de 1968, qui ne laissèrent
que peu de place à la libération des femmes et des homosexuels. En rupture avec
les anciens groupes homosexuels moins virulents voire conservateurs, ils
revendiquèrent la subversion de l'État « bourgeois et hétéropatriarcal », ainsi
que le renversement des valeurs jugées machistes et homophobes des milieux de
gauche et d'extrême gauche.
L'aspect outrageant pour les autorités des rencontres
sexuelles (masculines) qui s'y déroulaient, et la prédominance numéraire des
hommes qui augmentait de plus en plus (ce qui occultait inévitablement petit à
petit les questions féministes et les voix des lesbiennes) ont fini par amener
à la scission du groupe. Sont alors apparu(e)s les GLH (Groupes de libération
homosexuelle) et les Gouines rouges au sein du MLF – source Wikipédia.
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