mercredi 14 novembre 2012

Utopie


Un monde idéalement parfait est-il seulement possible ? L’histoire de la littérature et de la philosophie offre, en guise de réponse, deux types de récit, l’utopie et le mythe, qui tentent de mettre en perspective  cette aspiration au meilleur. Un autre élément commun : chacun de ces récits est raconté et le récitant, multipliant les descriptions, n’a de cesse d’aménager le suspense face à un auditeur qui perd ses repères et se confronte à l’inconnu. Les univers mythique et utopique partagent cette même dimension d’étrangeté pour le non initié. Mais là où s’arrête la comparaison, c’est que l’utopie raconte un voyage (dans l’espace, la géographie – l’île d’Utopia de Thomas More ou  la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon –, ou  dans le temps – comme ces projections anticipées, désenchantées et assez cauchemardesques que proposent George Orwell, 1984, ou Aldous Huxley, Le meilleur des mondes), quand  le mythe évoque une origine, une genèse de laquelle dépend notre monde actuel. Parce qu’il est fondateur et que toute notre histoire en découle, nous sommes les enfants du mythe et le narrateur, auréolé d’une autorité incontestée, ne fait que nous rappeler d’où nous venons. Le mythe introduit de la nécessité. Rien de tel pour l’utopie !
Ce que nous raconte l’utopie est un « ailleurs », un autre lieu (topos), qu’aucune carte géographique ne situe, même si le narrateur désigne une part du monde que nous pouvons nous représenter. On y figurera ainsi une Cité, qui, à bien des égards, peut nous rappeler la réalité de notre univers, et dont l’organisation est harmonieuse : une interdépendance entre les parties et le tout pour qu’émerge une unité. Mais cet ailleurs ne peut donner prétexte à un récit fondateur, car, alors, il deviendrait vite un programme de propagande politique débouchant sur ce que, depuis le XXe siècle, nous appelons totalitarisme. La perfection visée, n’étant pas de ce monde, ne peut alors s’y déployer qu’à la condition d’être autoritairement mise en œuvre. Le « programme » est alors celui d’une idéologie, d’un agencement de la société laissant  peu de place aux aspirations et initiatives individuelles. Gare à celui ou à celle qui ne se plie pas aux injonctions et s’écarte du droit chemin !  Winston Smith, le héros du roman d’Orwell, en fera les frais. 
La barbarie du XXe siècle nous a fait redouter les chimères utopiques. Les disqualifier peut être de bonne politique. Cependant, ne nous hâtons pas de les révoquer de cela seul qu’elles n’ont pas réussi. Si l’utopie n’est pas un modèle, qu’il est vain et criminel de vouloir réaliser, elle reste, toutefois, une perspective dont l’enjeu n’est pas de servir le Prince mais de revisiter le réel pour le ré-enchanter. Explorer l’utopie, c’est exercer une critique du monde, des maux qui nous accablent pour mieux les dépasser – l’Utopie de More commence par là. C’est donc pour le réinvestir qu’elle s’impose et qu’il nous en faut cultiver l’art. Plus qu’un récit, l’utopie « occupe » le territoire de nos vies. Les mouvements actuels des Indignés et autres Occupy ne se sont pas trompés qui réinvestissent nos démocraties… pour plus de démocratie !

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