Un monde idéalement parfait
est-il seulement possible ? L’histoire de la littérature et de la
philosophie offre, en guise de réponse, deux types de récit, l’utopie et le
mythe, qui tentent de mettre en perspective
cette aspiration au meilleur. Un autre élément commun : chacun de
ces récits est raconté et le récitant, multipliant les descriptions, n’a de
cesse d’aménager le suspense face à un auditeur qui perd ses repères et se
confronte à l’inconnu. Les univers mythique et utopique partagent cette même
dimension d’étrangeté pour le non initié. Mais là où s’arrête la comparaison,
c’est que l’utopie raconte un voyage (dans l’espace, la géographie – l’île d’Utopia de Thomas More ou la
Nouvelle Atlantide de Francis Bacon –, ou
dans le temps – comme ces projections anticipées, désenchantées et assez
cauchemardesques que proposent George Orwell, 1984, ou Aldous Huxley, Le
meilleur des mondes), quand le mythe
évoque une origine, une genèse de laquelle dépend notre monde actuel. Parce
qu’il est fondateur et que toute notre histoire en découle, nous sommes les
enfants du mythe et le narrateur, auréolé d’une autorité incontestée, ne fait
que nous rappeler d’où nous venons. Le mythe introduit de la nécessité. Rien de
tel pour l’utopie !
Ce que nous raconte l’utopie
est un « ailleurs », un autre lieu (topos), qu’aucune carte géographique ne situe, même si le narrateur
désigne une part du monde que nous pouvons nous représenter. On y figurera
ainsi une Cité, qui, à bien des égards, peut nous rappeler la réalité de notre
univers, et dont l’organisation est harmonieuse : une interdépendance
entre les parties et le tout pour qu’émerge une unité. Mais cet ailleurs ne
peut donner prétexte à un récit fondateur, car, alors, il deviendrait vite un
programme de propagande politique débouchant sur ce que, depuis le XXe siècle,
nous appelons totalitarisme. La
perfection visée, n’étant pas de ce monde, ne peut alors s’y déployer qu’à la
condition d’être autoritairement mise en œuvre. Le « programme » est alors
celui d’une idéologie, d’un agencement de la société laissant peu de place aux aspirations et initiatives individuelles.
Gare à celui ou à celle qui ne se plie pas aux injonctions et s’écarte du droit
chemin ! Winston Smith, le héros du
roman d’Orwell, en fera les frais.
La barbarie du XXe siècle
nous a fait redouter les chimères utopiques. Les disqualifier peut être de
bonne politique. Cependant, ne nous hâtons pas de les révoquer de cela seul
qu’elles n’ont pas réussi. Si l’utopie n’est pas un modèle, qu’il est vain et
criminel de vouloir réaliser, elle reste, toutefois, une perspective dont
l’enjeu n’est pas de servir le Prince mais de revisiter le réel pour le
ré-enchanter. Explorer l’utopie, c’est exercer une critique du monde, des maux
qui nous accablent pour mieux les dépasser – l’Utopie de More commence par là.
C’est donc pour le réinvestir qu’elle s’impose et qu’il nous en faut cultiver
l’art. Plus qu’un récit, l’utopie « occupe » le territoire de nos
vies. Les mouvements actuels des Indignés
et autres Occupy ne se sont pas
trompés qui réinvestissent nos démocraties… pour plus de démocratie !
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