samedi 22 décembre 2012

"Humanisme et démocratie" . Edward W. Saïd


Il s’agit d’un ensemble de 5 conférences données à l’Université de Columbia, en octobre et novembre 2002[1]. Pour Saïd, le propos n’est pas de traiter de « l’humanisme tout court, sujet somme toute trop vaste et trop vague pour ce que j’en dis ici, mais plutôt l’humanisme et l’exercice de la critique, l’humanisme en tant qu’il influence ce que l’on fait comme intellectuel, chercheur et professeur ès  humanités dans le monde agité d’aujourd’hui, qui à présent déborde de conflits, de guerres proprement dites et de terrorismes de toutes sortes. »[2] Le contexte de la mondialisation, celui des attentats du 9 septembre 2001, de la montée des nationalismes et des intégrismes religieux, de la redéfinition de la puissance occidentale imprègne toutes ces réflexions et toutes ces incursions à la fois dans les programmes scolaires et universitaires des humanités, les prises de paroles des intellectuels (auto-) proclamés et du nécessaire chantier à ouvrer au nom de cet humanisme redéfini. Or ces contextes et cette actualité de l’humanisme ont recouvert, sur le concept et le mot lui-même, des significations et des pratiques qui dissimulent alors des intentions fort éloignées de celles que l’on pourrait estimer proprement « humanistes ». La tâche de Edward Saïd est alors de mener une critique de l’humanisme au nom de l’humanisme lui-même.

Ce que l’humanisme n’est pas.
Il ne peut être un enseignement déconnecté de la vie, de l’histoire consacrant le passé des Belles Lettres. Rapportant ainsi une anecdote sur les disputes, dans les années 70, au sein de l’université de Columbia, au sujet de la réforme de l’enseignement des humanités à l’université, « je me rappelle avec non moins de précision que je me suis retrouvé tout à fait seul quand j’ai critiqué cet enseignement parce qu’il présentait aux étudiants les textes latins, grecs, hébreux, italiens, français et espagnols dans des traductions parfois médiocres ou inconsistantes. Je fis remarquer que le fait de lire ces écrits magnifiques hors de leur contexte historique et sous une forme très éloignée  de leur forme originale devait être examinée de près, et que les ferveurs sentimentales touchant à la grande expérience que la lecture de Dante est censée procurer – semblable aux nostalgies des vieux campeurs estivaux à propos du bon vieux temps où ils escaladaient le mont Washington ou d’autres exercices du même style associés aux coutumes pastorales et aux traditions imaginées – jointes   aux suppositions dépourvues d’esprit critique que leur cours distillait au sujet des « grands livres » , qui en étaient devenues on ne sait trop comment partie intégrante, conduisaient à des inquiétudes justifiées. Je n’ai nullement suggéré que le cours devait être abandonné, mais j’ai vivement conseillé d’en finir avec les amalgames faciles entre « notre » tradition, les « humanités » et les plus grandes œuvres. Il existe d’ « autres » traditions et, donc, d’autres humanités : celles-ci certainement peuvent être prises en compte d’une manière ou d’une autre et  être incluses de façon à tempérer le caractère central, non approfondi, de ce qui, de fait, est un montage consistant à assembler tout ce qui compose ce « notre ». »[3]
Cet humanisme, pour lequel il convient de procéder à un décentrement, notamment par rapport à son origine, doit être critique au sens où il lui faut aussi et surtout reconnaître ce qui en lui est aussi source et caution intellectuelle d’une barbarie qui ne dit pas son nom, comme ce qui relève d’une momification mortifère et fallacieuse de son premier mouvement.
« Il faut garder en mémoire la maxime de Walter Benjamin selon laquelle tout document portant sur la civilisation est aussi un témoignage sur la barbarie. L’humanisme devrait être particulièrement apte à saisir clairement le sens d’une telle affirmation.
Car l’humanisme en est là aujourd’hui : on attend de lui qu’il tienne compte de ce que, suivant son caractère surtout protestant, il a ou bien réprimé ou bien délibérément ignoré. De nouveaux historiens travaillant sur l’humanisme classique du début de la Renaissance ont enfin commencé à étudier les conditions dans lesquelles des personnalités aussi emblématiques que Pétrarque et Boccace ont glorifié « l’homme » sans pour autant s’opposer le moins du monde au commerce des esclaves en Méditerranée. Et, après qu’on a célébré pendant tant de décennies les « pères fondateurs » de l’Amérique et les figures héroïques nationales, on examine enfin les rapports équivoques qu’ils ont entretenus avec l’esclavage, l’extermination des Indiens d’Amérique, l’exploitation des gens privés de terres et celles des populations qui n’étaient pas de sexe masculin. Il existe un lien direct entre ces caractéristiques autrefois imbriquées et la remarque de Frantz Fanon selon laquelle, «  dans les colonies, l’édifice gréco-romain [de l’humanisme] part en poussière ». Plus que jamais, il est possible d’affirmer que la nouvelle génération d’intellectuels humanistes s’est, plus que toute autre avant elle, acclimatée aux énergies et aux courants d’origine non-européenne, relevant de la sociologie, de la différence des sexes, de la décolonisation et de la décentralisation propres à notre époque. Mais, au fond, qu’est-ce que cela signifie ? est-on en droit de se demander. Cela signifie surtout que l’on doit placer la critique au cœur de l’humanisme, une critique en tant que forme de liberté démocratique, en tant qu’exercice continu du questionnement et de l’accumulation d’un savoir qui reste ouvert, plutôt que fermé, aux réalités historiques constitutives du monde de l’après-guerre froide, à son ancienne organisation coloniale, ainsi qu’à l’effrayant pourvois planétaire de la dernière superpuissance actuellement existante.
Je ne suis pas en position ici – et ce n’est pas non plus le moment de le faire – de tenter de donner une idée précise de ces réalités, sauf pour dire que si un humanisme nationaliste et eurocentriste s’est révélé assez efficace par la passé, il n’est actuellement d’aucune utilité pour les nombreuses raisons que j’ai déjà esquissées. Nous appartenons à une société dont l’identité historique et culturelle ne peut se limiter à une seule tradition, à une seule race ou à une seule religion. Même des pays comme la Suède ou l’Italie, qui durant des siècles ont paru homogènes, se trouvent à présent modifiés pour toujours par d’énormes vagues d’émigrants, d’expatriés et de réfugiés qui sont devenus la réalité humaine la plus importante de notre époque dans le monde entier, mais qui constituent le facteur démographique et culturel central des États-Unis depuis leurs débuts. Cette transformation ne signifie rien de moins que la possibilité actuelle de dénoncer les traditions culturelles hostiles aux immigrants et défendant la primauté et l’authenticité de la population originaire comme étant celles de la grande idéologie fondamentaliste manifestement fausse et mensongère de notre temps. Ceux qui s’y cramponnent encore sont les falsificateurs, les réducteurs et les négateurs, dont les doctrines doivent être infirmées pour ce qu’elles occultent, dénigrent, diabolisent et déshumanisent au non des raisons soi-disant humanistes. Entourés, comme nous le sommes, d’un mélange si irréversible de peuples humains dont nous faisons partie, il se peut que dans une certaine mesure nous soyons tous des étrangers et que, dans une mesure un peu moindre mais presque égale, nous soyons tous simultanément du même monde. On peut retrouver chez chacun une appartenance à quelque tradition d’origine non-américaine ( c’est-à-dire soit naturalisée, soit pré-américaine), et en même temps – c’est ce qui fait la richesse particulière de l’Amérique – chacun est étranger à quelque autre identité ou tradition adjacente à la sienne. Pris au sérieux et à la lettre, comme il doit en effet l’être, ce facteur à lui seul nous permet d’écarter a priori l’idée que des gens de même souche, qu’il s’agisse de minorités, de victimes défavorisées ou de membres issus d’une tradition culturelle ascendante et eurocentriste, aient le droit inattaquable de représenter une vérité ou une réalité historique qui leur soit exclusivement attribuée par la seule vertu d’une appartenance originelle à ce groupe. Non, nous devons répliquer de manière critique ; il est inadmissible que seuls les membres d’un certain groupe aient le dernier mot (ou, d’ailleurs, le seul) quand il s’agit d’exprimer ou de représenter une réalité qui, après tout, participe de l’expérience générale américaine et qui, malgré l’indubitable spécificité et irréductibilité de son noyau individuel, n’en participe pas moins du même monde que tous les autres. »[4]

Conséquence et leçon fondamentale, l’humanisme n’est pas un essentialisme et doit renoncer à le prétendre. « La question est de pouvoir envisager et de concevoir la pratique humaniste comme une part intégrale et organique de ce monde, et non comme un ornement ou un exercice de nostalgie. L’eurocentrisme fait obstacle à une telle perspective car, comme le dit Wallerstein, la falsification de son historiographie, le chauvinisme de son universalité, l’absence de vérification de ses hypothèses sur la civilisation occidentale, son orientalisme et ses tentatives pour imposer une théorie du progrès uniformément orientée finissent tous par réduire, au lieu d’accroître, la curiosité intellectuelle, et avec elle la possibilité d’une participation universelle et d’un point de vue qui soit réellement cosmopolite ou international. […] Si nous nous accordons à dire que l’essentialisme est contestable, qu’il est en effet très vulnérable pour des raisons épistémologiques, alors pourquoi persiste-t-il néanmoins au cœur de l’humanisme, où refait surface un orgueil culturel d’un type remarquablement banal dès que les dénominations et les revendications commencent à paraître indéfendables ou simplement erronées ? Quand cesserons-nous de  penser l’humanisme comme une forme repliée sur elle-même, et non comme le questionnement troublant et aventureux du problème de la différence, appuyé sur un décryptage nouveau des traditions étrangères et des textes, considérés dans un cadre beaucoup plus large que celui qui leur avait été prêté jusqu’ici ?
Il me semble donc que nous devons consciemment et résolument commencer par nous débarrasser de tout le complexe comportemental lié non seulement à l’eurocentrisme mais à la question de l’identité elle-même, complexe, qui, dans l’humanisme, ne peut plus être tolérée aussi aisément qu’il le fut avant et pendant la guerre froide. S’ils observent la littérature, la pensée et l’art de notre époque, les humanistes doivent reconnaître avec quelque inquiétude que, malgré l’évolution des champs de réflexion et des objets d’analyse, la politique de l’identité et le système d’éducation fondé sur des principes nationalistes restent au centre de ce que la plupart d’entre nous faisons réellement. »[5]

L’humanisme n’est donc ni un credo ni un dogme et son message ne peut être celui d’une révélation magistrale. En somme, il n’y a pas à l’envisager comme un acquis qu’il nous faudrait suivre, reproduire et réactualiser. A la consécration essentialiste, il faut lui opposer, non comme position idéologique (qui, par la suite le démarque de ce qui n’est pas lui), mais comme condition de possibilité, la démarche hésitante mais critique, ouverte à l’autre, à l’altérité et désessentialisante.

Tentatives de définition.
« La réalisation de la forme par l’action et la volonté humaines, voilà ce qu’est l’humanisme ; ce n’est ni un système, ni une force impersonnelle comme le marché monétaire ou l’inconscient freudien, quel que soit le degré de croyance que l’on peut accorder au fonctionnement de ces derniers. »[6]
plus loin, « il ne peut y avoir de véritable humanisme dont la portée se limiterait à chanter patriotiquement les vertus de notre culture, de notre langage et de nos monuments. L’humanisme, c’est l’effort de nos facultés de langage pour comprendre, réinterpréter et se colleter avec les productions du langage dans l’histoire, c’est-à-dire avec d’autres langages et d’autres histoires. Selon la conception que j’ai de sa pertinence actuelle, l’humanisme n’est pas une manière de se conforter et d’affirmer ce que « nous « avons toujours su et senti, mais plutôt un moyen de remettre en question, de bouleverser et de reformuler tant de certitudes qui nous sont présentées comme attrayantes, convenues, en prêtant pas à controverse et codifiées sans aucun esprit critique, y compris celles attachées aux chefs-d’œuvre que l’on dit « classiques ». Aujourd’hui, notre monde intellectuel et culturel ne se présente plus guère que comme un recueil simple et évident de discours savants, mais plutôt comme une suite de pensées fiévreuses et discordantes qui restent sans réponse. »[7]
Ce qui renvoie à une méthode : « Cela signifie surtout que l’on doit placer la critique au cœur de l’humanisme, une critique en tant que forme de liberté démocratique, en tant qu’exercice continu du questionnement et de l’accumulation d’un savoir qui reste ouvert, plutôt que fermé, aux réalités historiques constitutives du monde de l’après-guerre froide, à son ancienne organisation coloniale, ainsi qu’à l’effrayant pourvois planétaire de la dernière superpuissance actuellement existante. »[8]
Et contre l’illusion empirique, « Il nous faut donc, plus que jamais, pratiquer un mode de pensée para-doxale (doxa : bon sens, idéaux-types) qui, dressé à la fois contre le bon sens et contre les bons sentiments, risque d’apparaître aux yeux des bien pensants des deux bords comme un parti pris visant à « épater le bourgeois », soit comme une indifférence odieuse face à la misère des plus démunis de notre société. Cette suggestion émane du regretté Pierre Bourdieu, mais elle vaut aussi pour l’humaniste américain. « On ne peut rompre avec les fausses évidences, et avec les erreurs inscrites dans la pensée substantialiste [ c’est-à-dire privée de médiation et sans la modulation des transitions dont j’ai parlé plus haut] des lieux, qu’à la condition de procéder à une analyse rigoureuse des rapports entre les structures de l’espace social et les structures de l’espace physique » (Bourdieu, La misère du monde, p. 159).
L’humanisme est, me semble-t-il, le moyen, et peut-être la conscience que nous avons d’apporter ce type d’analyse finalement antinomique et contradictoire qui se fait dans l’espace situé entre les mots, leurs origines diverses, leur évolution dans la sphère physique et sociale, analyse qui va du texte au lieu où sa lecture s’actualise par appropriation ou résistance, du texte à sa transmission, à sa lecture et à son interprétation, et qui va de la sphère privée à la sphère publique, du silence à l’énonciation et à l’explication, puis revient au départ, tandis que nous retrouvons notre propre silence et notre propre condition de mortel – et tout cela s’effectuant dans le monde, sur le plan de la vie et des événements et de l’espérance de tous les jours, en quête de savoir et de justice, et peut-être aussi, alors, de libération. »[9]



[1] En complément, on lira avec intérêt ces deux autres articles : « Edward W. Said, l’intellectuel palestinien, L’outsider », de Mona Chollet http://www.peripheries.net/article204.html ; et « Edward Said, un intellectuel dans le monde » de Arnaud Sabatier, http://www.lrdb.fr/articles.php?lng=fr&pg=2951
[2] Humanisme et démocratie, trad. Christian Calliyannis , éd. Fayard, 2005, pp. 22-23.
[3] pp. 24-25.
[4] pp.93-97 (je souligne).
[5] pp. 105-107
[6] pp.43-44
[7] pp.63-64.
[8] p.95.
[9]pp. 152-153.

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