« Si variés que sont leurs
modes de formation et leurs mobiles qu’à première vue on croirait qu’elles
n’ont rien qui les unissent. A un bout de la chaîne, on a vu des objecteurs de
conscience qui prétendaient se soustraire à une obligation nationale définie et
revendiquer un statut particulier, ou bien des homosexuels qui ne voulaient que
faire respecter une manière d’être : c’est alors d’être différents sous
quelque rapport qui rassemble; à l’autre bout de la chaîne, on a vu protester
ceux que le sort privait de quelques moyens de subsistance : leur affaire
est en quelque sorte de se retrouver semblables aux autre. A peine ose-t-on
donc parler d’une chaîne, à considérer l’hétérogénéité des registres de la revendication.
Mais en dépit de cette variété, les initiatives des minorités s’apparentent en
ceci qu’elles combinent, d’une manière qui semble paradoxale, l’idée d’une
légitimité et la revendication d’une particularité. Cette conjonction, quel que
soit leur mobile, quelles que soient les circonstances de leur déclenchement,
atteste l’efficacité symbolique de la notion des droits. D’un ordre différent
sont les revendications fondées sur des intérêts : elles se heurtent les
unes aux autres et se règlent en fonction d’un rapport de force. Le pouvoir
s’appuie sur des intérêts, il s’affirme même en exploitant leurs divisions, en
tirant parti des avantages procurés et des préjudices infligés, les uns et les
autres toujours relatifs, pour agrandir le cercle de son autonomie. En
revanche, face à l’exigence ou à la défense d’un droit, il lui faut donner une
raison qui rende raison d’un de ses principes, qui produise les critères du
juste et de l’injuste et non plus seulement du permis et de l’interdit. A
défaut de cette réponse, la loi risque de déchoir au plan de la
contrainte ; et, tandis qu’elle perd sa transcendance, le pouvoir qui
paraît en disposer risque de s’abîmer dans la trivialité. Soulignons-le à
nouveau, le droit qu’on affirme contre les prétentions du pouvoir à décider,
selon ses impératifs, de son accroissement de puissance ne l’attaque pas de
front, il l’atteint obliquement, pour ainsi dire en le contournant, il le
touche au foyer auquel il puise la justification de son propre droit à requérir
adhésion et obéissance de tous.
Ce qu’il nous faudrait donc penser c’est le sens des conflits qui
supposent le fait du pouvoir et la recherche d’une prise en compte des
différences dans le droit. Ces conflits font toujours davantage la
spécificité des sociétés démocratiques modernes. Ineffaçable est en celle-ci
l’instance du pouvoir et, sans cesse plus étendue, son intervention. Il y
aurait naïveté ou mauvaise foi à imaginer qu’une abolition du pouvoir soit
rendue possible ou seulement la tendance au renforcement de l’appareil d’Etat
renversée à la faveur d’une substitution des détenteurs de l’autorité. On est
tenté de penser au contraire que sous le couvert du socialisme s’accentuerait
la concentration des moyens de production, d’information, de réglementation et
de contrôle des activités sociales, l’emploi de tous les instruments de nature
à faire prévaloir l’unité du peuple. Si le développement de cette tendance peut
être mis en défaut, ce n’est pas depuis le lieu de l’Etat où elle s’engendre.
Dès que ce lieu est pleinement fixé, se dégageant du lieu autre métasocial dont
la religion fournissait autrefois la référence, la virtualité s’est dessinée
d’une objectivation de l’espace social,
d’une détermination entière des relations entre ses éléments. Cette
aventure, au demeurant, n’est pas le résultat d’un coup de force opéré par des
aspirants au despotisme : la délimitation d’un espace proprement social,
sensible comme tel, lisible comme leur espace, constitutif d’une identité
commune, pour les groupes qui l’habitent, en se rapportant les uns aux autres,
sans travestissement surnaturel, va de
pair avec la référence à un pouvoir qui, tout à la fois, en surgit et s’en fait
comme à distance le garant. Aussi bien, devons-nous tout autant reconnaître que
le projet qui hante à présent le pouvoir et qui bénéficie pour s’actualiser de
ressources de la science et de la technique autrefois inconnues et
insoupçonnées, ce projet n’est pas non plus imputable à une catégorie d’hommes
ou quelque instinct de domination. Bien plutôt faut-il constater qu’il mobilise
à son service les énergies et façonne les mentalités de ceux qui sont en
position de l’accomplir. Cependant, cette conclusion ne fait que nous confirmer
dans la conviction que c’est du sein de la société civile, sous le signe de
l’exigence indéfinie d’une reconnaissance mutuelle des libertés, d’une
protection mutuelle de leur exercice, que peut s’affirmer un mouvement
antagoniste de celui qui précipite le pouvoir étatique vers son but.
Faisons donc apparaître un second
trait des luttes inspirées par la notion des droits : naissant ou se
développant à partir de foyers divers, parfois à l’occasion de conflits
conjoncturels, elles ne tendent pas à fusionner. Quelles que soient leurs affinités et
leurs convergences, elles ne s’ordonnent pas sous l’image d’un agent de
l’histoire, sous celle du Peuple-Un et récusent l’hypothèse de
l’accomplissement d’un droit dans le réel. Il faut donc se décider à
abandonner l’idée d’une politique qui comprimerait les aspirations collectives
dans le modèle d’une société autre ou, ce qui revient au même, l’idée d’une
politique qui surplomberait le monde dans lequel nous vivons, pour laisser
tomber sur lui les foudres du jugement dernier. Sans doute se résoudre à cet
abandon paraît-il difficile, tant est profondément enracinée, dans l’esprit de
ceux qui sont convaincus de la duperie du réformisme, la foi en un avenir
libéré des attaches au présent. Mais on
devrait sonder cette foi et se demander si le révolutionnarisme ne nourrit pas
des illusions jumelles de celles du réformisme. Tous deux en effet éludent
par un argument différent la question de la division sociale, telle qu’elle se
pose dans la société moderne, la question de l’origine de l’Etat et de sa
fonction symbolique, de même que celle de la nature de l’opposition
dominant-dominé à l’œuvre dans toute l’étendue et dans toute l’épaisseur du
social. Le réformisme laisse supposer que l’Etat, de son propre mouvement, ou
en conséquence de l’essor des revendications populaires – dans les deux cas
grâce à l’accroissement de la production, des richesses et des lumières –, peut
se faire l’agent du changement social et le promoteur d’un système de plus en
plus égalitaire. Le révolutionnarisme laisse supposer que la conquête de
l’appareil d’Etat par les dominés ou tel parti qui les guide, et l’utilisation
de ses ressources à leur profit, crée les conditions d’une abolition de la
domination. L’un et l’autre paraissent impuissants à concevoir à la fois deux
mouvements pourtant indissociables : celui par lequel la société se
circonscrit, se rassemble, acquiert une identité définie à la faveur d’un
écartement interne qui instaure le pôle du pouvoir comme pôle d’en haut, pôle
quasi séparé de l’ensemble, et celui par lequel depuis ce pôle, sous l’effet de
cette quasi séparation, s’accumulent des moyens en tous genres de domination
(ressources matérielles, connaissance, droits de décision) au service de ceux
qui détiennent l’autorité et cherchent à consolider leur propre position.
Réformiste et révolutionnaristes sont aveugles à la fonction symbolique du
pouvoir et obsédés par l’appropriation de sa fonction de fait, celle d’une
maîtrise du fonctionnement de l’organisation sociale. Et cet aveuglement, et
cette obsession ont non seulement les mêmes causes, mais les mêmes effets :
les luttes qui se développent à partir des divers foyers de la société civile
ne sont appréciées qu’en fonction des chances qu’elles offrent, à court ou à
long terme, de modifier ou de bouleverser les rapports de force entre les
groupes politiques et l’organisation de l’Etat. Or ce sont ces luttes,
pensons-nous, qu’il s’agit de libérer de l’hypothèque que font peser sur elles
les partis qui ont vocation au pouvoir, en mettant en évidence l’idée d’une transformation
de la société par des mouvements attachés à leur autonomie.
Autonomie, voilà certes un grand
mot lâché et qu’il convient de justement pesé pour ne pas céder à des fictions
qui à présent désarment, plus qu’elles ne mobilisent les énergies. D’autonomie,
il ne saurait être que relative, disons-le aussitôt. Mais reconnaissons qu’il
est également vain de vouloir fixer ou de vouloir effacer sa limite dans la
réalité empirique. Ces deux tentations s’observent dans le débat sur
l’autogestion, concept qui n’a pas la même valeur que celui d’autonomie, mais
bénéficie d’une faveur significative dans une société dominée par le fait de la
production, et davantage encore par celui de l’organisation. Ou bien l’on
dénonce comme inconsistante l’idée d’une société tout entière régie par le
principe d’autogestion, ou bien l’on ne craint pas d’imputer à un désir de
conservation des vieilles structures de domination toutes les résistances ou
les critiques qu’elle suscite. Or les
arguments qui s’échangent sont faits pour dissimuler la question du politique.
Ceux qu’on invoque au nom du réalisme sont bien connus ; inutile de les
développer… Les impératifs de la production et plus largement de l’organisation
moderne rendraient inviables la participation de tous aux responsabilités
publiques ; ils imposeraient un schéma de division du travail qui
renforcerait les hiérarchies fondées sur la compétence et placerait celle-ci
davantage au fondement de l’autorité ; en outre, la dimension de nos
sociétés, la complexité des tâches que requiert la mobilisation des ressources
pour des objectifs d’intérêt général, la coordination des secteurs d’activité,
la satisfaction des besoins sociaux en tous genres, la protection de l’ordre
public et la défense nationale ne pourraient s ‘accommoder que d’un processus
de centralisation des décisions, au mieux, combiné avec la multiplication
d’organes représentatifs, rigoureusement distincts de la masse instable de
leurs mandants ; en regard de ces nécessités, l’idéal d’autogestion
s’effectuant dans les frontières de multiples cellules sociales serait
chimérique. De tels arguments ne sont ni faibles ni toujours hypocrites, comme
on le dit parfois légèrement. Ils procèdent simplement d’une lecture de la
structure sociale telle qu’elle est advenue et l’appréhendent comme naturelle.
Ce faisant, ils confondent des notions qui devraient être distinguées, si l’on
s’évadait des horizons de notre vie sociale. Ils confondent notamment
l’exercice du pouvoir avec celui de la compétence. Que celle-ci confère une
autorité, nous ne voyons pas quelle expérience on puisse invoquer qui y
contredise ; mais que celle-ci secrète du pouvoir, on ne peut l’affirmer
que pour une société où s’est dégagée une instance générale de pouvoir et où
celle-ci se voyant assignée et s’arrogeant une position de connaissance et de
maîtrise de l’ensemble social, la possibilité d’offre d’identifications en
chaîne des individus détenant compétence et autorité avec le pouvoir
(entendons : son point de vue). Cette objection n’est pas purement
formelle ; elle permet de découvrir ce qui reste le plus souvent dissimulé
par l’argument réaliste, à savoir qu’il y a une différence entre l’exercice de
la compétence et celui du pouvoir. C’est l’image du pouvoir qui mobilise celle
de la compétence et cela certes, au fur et à mesure que les développements
techniques et scientifiques accroissent l’importance de cette dernière. Comment
dirait-on, par exemple, que dans la réalité, les hommes qui disposent d’une
formation technique ou scientifique ou dans quelque domaine que ce soit d’un
capital de connaissances les distinguant du grand nombre, bénéficient à leur
échelle d’une liberté et de moyens de décisions qui les insèrent dans le
système du pouvoir politique ? L’enfouissement de la plupart d’entre eux
dans les ténèbres des Organisation est bien plutôt remarquable. Ce qui est
seulement vrai, mais tout différent, c’est que la compétence (réelle ou
simulée) fournit le critère d’une hiérarchie des rémunérations que celle-ci
constitue un solide appui à la conservation de la structure socio-politique. Mais, précisément, il convient d’observer que
l’aménagement de cette hiérarchie ne se déduit pas du principe de distinction
des compétences, qu’il procède d’une interprétation au sens le plus large
politique. La même sujétion aux conditions de l’ordre établi interdit enfin
d’imaginer une société dont la marche ne soit pas commandée par un appareil
d’Etat ultra-centralisé ; elle fait oublier, dans une large mesure, que
les causes sont ici des effets, que les choix des technologies, des ressources
énergétiques, des productions privilégiées, des systèmes d’information, des
modes de transport, des modes d’implantation des industries, des programmes
d’urbanisme, etc., précipitent le processus social de massification et celui de
la concentration du pouvoir. Du même coup, la critique de l‘idéal d’autogestion
induit à méconnaître toutes les possibilités d’initiatives collectives que
recèlent des espaces gouvernables par ceux qui les peuplent, les possibilités
de nouveaux modèles de représentativité, comme les possibilités de nouveaux
circuits d’information qui changeraient les termes de la participation aux
décisions publiques.
Reste qu’on est surpris, à
l’inverse, de voir l’indigence de la pensée autogestionnaire, dès lors qu’elle
prétend inscrire ses objectifs dans le réel. L’argument de l’adversaire se
trouvant retourné, la limite de l’autonomie s’évanouit. Tout se passe come si
l’idée d’être ensemble, produire ensemble, décider et obéir ensemble,
communiquer pleinement, satisfaire aux mêmes besoins, à la fois ici et là et partout
simultanément, devenait possible, sitôt levée l’aliénation qui rive le dominé
au dominant ; tout se passe comme si seules une volonté maléfique et une
servitude complice avaient depuis des siècles ou des millénaires dérobé aux
peuples cette vérité toute simple qu’ils étaient les auteurs de leurs
institutions et, plus encore, de leur choix de société. Dès lors, plus de souci d’affronter les
problèmes posés dans les frontières de l’histoire que nous vivons.
Paradoxalement, l’idée que nul système établi ne soit susceptible d’être remis
en question s’abîme dans ces affirmations : qu’il n’y a point d’autre
pesanteur du passé que des pesanteurs de fait, que l’humanité s’est toujours
trouvée, comme elle se trouve à présent, devant un possible radical – manière
de dire qu’il n’y a pas d’histoire. Plus de souci non plus, de s’interroger sur
l’égalité et l’inégalité : l’idée juste que cette dernière ne s’exprime
dans le réel qu’au prix d’une élaboration sociale et politique s’abîme dans
cette affirmation : qu’elle n’est qu’un leurre au service du projet de
domination.
Il n’y aurait pas de mystère de
l’obéissance au pouvoir, tel qu’il se condense dans des institutions
matérielles, tel qu’il se trouve figuré par des hommes, simplement aimables ou
haïssables, si la hauteur n’était
qu’un leurre ; s’il ne témoignait pas d’un mouvement général d’élévation
en même temps que d’un mouvement général d’abaissement ; s’il ne captait
pas quelque chose de l’institution du social en même temps qu’il se repliait
sur lui-même, en répondant, par un accroissement de sa force, par un
appesantissement redoublé de sa masse, à la nécessité d’une destitution du
social. Il n’y aurait pas, notamment, cet étonnant retournement de la liberté
en servitude, pas d’énigme de la servitude volontaire – selon l’expression si
forte de La Boétie –, d’une servitude qui soit contraire au désir de liberté
sans y être étrangère, si le signe de ce qui tombe d’en haut n’entretenait pas
quelque rapport avec une aspiration.
Penser ainsi la limite de
l’autonomie, ce n’est pas résumer la question du politique dans les termes du
rapport général de la société avec le pouvoir. Nous ne substituons pas à l’idée
d’un pouvoir maléfique ou à celle d’un pouvoir bénéfique l’idée d’un pouvoir
ambigu. Nous cherchons à faire entrevoir une dimension de l’espace social le
plus souvent masquée. Or pourquoi l’est-elle, sinon, paradoxalement, par
l’effet d’un fantastique attrait pour l’Un et d’une tentation irrésistible à le
précipiter dans le réel. Qui rêve d’une abolition du pouvoir garde en sous-main
la référence de l’Un et la référence du Même : il imagine une société qui
s’accorderait spontanément avec elle-même, une multiplicité d’entreprises qui
seraient transparentes les unes aux autres, se développeraient dans un temps et
un espace homogène ; une manière de produire, d’habiter, de communiquer,
de s’associer, de penser, de sentir, d’enseigner, qui traduirait comme une
seule manière d’être. Or qu’est-ce que ce point de vue sur tout et sur tous,
cette amoureuse étreinte de la bonne société, sinon un équivalent du fantasme
de toute puissance qui tend à produire l’exercice de fait du pouvoir ? Qu’est-ce
que le royaume imaginaire de l’autonomie, sinon un royaume gouverné par une
pensée despotique ? Voilà ce qu’il conviendrait de méditer. Ce qui n’empêche
pas de juger que les sages réformateurs, prédisant l’avènement d’un pouvoir
rationnel qui sache enfermer les expériences d’autonomie dans de justes bornes,
combiner, comme on l’entend dire, l’autorité du plan avec les vertus de l’autogestion,
ceux-là ont décidé de mesurer la valeur des initiatives collectives au critère
de leur conformité avec les décisions de l’Etat ; ils ne veulent laisser
aux locataires de l’édifice socialiste que la liberté de s’entendre pour obéir
aux prescriptions de pouvoir propriétaire.
Se défaire du révolutionnarisme n’est pas rejoindre le réformisme ;
nous disons seulement que rien ne sert d’ignorer l’attrait pour l’Un, rien ne
sert de dénier la distinction du Bas et du Haut ; qu’il vaut mieux s’acharner
à résister à l’illusion d’un pouvoir qui coïnciderait réellement avec la
position qui lui est figurée et qu’il tente d’occuper, comme à l’illusion d’une
unité qui se ferait sensible, réelle et dissoudrait en elle les différences.
Double illusion, sitôt que l’on confond le symbolique et le réel, et dont la
conséquence est d’occulter d’une manière ou d’une autre la pluralité, la
fragmentation, l’hétérogénéité des processus de socialisation, et tout autant
le cheminement transversal des pratiques et des représentations, la
reconnaissance mutuelle des droits. Ce qui défie l’imagination réaliste c’est
que la société s’ordonne en quête de son unité, qu’elle témoigne d’une identité
commune latente, qu’elle se rapporte à elle-même par la médiation d’un pouvoir
qui l’excède et que, simultanément, il y ait des formes de sociabilité
multiples, non déterminables, non totalisables. Ne nous en étonnons pas :
l’imagination à laquelle on rend à notre époque de brillants hommages est
impuissante à nous faire affronter la contradiction, entendons, la vraie
contradiction, celle qui résiste obstinément à sa solution, parce qu’elle est l’indice
de l’interrogation qui habite l’institution du social. Et remarquons au passage
qu’il lui faut toujours trahir la marque de ce qu’elle refoule :
imagination de l’Un, elle véhicule secrètement la représentation du pouvoir (l’Autre
par qui l’Un se nomme), signe de la division sociale ; imagination du
libre jaillissement et du libre épanouissement des énergies collectives, elle
véhicule secrètement la représentation du Même, signe de la non-division. En fin
de compte, ce qui se dérobe à l’imagination, quoiqu’elle trouve là des
ressources inconnues, c’est la démocratie. Avec son avènement s’érigent, pour
la première fois, ou dans une lumière toute nouvelle, l’Etat, la Société, le
Peuple, la Nation. Et l’on voudrait en chacune de ses formes concevoir
pleinement le singulier, le défendre contre la menace de la division, rejeter
tout ce qui le met en défaut comme symptôme de décomposition et de destruction,
et, puisque l’ouvrage de la division paraît se déchaîner dans la démocratie, on
voudrait soit la juguler, soit se débarrasser d’elle. Mais, Etat, Société,
Peuple, Nation sont dans la démocratie des entités indéfinissables. Elles portent
l’empreinte d’une idée de l’Homme qui mine leur affirmation, idée apparemment
dérisoire en regard des antagonismes qui déchirent le monde, mais en l’absence
de laquelle la démocratie disparaîtrait ; et elles demeurent dans une
perpétuelle dépendance de l’expression des droits rebelles à la raison d’Etat
et à l’intérêt sacralisé de la Société, du Peuple et de la Nation. Qu’on ne
croie donc pas que le désir de la révolution, comme avènement du communisme, le
désir d’une bonne société nous fasse rompre l’attache avec les figures
imaginaires qui hantent la démocratie ; il les modifie, mais il renforce
fantastiquement la croyance dont elles se nourrissent ; il sert le culte
de l’unité, le culte d’une identité enfin trouvée dans le singulier, et ce n’est
aps par accident, mais suivant sa logique, qu’il abolit la pensée du droit. Il faut
bien plutôt consentir à penser et agir dans les horizons d’un monde où s’offre
la possibilité d’une déprise de l’attrait du Pouvoir et de l’UN, où la critique
continuée de l’illusion et l’invention politique se font à l’épreuve d’une
indétermination du social et de l’historique.
Politique des droits de l’homme,
politique démocratique, deux manières de répondre à la même exigence :
exploiter les ressources de liberté et de créativité auxquelles puise une
expérience qui accueille les effets de la division ; résister à la
tentation d’échanger le présent contre l’avenir ; faire l’effort au
contraire de lire dans le présent les lignes de chance qui s’indiquent avec les
défense des droits acquis et la revendication des droits nouveaux, en apprenant
à les distinguer de ce qui n’est que satisfaction de l’intérêt. Et qui dirait
qu’une telle politique manque d’audace, qu’il tourne les yeux vers les Soviétiques,
les Polonais, les Hongrois ou les Tchèques ou vers les Chinois en révolte
contre le totalitarisme : c’est eux qui nous enseignent à déchiffrer le
sens de la pratique politique. »
Claude Lefort,
« Droits de l’Homme et politique », mai 1979,
L’invention démocratique,
édition Fayard, 1984, pp. 74-83
« Droits de l’Homme et politique », mai 1979,
L’invention démocratique,
édition Fayard, 1984, pp. 74-83
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