dimanche 2 février 2014

Disputes et hautes voix : le « bacanal » et les conflits ouvriers.

Pas de ville, de village ; de chemin, de cabaret ou de bord de rivière sans disputes ni rixes. Pas de vie, dira-t-on, sans batailles ni bagarres, injures, hautes sonorités de voix hors d’elles : dans cette société orale, poreuse, constamment obligée à la promiscuité, sans recours à l’intimité, la voix fuse et la dispute monte, cela fait partie de l’ordinaire. Ce n’est pas un mode de vie, comme pourraient le dire les anthropologues, c’est une nécessaire manière d’ »être au monde », non choisie, mais présente, signifiant des modes de relations vécus en général face à l’espace public, au quartier et à la foule, pour au moins cette raison que le public, le quartier et la foule sont « les demeures » obligées de chacun et chacune.
D’une extrême fréquence, la dispute jaillit dans l’ensemble des espaces domestique et privé, elle convoque chacun, surgit à tout propos. Elle organise autant qu’elle désorganise l’ensemble des relations sociales. Vive, souvent violente, voire outrancière, elle met en jeu les corps de façon grave puisque, le plus souvent, aux mots prononcés s’ajoutent les coups et les violences physiques. Langages et corps agressifs fabriquent la dispute : mots bas et tons hauts se disputent le pavé, l’immeuble, le marché, le cabaret et les carrefours. Très bruyants, fabriquant un fond sonore étonnant de hautes tonalités et de respirations fuyantes ou démesurées, la dispute a pour elle de posséder en propre le verbe (le verbe haut, dit-on). La parole y est énoncée de façon colérique, persiflante. A ce moment, elle est reine et occupe l’espace. Les gestes viennent ensuite : la véhémence des tonales est une des dimensions de la dispute, celle qui, autant que la parole, fait sortir de ses gonds la personne qui en est la cible et qui, très rapidement, peut en devenir la victime.
Annonce de soi, volonté de se représenter et de se défendre face à l’autre, celle ou celui qui initie la dispute tient à faire reconnaître ses droits, prend autrui, sous le coup de la colère, en otage de ses humeurs, persuadé du bien-fondé de ses clameurs et de ses tonitruantes prises de parole. Tumultueuse, la dispute l’est, convoquant les infinies dysharmonies de la rage, de la haine ou du mépris, à moins qu’il ne s’agisse en fait des trous sentiments mêlés. Il arrive aussi que les paroles soient vociférées contre le joug des autorités, et cela quelles qu’elles fussent. Chacun sait que crier, vitupérer contre le roi sont par exemple des éléments bien plus graves que maltraiter une inconnue « fille de soldats ». Chacun ou presque sait très bien mesurer ses haussements de voix car derrière les échelles de son se décodent les formes usitées des relations à autrui. La dispute contre femme ne ressemble pas à celle du mari contre son épouse, de la revendeuse contre la boutiquière, du voisin contre le locataire, etc. Les notes musicales sont autant disgracieuses et singulières symphonies que les gorges savent émettre en glapissements.
Bien souvent, la cause de la dispute n’est pas d’une considérable importance, mais ce n’est pas l’essentiel. Qu’on se querelle pour des motifs amoureux ou pour des bruits nocturnes mal venus et des tapages exagérés, les voix s’enflent. Lorsqu’il s’agit de rixes ou de batailles en pleine rue, de disputes sur les marchés, la voix haute se fait persiflante afin que ceux qui y assistent soient prompts à prendre parti le plus vite possible. S’il s’agit de disputes conjugales ou familiales, le ton haineux et terriblement connoté sexuellement semble de mise. Les amants en dispute éructent et se frappent de leurs voix (comme avec leurs corps) avec une violence verbale et gestuelle qui fait d’autant plus peur qu’il s’agit de l’intime. La voix est stratégie : chacun ou presque sait la moduler personnellement en raison de la cause défendue. A chaque fois, elle fait impression.
Telles de rapides, fréquentes et saccadées avalanches, les disputes sont quotidiennes à Paris. Il s’agit d’un fleuve intarissable où les cris et les mots sont jetés à la face d’autrui, d’un fleuve qui déborde sans crier gare et rassemble la population avec une immense rapidité. Même fréquente et coutumière, la dispute est évidemment plus qu’une dispute, mais la marque d’un enjeu social et politique. Personne n’y est indifférent car c’est peut-être aussi un mode d’être : chacun s’en mêle et y prend part, car chacun, quelques heures après l’incident, peut se trouver en être la cible ou la partie prenante. Il n’est donc pas étonnant, dès lors, que les archives des commissaires de police parisiens[1] soient emplies de plaintes et d’assignations à comparaître qui mobilisent la plupart de leur énergie et de leurs préoccupations.
Soyons claire : il ne fait pas déduire du nombre important des plaintes pour disputes, des interrogatoires et des témoignages une véritable écoute des harmoniques de la voix en ces moments de colère. Face à un greffier qui, forcément, résume un peu ou écrit selon le langage qui lui a été plus moins transmis, les témoins, plaignants, accusés prennent appui sur des paroles ensuite transcrites, mais dont la sonorité n’est pas toujours indiquée. L’historien se trouve alors face à des mots écrits et, grâce à une lecture minutieuse de ces milliers de procès-verbaux, il lui est nécessaire, à force de rigueur d’interprétation, de retrouver par-delà les mots certains sons et d’en extirper d’évidentes harmoniques. En cas de disputes, les voix sont plus que jamais perçantes, fuyantes, pas toujours énoncées sur un mode rationnel, souvent exagérées ou « égosillées », volontairement ou involontairement persiflantes, ne serait-ce que parce qu’elles désirent faire mal à autrui. A l’historien de devenir l’indiciaire des tons, ce en quoi il est aidé par les indications sur les postures corporelles et laryngiques parfois mentionnées, qui permettent de restituer les tonales. A noter qu’il arrive d’avoir quelques indications précieuses de la part du greffier : il note en marge du procès verbal qu’à tel ou tel endroit, il a choisi de reproduire « dans la plus grande fidélité » les phrases exprimées, ce qui laisse évidemment sous-entendre qu’il ne le fait pas constamment…
Sur les voix de la dispute, les témoins apportent de nombreuses indications ; on entend alors les temps et les sentiments de chacun. En ces lieux se haussent et se clament les haines, les douleurs, les jalousies et les passions mortifères, et aussi les résistances violemment émises pour ne plus souffrir davantage. Ce sont les voix de l’énergie, du désamour, du défoulement des passions. En ces moments, tout semble oublié des civilités obligées pour prendre le chemin litigieux des haines brutes ou des sentiments d’injustice trop longtemps refoulés. Musiques plurielles, les voix empruntent les notes abruptes et sifflantes des rapports familiaux, sociaux et politiques manqués.
C’est ce qu’on appelle d’une expression elle-même sonore : « faire bacanal ». Bacanal veut dire tapage tumultueux et révolté, accompagné de cris, hurlements et vindictes dits sur des tons haussés de colère ou d’ironie. « Faire bacanal » fait peur à tous et à toutes : aux simples individus  comme aux autorités, car tout le monde sait que cette transgression des actes, des comportements donc des voix est déjà une révolte.
En travaillant exhaustivement sur les archives pour plaintes du commissaire Hugues en place de 1757 à 1778 dans le quartier des Halles, on peut s’apercevoir de temps particuliers où la hargne entre garçons, compagnons, ouvriers, maîtres et jurés des communautés de métiers ont mis les rues de Paris dans un registre tonitruant. Ces archives, extrêmement bien tenues, sont très précieuses pour comprendre ce que fut le climat social, politique et conflictuel des années 1763 à 1765, où l’ensemble de la population travailleuse se porta en insoumission contre non seulement des maîtres trop sévères, mais aussi des jurés de la communauté considérés comme offensants. Le « bacanal » est quotidien et, devant le commissaire, les procès-verbaux « racontent » les rues de Paris emplies de hurlements, de colères ironiques très spécifiques qui toutes possèdent un enjeu politique. La voix n’est pas qu’une émanation de la gorge et du larynx, elle est l’arme dont disposent les sujets du roi pour s’opposer aux autorités, faire barrage aux injonctions qui paraissent les plus insupportables. Mélodie de l’âme et de l’esprit, puissance sonore venue de chaque être, la voix se fait signal. Elle emprunte les ressorts qui lui sont les plus intimes pour résister, être présent face à ce qui survient. La voix est outil d’importance beaucoup plus qu’aujourd’hui où elle ne s’entend en général que collectivement à travers les manifestations. Ici, les voix sont des prises de position et d’insertion brutale dans un monde désapprouvé.
1763-1765, pour exemple : ce sont trois années difficiles. Les compagnons, dans beaucoup de professions, se révoltent notamment chez les cordonniers et les ouvriers des académies de peintres. Et le brouhaha urbain se fait quotidien. Des grèves, des cabales, des révoltes et des insoumissions ponctuent gravement ces années. En tout cas, les manifestations sonores et verbales sont intéressantes à relever. En 1760, le 21 janvier, un ouvrier boutonnier ne cesse de « hausser le ton » contre son maître. Las de ses imprécations, il déclare que « pour parvenir enfin à maltraiter son maître, il part s’engager dans les gardes françaises et cela pour avoir le droit de porter l’épée ». Sous-entendu : en portant l’épée, il pourra sans problème provoquer son maître. […]
Fulminer, se révolter, crier sont choses graves, mais il semble bien que quelque chose d’insupportable aux yeux des maîtres-jurés réside en ce que les compagnons et garçons empruntent des « tons ironiques », ressentis comme autant de flèches acérées, d’atteintes graves à leur fonction et à leur mode d’exister. […]
La raillerie, la moquerie sont des attitudes verbales mal acceptées. Elles remettent en cause l’ordre du monde du travail, des jurandes et des communautés de métiers, ce qui est peu tolérable. Ces haussements de voix railleurs font impression, surtout s’ils sont issus de mouvements de fronde peu ou prou organisés. De plus, recevoir une injure quelle que soit la situation, signifie entrer de force dans un espace de « vulnérabilité linguistique »[2], se sentir désorienté, être mis hors de son territoire, poussé dehors en somme. L’injurié perd sa place traditionnelle. Pour le pauvre et le précaire, l’injure est plus qu’une blessure, elle atteint, en dévalorisant encore plus, un statut et une voix que déjà il possède si peu. Etre « mal parlé » par autrui fait avancer vers le néant. L’injure peut aussi être, de la part du locuteur, un mode de résistance à la domination : les jurés injuriés par les compagnons relèvent de cette problématique.
Ces voix « sans respect » inquiètent davantage que celles issues des conflits familiaux ou de disputes sur les marchés. Dans les clameurs multiples et incessantes qu’offre la rue se repèrent vite des grondements de voix plus dangereux que les autres, plus décidés et plus révélateurs de graves malaises sociaux. L’oreille populaire est fine, et toute clameur ouvrière attire beaucoup plus de monde que la banale dispute qui rythme sans faille les heures du jour et de la nuit. »
Arlette Farge,
Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle,
pp.104-113,
éd. Bayard,
2009

Faire bacanal ou encore comment défier les codes communicationnels établis et être plus que la caisse de résonnance des problèmes sociaux. Faire bacanal ou geste politique de destitution.




[1] Il y a 48 commissaires de police à Paris. Les plaintes déposées devant eux sont conservées aux Archives nationales et représentent un nombre impressionnant de liasses. Classées par commissaire puis à l’intérieur par ordre chronologique, elles forment une somme de manuscrits qui se comptent en kilomètres.
[2] Judith Butler, Le pouvoir de mots. Politique du performatif, pp.24-25

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