Pas de ville, de village ;
de chemin, de cabaret ou de bord de rivière sans disputes ni rixes. Pas de vie,
dira-t-on, sans batailles ni bagarres, injures, hautes sonorités de voix hors
d’elles : dans cette société orale, poreuse, constamment obligée à la promiscuité,
sans recours à l’intimité, la voix fuse et la dispute monte, cela fait partie
de l’ordinaire. Ce n’est pas un mode de vie, comme pourraient le dire les
anthropologues, c’est une nécessaire
manière d’ »être au monde », non choisie, mais présente, signifiant
des modes de relations vécus en général face à l’espace public, au
quartier et à la foule, pour au moins cette raison que le public, le quartier
et la foule sont « les
demeures » obligées de chacun et chacune.
D’une extrême fréquence, la dispute
jaillit dans l’ensemble des espaces domestique et privé, elle convoque chacun,
surgit à tout propos. Elle organise autant qu’elle désorganise l’ensemble des
relations sociales. Vive, souvent violente, voire outrancière, elle met en jeu
les corps de façon grave puisque, le plus souvent, aux mots prononcés
s’ajoutent les coups et les violences physiques. Langages et corps agressifs
fabriquent la dispute : mots bas et tons hauts se disputent le pavé,
l’immeuble, le marché, le cabaret et les carrefours. Très bruyants, fabriquant
un fond sonore étonnant de hautes tonalités et de respirations fuyantes ou
démesurées, la dispute a pour elle de posséder en propre le verbe (le verbe haut, dit-on). La parole
y est énoncée de façon colérique, persiflante. A ce moment, elle est reine et
occupe l’espace. Les gestes viennent ensuite : la véhémence des tonales
est une des dimensions de la dispute, celle qui, autant que la parole, fait
sortir de ses gonds la personne qui en est la cible et qui, très rapidement,
peut en devenir la victime.
Annonce de soi, volonté de se
représenter et de se défendre face à l’autre, celle ou celui qui initie la
dispute tient à faire reconnaître ses droits, prend autrui, sous le coup de la
colère, en otage de ses humeurs, persuadé du bien-fondé de ses clameurs et de
ses tonitruantes prises de parole. Tumultueuse, la dispute l’est, convoquant
les infinies dysharmonies de la rage, de la haine ou du mépris, à moins qu’il
ne s’agisse en fait des trous sentiments mêlés. Il arrive aussi que les paroles
soient vociférées contre le joug des autorités, et cela quelles qu’elles
fussent. Chacun sait que crier, vitupérer contre le roi sont par exemple des
éléments bien plus graves que maltraiter une inconnue « fille de
soldats ». Chacun ou presque sait très bien mesurer ses haussements de
voix car derrière les échelles de son se décodent les formes usitées des
relations à autrui. La dispute contre femme ne ressemble pas à celle du mari
contre son épouse, de la revendeuse contre la boutiquière, du voisin contre le
locataire, etc. Les notes musicales sont autant disgracieuses et singulières
symphonies que les gorges savent émettre en glapissements.
Bien souvent, la cause de la
dispute n’est pas d’une considérable importance, mais ce n’est pas l’essentiel.
Qu’on se querelle pour des motifs amoureux ou pour des bruits nocturnes mal
venus et des tapages exagérés, les voix s’enflent. Lorsqu’il s’agit de rixes ou
de batailles en pleine rue, de disputes sur les marchés, la voix haute se fait
persiflante afin que ceux qui y assistent soient prompts à prendre parti le
plus vite possible. S’il s’agit de disputes conjugales ou familiales, le ton
haineux et terriblement connoté sexuellement semble de mise. Les amants en
dispute éructent et se frappent de leurs voix (comme avec leurs corps) avec une
violence verbale et gestuelle qui fait d’autant plus peur qu’il s’agit de
l’intime. La voix est stratégie : chacun ou presque sait la moduler
personnellement en raison de la cause défendue. A chaque fois, elle fait
impression.
Telles de rapides, fréquentes et
saccadées avalanches, les disputes sont quotidiennes à Paris. Il s’agit d’un
fleuve intarissable où les cris et les mots sont jetés à la face d’autrui, d’un
fleuve qui déborde sans crier gare et rassemble la population avec une immense
rapidité. Même fréquente et coutumière, la dispute est évidemment plus qu’une
dispute, mais la marque d’un enjeu social et politique. Personne n’y est
indifférent car c’est peut-être aussi un mode d’être : chacun s’en mêle et
y prend part, car chacun, quelques heures après l’incident, peut se trouver en
être la cible ou la partie prenante. Il n’est donc pas étonnant, dès lors,
que les archives des commissaires de police parisiens[1]
soient emplies de plaintes et d’assignations à comparaître qui mobilisent la
plupart de leur énergie et de leurs préoccupations.
Soyons claire : il ne fait pas déduire
du nombre important des plaintes pour disputes, des interrogatoires et des
témoignages une véritable écoute des harmoniques de la voix en ces moments de
colère. Face à un greffier qui, forcément, résume un peu ou écrit selon le
langage qui lui a été plus moins transmis, les témoins, plaignants, accusés
prennent appui sur des paroles ensuite transcrites, mais dont la sonorité n’est
pas toujours indiquée. L’historien se trouve alors face à des mots écrits et,
grâce à une lecture minutieuse de ces milliers de procès-verbaux, il lui est
nécessaire, à force de rigueur d’interprétation, de retrouver par-delà les mots
certains sons et d’en extirper d’évidentes harmoniques. En cas de disputes, les
voix sont plus que jamais perçantes, fuyantes, pas toujours énoncées sur un
mode rationnel, souvent exagérées ou « égosillées », volontairement
ou involontairement persiflantes, ne serait-ce que parce qu’elles désirent
faire mal à autrui. A l’historien de devenir l’indiciaire des tons, ce en quoi
il est aidé par les indications sur les postures corporelles et laryngiques
parfois mentionnées, qui permettent de restituer les tonales. A noter qu’il
arrive d’avoir quelques indications précieuses de la part du greffier : il
note en marge du procès verbal qu’à tel ou tel endroit, il a choisi de
reproduire « dans la plus grande fidélité » les phrases exprimées, ce
qui laisse évidemment sous-entendre qu’il ne le fait pas constamment…
Sur les voix de la dispute, les témoins
apportent de nombreuses indications ; on entend alors les temps et les
sentiments de chacun. En ces lieux se haussent et se clament les haines, les
douleurs, les jalousies et les passions mortifères, et aussi les résistances
violemment émises pour ne plus souffrir davantage. Ce sont les voix de l’énergie,
du désamour, du défoulement des passions. En ces moments, tout semble oublié
des civilités obligées pour prendre le chemin litigieux des haines brutes ou
des sentiments d’injustice trop longtemps refoulés. Musiques plurielles, les
voix empruntent les notes abruptes et sifflantes des rapports familiaux,
sociaux et politiques manqués.
C’est ce qu’on appelle d’une expression
elle-même sonore : « faire bacanal ». Bacanal veut dire tapage
tumultueux et révolté, accompagné de cris, hurlements et vindictes dits sur des
tons haussés de colère ou d’ironie. « Faire bacanal » fait peur à
tous et à toutes : aux simples individus
comme aux autorités, car tout le monde sait que cette transgression des
actes, des comportements donc des voix est déjà une révolte.
En travaillant exhaustivement sur les
archives pour plaintes du commissaire Hugues en place de 1757 à 1778 dans le
quartier des Halles, on peut s’apercevoir de temps particuliers où la hargne
entre garçons, compagnons, ouvriers, maîtres et jurés des communautés de
métiers ont mis les rues de Paris dans un registre tonitruant. Ces archives,
extrêmement bien tenues, sont très précieuses pour comprendre ce que fut le
climat social, politique et conflictuel des années 1763 à 1765, où l’ensemble
de la population travailleuse se porta en insoumission contre non seulement des
maîtres trop sévères, mais aussi des jurés de la communauté considérés comme
offensants. Le « bacanal » est quotidien et, devant le commissaire,
les procès-verbaux « racontent » les rues de Paris emplies de
hurlements, de colères ironiques très spécifiques qui toutes possèdent un enjeu
politique. La voix n’est pas qu’une émanation de la gorge et du larynx, elle
est l’arme dont disposent les sujets du roi pour s’opposer aux autorités, faire
barrage aux injonctions qui paraissent les plus insupportables. Mélodie de
l’âme et de l’esprit, puissance sonore venue de chaque être, la voix se fait
signal. Elle emprunte les ressorts qui lui sont les plus intimes pour résister,
être présent face à ce qui survient. La voix est outil d’importance beaucoup
plus qu’aujourd’hui où elle ne s’entend en général que collectivement à travers
les manifestations. Ici, les voix sont des prises de position et d’insertion
brutale dans un monde désapprouvé.
1763-1765, pour exemple : ce sont trois
années difficiles. Les compagnons, dans beaucoup de professions, se révoltent
notamment chez les cordonniers et les ouvriers des académies de peintres. Et le
brouhaha urbain se fait quotidien. Des grèves, des cabales, des révoltes et des
insoumissions ponctuent gravement ces années. En tout cas, les manifestations
sonores et verbales sont intéressantes à relever. En 1760, le 21 janvier, un
ouvrier boutonnier ne cesse de « hausser le ton » contre son maître.
Las de ses imprécations, il déclare que « pour parvenir enfin à maltraiter
son maître, il part s’engager dans les gardes françaises et cela pour avoir le
droit de porter l’épée ». Sous-entendu : en portant l’épée, il pourra
sans problème provoquer son maître. […]
Fulminer, se révolter, crier sont choses
graves, mais il semble bien que quelque chose d’insupportable aux yeux des
maîtres-jurés réside en ce que les compagnons et garçons empruntent des « tons
ironiques », ressentis comme autant de flèches acérées, d’atteintes graves
à leur fonction et à leur mode d’exister. […]
La raillerie, la moquerie sont des attitudes
verbales mal acceptées. Elles remettent en cause l’ordre du monde du travail,
des jurandes et des communautés de métiers, ce qui est peu tolérable. Ces haussements
de voix railleurs font impression, surtout s’ils sont issus de mouvements de
fronde peu ou prou organisés. De plus, recevoir une injure quelle que soit la
situation, signifie entrer de force dans un espace de « vulnérabilité linguistique »[2], se
sentir désorienté, être mis hors de son territoire, poussé dehors en somme. L’injurié
perd sa place traditionnelle. Pour le pauvre et le précaire, l’injure est plus
qu’une blessure, elle atteint, en dévalorisant encore plus, un statut et une
voix que déjà il possède si peu. Etre « mal parlé » par autrui fait
avancer vers le néant. L’injure peut aussi être, de la part du locuteur, un
mode de résistance à la domination : les jurés injuriés par les compagnons
relèvent de cette problématique.
Ces voix « sans respect »
inquiètent davantage que celles issues des conflits familiaux ou de disputes
sur les marchés. Dans les clameurs multiples et incessantes qu’offre la rue se
repèrent vite des grondements de voix plus dangereux que les autres, plus
décidés et plus révélateurs de graves malaises sociaux. L’oreille populaire est
fine, et toute clameur ouvrière attire beaucoup plus de monde que la banale
dispute qui rythme sans faille les heures du jour et de la nuit. »
Arlette Farge,
Essai pour une histoire des voix au dix-huitième
siècle,
pp.104-113,
éd. Bayard,
2009
Faire bacanal ou encore comment défier les codes communicationnels
établis et être plus que la caisse de résonnance des problèmes sociaux. Faire
bacanal ou geste politique de destitution.
[1] Il y a
48 commissaires de police à Paris. Les plaintes déposées devant eux sont
conservées aux Archives nationales et représentent un nombre impressionnant de
liasses. Classées par commissaire puis à l’intérieur par ordre chronologique,
elles forment une somme de manuscrits qui se comptent en kilomètres.
[2] Judith
Butler, Le pouvoir de mots. Politique du
performatif, pp.24-25
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