A rebours de l’institution démocratique.
Je souhaite ici mettre en avant trois
éléments essentiels.
Tout d’abord, la notion de sujet.
L’une des tendances de la démocratie libérale est de définir la société comme
une totalité, certes égalitaire, mais unifiée par les postulats qui la
caractérisent et qui en définissent les frontières, comme s’ils lui étaient
consubstantiels et quasiment naturels. Ainsi pensée, on peut alors comprendre
que la tâche politique par excellence est de maintenir l’unité et l’homogénéité
de l’ensemble. Une telle société est plurielle car elle entend bien reconnaître
les individus qui la constituent et concevoir que leur identité est une construction
qui dépend plus de ces individus eux-mêmes et de leur autonomie que de la
totalité.
Pour y parvenir, la société libérale
développe une conception de la citoyenneté qui présuppose un sujet, antérieur à
la société comme à toute société et, en tant que tel, porteur de droits qui lui
seraient naturels. Or, une telle conception ne s’envisage qu’en faisant tout à
fait abstraction des relations sociales, des relations de pouvoir qui les
caractérisent, des expressions de la culture et de tout un ensemble de
pratiques qui rendent l’individualité des sujets possible.
La perspective agonistique, telle
qu’elle est développée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, avance justement
que le concept ou la prémisse d’une société comme totalité suturée, achevée et
auto-définie n’est pas une référence qui importe dans la construction du corps
social et des identités des agents de ce corps social. « La ‘société’,
écrivent-ils dans hégémonie, n’est pas un objet de discours valable. » (10)
Une telle construction, si elle était possible, ne pourrait l’être que dans la
mesure où la totalité même, l’achèvement absolu et du corps social et du
sujet/agent social seraient auto-référentiels. Ce qui est, pour le coup, tout à
fait impossible. « la tension insoluble intériorité/extériorité est la
condition de toute pratique sociale : la nécessité existe seulement comme
limitation partielle du champ de la contingence. C’est dans ce champ, où ni une
intériorité totale, ni une extériorité absolue n’est possible, que se constitue
le social. » (11)
Par là, deux conséquences. La
première est que toute identité, toute construction identitaire ne peut être
tout à fait achevée, une totalité absolument fixée, mais doit toujours être
pensée comme le résultat de cette tension entre son intérieur et l’extérieur,
entre soi et les autres, entre – catégories politiques essentielles que
j’aborderai après – Eux et Nous, Moi/Eux les Autres. Autrement dit, toute
identité est avant tout relationnelle et jamais pleine et entière. La seconde,
qui peut être particulièrement troublante pour le projet libéral de nos
démocraties, c’est qu’à travers cette tension entre Intérieur/Extérieur, la
construction des identités comme des relations sociales est le produit
d’articulations possibles, toujours mises en scène, discursivement et
pratiquement. Mais par là, par cette mise en scène toujours jouée et
actualisée, « toute pratique sociale […] puisqu’elle n’est pas le moment
interne d’une totalité auto-définie, […] ne peut simplement être l’expression
de quelque chose de déjà acquis […Elle] ne peut être entièrement subsumée à un
principe de répétition [… Elle] consiste toujours en la construction de
nouvelles différences. Le social est articulation parce que la société est
impossible. » (12)
Ce « Je ne m’y reconnais pas »
n’est donc pas le signe d’un échec, mais bien plutôt celui d’une vitalité et
d’une créativité du corps social et de l’individualité des agents. La politique
est principalement, pour ne pas dire principiellement, l’affaire de ces
différences et donc de ces conflits potentiels entre individualités, qui sont
autant de positions de sujets. Mais en même temps, par la contradiction de
leurs pratiques articulatoires propres, l’ambition demeure bien, pour chacun,
de faire, de produire du commun (commonality). Plutôt que de vouloir balayer
toute forme de conflictualité, et en particulier toute conflictualité
discursive, notamment en faisant taire et en court-circuitant les passions et
les émotions au prétexte de leur irrationalité ou de leur côté déraisonnable, la
démocratie libérale n’affronte plus la politique mais se cherche, à travers les
postulats qui la gouvernent, à travers l’universalisme qui la sous-tend, des
réponses qui ne peuvent être ni tout à fait durables, ni totalement
acceptables.
Ce qui amène au second point. Si la
démocratie est le lieu du débat, de la contradiction et de la différence, elle
ne peut vouloir l’homogénéité des pratiques de ses agents. Par voie de
conséquence, s’il convient de maintenir ouvert le champ des possibles de nos
sociétés démocratiques, de laisser ce champ ou ces possibles être investis par
la pluralité, et si, par ailleurs, il faut prendre au sérieux ce que la
conflictualité expose, alors la catégorie politique essentielle et qui ne peut
être balayée au prétexte de la délibération est celle d’adversaire (qui n’est pas ici un Autre, un Ennemi avec qui toute
conciliation est impossible, même s’il campe sur ses positions alternatives).
L’un des principaux reproches
concernant les procédures de la délibération démocratique est de vouloir mettre
en place les conditions d’une performance délibérative. Pour y parvenir, cette
approche promeut le consensus comme l’indice et la garantie de cette
performance et de la rationalité des débats. Reste que par cette promotion
d’une certaine forme de rationalité, il est toujours possible (voire,
stratégiquement intéressant) de faire l’impasse sur les points de désaccord qui
subsisteraient, soit parce que les questions ne sont pas prévues à l’ordre du
jour de la délibération, soit parce qu’elles sont balayées arbitrairement et
autoritairement (réduire au silence la parole autre, radicalement toute autre,
parce que étrangère, non experte(13)), soit enfin par des procédures
discursives (rhétoriques, références à des fictions devenues de véritables mythes
tellement évidents et naturels qu’il serait un pur non sens de les contester).
Mais ces tentatives de court-circuit ne garantissent aucunement que le
consensus obtenu par la procédure délibérative soit l’objet de l’adhésion de
tous. D’abord, et pour reprendre le motif qui justifia l’écriture, par John
Stuart Mill, du « Discours sur la liberté de discussion », « Si
tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas
pour autant le droit d’imposer silence à cette dernière, pas plus que celle-ci
d’imposer le silence aux hommes si elle en avait le pouvoir. » (14). Cet
homme qui ne partage pas l’opinion commune, qui ne s’y reconnaît pas, manifeste
qu’il y a dans sa position quelque chose d’irréductible, une mésentente qui ne
peut se taire. Son désaccord ne peut être marginalisé, pas plus que cet homme
ne peut pas prétendre détenir à lui seul l’opinion qui conviendrait à tous. Par
ailleurs, ce qu’il manifeste ainsi, c’est une double violence qui s’exerce sur
lui : celle de la décision qui est prise, qui vaut pour tous également,
d’autant qu’elle est le produit de la délibération, et vis-à-vis de laquelle il
ne se reconnaît pas ; celle de lui imposer silence, comme si la norme,
conçue pour faire le bien commun, ne pouvait pas, par nature, faire le mal et
commettre un tort qu’il estime, pour ce qui le concerne, préjudiciable.
La perspective agonistique entend
prendre à rebours l’ordre que les procédures délibératives entendent établir.
Au lieu de considérer le désaccord comme un échec, un désaveu du consensus, il
s’agit de l’envisager comme une interprétation possible des principes d’égalité
et de liberté qui nous lient les uns aux autres. Tout comme il convient
d’envisager l’ordre actuel de nos démocraties comme une réponse, une hégémonie
provisoire qui ne vaut pas pour elle seule et en elle-même, mais seulement de
façon contingente, contextualisée (circonstanciée) parce qu’il est, à tel ou
tel moment, possible de s’entendre à son sujet, de se convertir à ses
intentions, sans pour autant la décider unilatéralement comme nécessaire.
Aussi, l’approche agonistique n’est-elle pas le refus de tout consensus, mais,
par cette catégorie de l’adversaire qui entre dans le jeu de la démocratie,
l’acceptation de la plurivocité et, ainsi, d’une démocratisation de la
délibération.
Enfin, et ce sera mon dernier point,
en assumant la part de dissensus et de l’irréductibilité du conflit, on peut
alors être capable de procéder à une déconstruction de la démocratie et de la
décision démocratique. Une démocratie réellement pluraliste, qui ne
considère pas le consensus comme le signe de la performance du discours et de
la décision politique, assume la part d’exclusion et de violence que cette
exclusion implique(15). Mais, au lieu de se voiler la face sur ces violences et
les laisser en l’état, un jeu politique et réellement démocratique serait alors
un jeu qui reconnaît la nécessité des frontières, des différences, des
confrontations des voix multiples sans recourir à quelque essence que ce soit
pour les justifier (mais simplement parce que c’est par ce jeu-là que le social
s’engage). Ce serait un jeu politique qui, plutôt que de fuir, assumerait une
part d’indéterminé et d’indécidable. C'est-à-dire que la tâche démocratique est
encore à venir, une promesse et une construction à jamais inachevée et
toujours, véritablement et radicalement (en ses principes mêmes) à l’ouvrage.
« Je ne m’y reconnais pas »
est alors bien plus vital et essentiel au projet démocratique que les principes
universels qui le définissent. Il marque encore et certainement plus fortement
qu’on ne le suppose d’ordinaire, ma relation à l’Autre. Relation à propos de
laquelle Derrida disait qu’elle « ne se referme pas, et c’est pour cela
qu’il y a histoire et que l’on essaie d’agir politiquement. » Il est donc
plus le signe authentique d’un vouloir faire commun.
(1) C’est ce que décrit Sartre, dans la Critique de la Raison dialectique, quand
il évoque le groupe en fusion : il s’agit d’une fusion des corps qui n’est
pas rendue possible par une conscience collective, une conscience
d’appartenance à une catégorie ou à une classe, et encore moins par la présence
d’un leader. Pouvoir sans cause, c’est un mouvement sans une voix spécifique identifiable,
même si elles entonnent toutes le même slogan et le répercutent en s’articulant
les unes aux autres, dans une même dynamique, dans une même praxis.
(2) C’est ce que signale Chantal Mouffe
quand elle entend dissocier, dans un entretien avec Markus Miessen, The space of agonism , les
différentes mobilisations populaires qu’elle ne veut pas mélanger: « Civil
society is important for voicing concerns about certain issues, but once it
does that it is necessary for parties to respond to those demands. Creating a
synergy between social movements and parties is vital, because parties are the
ones that are going to translate those demands politically. But if a social
movement refuses all communication with parties then there is a problem. This
does not mean that these types of movements are useless, since they do put
issues on the agenda, but somehow they are less effective than if they would
agree to work with parties » (89-90) Je traduis : « la société
civile est essentielle pour mettre en voix les problèmes que soulèvent
certaines questions, mais une fois qu’elle l’a fait, il est nécessaire que les
partis politiques réagissent à ces revendications. Créer une synergie entre les
mouvements sociaux et les partis politiques est vital, parce que les partis
politiques sont les seuls à pouvoir traduire ces revendications d’un point de vue
politique. Mais si le mouvement social refuse toute communication avec les
partis politiques, alors il y a impasse. Cela ne signifie pas que de tels
mouvements sont inutiles, puisqu’ils définissent un agenda d’actions
politiques, mais d’une certaine manière ils sont moins efficaces que s’ils acceptaient
à travailler avec ces partis politiques. »
(3) Habermas, p. 392
(4) Habermas, p.409
(5) Habermas, p.386
(6) Habermas, p. 390
(7) Habermas, p. 390
(8) Habermas écrit, p. 401 : «
Les mouvements sociaux, les initiatives et les plates-formes civiques, les
associations, politiques ou autres, bref les groupements de la société civile,
sont, certes, les détecteurs de problèmes, mais les signaux qu’ils émettent et
les impulsions qu’ils donnent sont, en règle générale, trop faibles pour déclencher dans de brefs délais des processus
d’apprentissage au niveau du système politique ou pour réorienter des processus
de décisions déjà engagés. » Mes italiques.
(9) Non pas tant que l’on présupposerait,
a priori, dans ce public de masse de l’espace public politique une quelconque
déficience cognitive à envisager raisonnablement une solution, mais parce qu’on
ne voit davantage une déficience structurelle liée à un problème d’échelle et
d’identification.
(10)
Hégémonie et stratégie socialiste, p. 206
(11)
Hégémonie et stratégie socialiste, p. 207
(12)
Hégémonie, p. 211
(13)
C’est
ainsi que Stanley Cavell interprète la position de Torvald qui, parlant de sa
femme Nora (La maison de poupée
d’Ibsen : « Pour chanter, un oiseau chanteur doit avoir une voix
claire » - le genre de mots qui lui ont permis, pendant les huit années
qu’a durés leur mariage, de contrôler la voix de sa femme, de dicter ce qu’elle
peut énoncer et la manière dont elle peut l’énoncer » (Qu’est-ce que la philosophie américaine,
p.201), surtout en ce qui concerne des questions de la plus haute importance,
des questions de justice.
(14)
On Liberty, p. 85
(15)
Une
telle perspective, en assumant l’adversité et la conflictualité, assume une
part d’exclusion. Mais à l’approche consensuelle qui, malgré les désaccords,
peut être vue comme une injonction à l’homogénéité (injonction à s’inclure),
l’approche agonistique oppose une exclusion toute relative. Non pas tant
exclusion du corps social, mais exclusion, provisoire, et affirmation de sa
différence tout autant que affirmation d’une articulation entre Soi et les
autres qui est alors altérée.
(16)
Déconstruction et pragmatisme, p. 169
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