Je ne m’y
reconnais pas !
Voire : j’ai beau faire, je ne
m’y reconnais pas !
Rassurez-vous, il ne s’agit pas d’une
critique que j’adresse aux organisateurs de ce colloque et que je tiens à
remercier chaleureusement pour leur invitation. Il s’agit plutôt d’exprimer le
désaccord, dans sa dimension politique, et tenter de voir ainsi ce qui s’engage
dans ce désaccord. D’abord, une connaissance, non pas qui manquerait ou qui
ferait défaut, mais une connaissance qui me met dans une situation où je ne
suis plus en accord avec ce que je pouvais, auparavant, estimer comme acceptable. Il y a donc entre
ce qui, d’une part, relevait de cette connaissance et, d’autre part, ce Je
singulier qui s’avoue ici démuni, quelque chose comme une articulation qui
n’est plus possible, comme l’affirmation d’un divorce, sans être pour autant
une rupture ni une renonciation radicale. Et lorsque j’insiste par ce
« j’ai beau faire », le faire dont il est ici question n’est pas seulement
un faire cognitif (une tentative de reconnaissance, de remédiation cognitive et
d’appropriation conceptuelle). Il doit se comprendre au pied de la lettre comme
ce qui renvoie à tout ce qui dans ma pratique aurait pu, avant le désaccord,
participer à cette articulation et qui, dorénavant, parce que je ne m’y
reconnais pas, n’est plus tout à fait l’horizon de mes possibles, entendus ici
autant comme mes actes que mes pensées.
Ce « je ne m’y reconnais
pas » renvoie ensuite à un Je. C’est-à-dire à un locuteur singulier, qui
s’énonce et se qualifie ainsi désarmé, et singulier aussi, vis-à-vis d’autres
locuteurs qui eux, peuvent s’y reconnaître ou bien ne pas s’y reconnaître,
parce qu’ils l’éprouvent autant que moi, mais indépendamment de moi, ou bien
parce que, à la suite de mon énoncé, et dans une perspective qui leur est tout
aussi singulière que la mienne, ils s’éprouvent aussi dans une situation où ils
ne s’y reconnaissent pas, mais pour d’autres raisons (1).
Enfin, le « je ne m’y reconnais
pas » n’est pas ici la simple anecdote d’un énoncé, mais il marque bien
quelque chose qui renvoie à des circonstances qui font le désaccord, le problème.
Peut-être que la politique, en tout cas dans la perspective agonistique que je
veux aborder, est-elle cet énoncé toujours possible, toujours réactualisé, et à
partir de là, toujours à travailler et à
ré-ouvrir, d’un « je ne m’y reconnais pas ».
Il est en tout cas la forme que
Wittgenstein donnera, Investigations
philosophiques I, 123, au problème philosophique, et dont il dira qu’il
s’agit de la position sociale du problème. Il poursuit, en I, 124 :
« la philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte à l’usage réel
du langage, elle ne peut faire autre chose que le décrire. » Et enfin, en
I, 125 : « ce n’est pas l’affaire de la philosophie de résoudre
la contradiction [le « je ne m’y reconnais pas »] au moyen d’une
découverte mathématique ou logico-mathématique. Mais de permettre un aperçu
d’ensemble de l’état des mathématiques qui nous inquiète : l’état de
choses avant que la contradiction soit résolue. (Et il ne faut pas croire que
par là on éluderait une difficulté.). »
Chez Wittgenstein, la philosophie est
moins prescriptive que descriptive. Elle nous confronte à un état de choses,
nous met en observation du langage qui fait signe vers cet état de choses. Or
s’il ya accord ou désaccord, c’est d’abord dans ce langage, dans cet état de
choses que décrit le langage. Ce n’est pas tant par rapport à des règles qui
s’imposeraient d’elles-mêmes et indépendamment de tout contexte, de toute
pratique par laquelle nous conformons la règle à notre langage (ou bien nous
nous en détournons), c’est-à-dire encore du langage que nous nous donnons dans
la pratique que nous en faisons comme dans les pratiques, non linguistiques
cette fois, par lesquelles nous nous adressons les uns aux autres. La
perspective agonistique que j’entends développer ici prend appui sur ces jeux
de langage, sur nos usages du langage. Par là, si la référence à Wittgenstein
s’impose, ce n’est pas tant parce qu’il y aurait une lecture politique chez cet
auteur, mais bien parce que sa pensée du langage, des jeux de langage est au
cœur de cette réflexion agonistique. Cette approche peut alors se comprendre
comme la possibilité, pour une multiplicité de jeux ou de manière d’être
démocratique, de retrouver la signification politique de ces manière d’être
alors que les procédures démocratiques en cours, notamment les procédures délibératives,
ont tendance à exclure du champ politique.
A cet égard, « je ne m’y
reconnais pas » est une manière d’être dans le jeu de la démocratie. Il y
acquiert un sens spécifique : cette manière d’être, cette façon d’agir et
de jouer la citoyenneté par ce Je qui ne s’y reconnaît plus est la formulation
spécifique du problème et de la contestation au sein même de l’espace public.
Pour le préciser, un tel problème est celui d’un faire commun, a commonality, qui ne peut plus être
celui auquel ce Je, comme tant d’autres, peuvent se reconnaître. Il s’agit donc
d’un énoncé qui vient contrebalancer autant les principes sur lesquels nos
institutions démocratiques sont fondées que les croyances ou les mythes et
fictions auto-réalisatrices de la démocratie, les relations et les aspirations
au commun partagées par une pluralité de Je ; ce « Je ne m’y
reconnais pas » est de l’ordre de la mise en voix spécifique et singulière
qui se heurte à une manière de décider et de faire commun.
La mise en voix agonistique.
« Ne pas s’y
reconnaître ! » ne doit pas ici s’entendre seulement comme une
circonstance, un événement qui viendrait rompre, à un moment donné, l’équilibre
des institutions et de la concorde sociale. Il prend certes cette forme de la
rupture, mais il ne peut se limiter à ce seul moment, s’y réduire. Nos sociétés
libérales ont toutes été traversées par ces éruptions populaires qui, à une
période ou une autre, sont venues déstabilisées l’ordre établi. Plus récemment,
les mouvements des Indignés en Espagne, Occupy Wall Street, ou, plus en amont,
les émeutes en France en 2005 ou encore le mouvement des Piqueteros en
Argentine au début des années 2000, ont tous été des mouvements à travers
lesquels les protagonistes affichaient qu’ils ne se reconnaissent pas dans
l’ordre politique établi. Leurs slogans affirmaient que l’exclusion
socio-économique et par la suite politique dont ils étaient victimes ne pouvait
plus se perpétuer, et ils exprimaient ainsi une revendication de plus de
démocratie (notamment par un changement du personnel politique). En ce sens, la
vertu du mouvement social est de mettre en voix ce qui, politiquement, reste
invisible, inaudible ou à la marge. Mais de tels mouvements, éruptifs, ont aussi
leurs propres limites. La principale d’entre elles c’est que, par leur rejet
des institutions politiques et démocratiques établies, ils ne peuvent
s’inscrire dans la durée et, ainsi, ne peuvent se donner les moyens d’investir
lesdites institutions pour les démocratiser davantage. La perspective
agonistique dont il est ici question n’entend pas œuvrer à une Tabula Rasa.
Elle entend, au contraire, travailler à revisiter et à redéfinir comme à
radicaliser la politique, entendue ici au sens d’un ensemble de pratiques, de
relations, de manières d’être qui appellent, dans le cadre des institutions ou
des contre-pouvoirs organisés en parti politique, en syndicats ou associations,
une traduction politique et pluraliste de ces discours et pratiques discordants
(2).
Cette exigence de traduction
politique et pluraliste est le fait même de la conception de la démocratie et,
notamment, de cette conception de la délibération démocratique. Cette dernière
entend, en effet, s’appuyer sur le pluralisme des intérêts, des revendications.
On en trouve une confirmation chez Jürgen Habermas, dans Droit et Démocratie, au chapitre qui envisage « Le rôle de la
société civile et de l’espace public politique ». Il y définit l’espace
public politique (la société civile) comme une caisse de résonnance, une mise
en voix, et même une mise en voix de la plurivocité du public (3), une mise en
voix du lancement d’alerte, une dramatisation (4) des problèmes et de questions
qui, par ailleurs, ne trouvent pas de réponses ou qui ne sont même pas abordées
dans les débats et discussions des institutions démocratiques. Mais il ajoute
aussi :
« Du point de vue de
la théorie de la démocratie, l’espace public doit, en outre, renforcer la
pression qu’exercent les problèmes eux-mêmes, autrement dit non seulement
percevoir et identifier, mais encore formuler les problèmes de façon
convaincante et influente, les
appuyer par des contributions et les dramatiser de façon à ce qu’ils puissent
être repris et traités par l’ensemble des organismes parlementaires. Un travail
de problématisation efficace doit donc s’ajouter à la fonction signalétique de
l’espace public. Sa capacité retreinte à traiter lui-même les problèmes qu’il rencontre doit par ailleurs être mise
à profit pour contrôler le traitement ultérieur du problème, dans le cadre du
système politique. » (5)
Quelques éléments de cette
définition. Tout d’abord, parce qu’il n’est pas une institution, parce qu’il
n’est pas organisé [le système politique est ailleurs, en dehors de l’espace
public], l’espace public politique, envisagé comme caisse de résonnance, exerce
une influence. Si l’on se fie aux
éléments de la discussion que Habermas engage à son sujet, cette influence, en
elle-même et au moment où elle est mise en voix, n’est pas un contenu ou un
pouvoir politique. Non seulement, elle pourrait très bien ne pas avoir lieu,
mais elle est surtout en dehors de tout pouvoir. Certes, elle peut être prise
en compte. Encore faut-il comprendre que si tel est le cas, si l’influence
fonctionne, c’est qu’ « elle s’appuie sur une confiance accordée par
avance à des possibilités de persuasion qui ne peuvent pas être effectivement
contrôlées » (6). Autrement dit, l’influence n’opère que si les acteurs de
cette mise en voix des problèmes qui ne trouvent pas leur solution par ailleurs
présupposent, par cette confiance accordée, que les institutions et
organisations délibérantes traduisent fidèlement la demande ainsi formulée. Ce
qui signifie, par cette confiance accordée, qu’ils présupposent l’identité
réelle entre le corps social et le corps délibérant, comme si le premier
fusionnait dans le second, chargé de le représenter. Car, de toute façon,
« l’influence politique, fondée sur des
convictions publiquement défendues et exercée au moyen des médias, ne se
transforme en pouvoir politique – autrement dit en un potentiel permettant de
prendre des décisions qui engagent – que dans la mesure où elle agit sur les
convictions des membres autorisés du
système politique, déterminant ainsi le comportement à la fois d’électeurs, de
parlementaires, de fonctionnaires, etc. Tout comme le pouvoir social,
l’influence politique ne peut être transformée en pouvoir politique qu’au moyen
de procédures institutionnalisées. » (7)
C’est donc renvoyer à plus tard et à
des procédures de médiation, non seulement la possibilité mais aussi la
responsabilité de mettre en voix (cette fois-ci autorisée, officielle) et de
mettre en œuvre la traduction et la décision politique que l’influence engage.
Et comme l’espace public politique signale – on se rappellera la première
citation de Habermas : il en a tout à fait la capacité, mais celle-ci est
restreinte –, il n’est pas chargé de concevoir, de conceptualiser et donc de
décider de la réponse qui s’impose. On comprend bien qu’il n’est pas
auto-législateur et ne se donne pas sa propre règle. Mais on comprend aussi
que, loin d’évacuer la possibilité et l’importance de la contestation politique
(et l’on trouvera dans ce chapitre de Droit
et démocratie des lignes sur la désobéissance civile), loin donc d’évacuer
le poids de la voix privée, de la plurivocité dans le processus politique qui
mène à la délibération et à la décision, ce renvoi et ce recours à des
instances organisées, pour prendre en charge les problèmes que suggèrent ces
voix, semble tout de même bien qualifier le moment éruptif de la contestation
comme un moment pré-politique. C’est, autrement dit, renvoyer au politique,
cette fois conçu comme l’ensemble des institutions chargées de la régulation de
ces voix, la responsabilité de la réponse.
Reste que, le propre de la politique,
est, malgré tout, la possibilité toujours renouvelée et actualisée que je ne
m’y reconnaisse pas. Ou encore, la possibilité d’une dissidence au sens où la
règle à laquelle je dois obéir n’est pas suffisante pour que, dans mes actes,
je la suive, je l’accepte. Le Je dont il est ici question est certes
l’individu, dans sa singularité même, mais aussi tout acteur de cet espace
public. Or, nous dit Habermas, la multiplicité des acteurs, indépendamment des
relais qu’ils peuvent trouver notamment dans les mass-médias, ne les rend pas
identifiables (8). Ne pas être identifié, voire, selon le traitement
médiatique, être rendu invisible parce que la mise en voix du problème, de ce
singulier « Je ne m’y reconnais pas » n’a pas d’audience au sein de
cet espace public et auprès des relais de l’opinion, c’est très exactement ce
qui, dans nos sociétés démocratiques, se produit et alimente le désaveu des
institutions et de la représentation politique (9).
La perspective agonistique entend
prendre en compte ce divorce. En définitive, et c’est ce que soutient Chantal
Mouffe à plusieurs reprises dans sa critique du modèle délibératif, la
pluralité semble balayée au profit d’une performance (au sens technicien du
terme) que les procédures de la délibération démocratique mettent en place.
Dans le cadre de ces procédures, si tous ont d’égale chance et l’égale
opportunité de participer, de prendre voix, il n’en demeure pas moins qu’il
existe des possibilités de médiation entre la voix privée et ce qui doit
ressortir de la délibération. Cette médiation, assurée par la représentation
politique, ne nous met pas à l’abri de nouveaux et de singuliers « je ne
m’y reconnais pas ». La contestation dans les espaces publics politiques
de nos sociétés libérales, la façon dont les citoyens-électeurs se détournent
des urnes, le désaveu de la représentation politique, mais aussi l’audience
qu’acquièrent de plus en plus les partis d’extrême droite (tous justifiant leurs
mots d’ordre par la crainte de l’autre, l’étranger, de la mondialisation et par
le procès des élites le recours à un repli identitaire), les Tea-Parties,
confirment bien que, malgré le présupposé égalitaire de nos sociétés
politiques, ce sont d’abord les inégalités, les injustices qui, vécues, ne sont
pas suffisamment prises en considération.
Le propre de la perspective
agonistique, dans cette critique de la procédure délibérative instituée comme
garantie de la rationalité politique, est de restaurer ce que cette dernière
entend évacuer. Il s’agit donc de prendre la démocratie à rebours de son
institution. Ce sera le second moment de mon intervention.
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