S’intéresser à la politique à travers le figure peu
convoquée de l’anonyme. Il y a même contradiction à faire appel à elle. En
lui-même, l’anonyme est le sans-nom, sans identité. On ne peut le caractériser
par les qualités ou les propriétés qui définissent l’autre figure politique par
excellence : le citoyen. Comme si, en tant que tel, l’anonyme n’était que
l’antonyme du citoyen. Pure négation. Par là aussi, pur anéantissement du
politique. Celui-ci n’a que faire de l’anonyme, parce que l’anonyme n’a pas la
vertu, positive cette fois, de faire exister la politique.
A la limite, on veut bien, de façon condescendante, lui
donner un statut de héros singulier qui, dans la déferlante de la meute
protestataire, défile dans les rues et défie le pouvoir en place – les acteurs
de ce pouvoir –, les institutions. Ou bien encore : on se prend d’amitié
pour lui quand on le désigne par des expressions-slogans qui entendent remédier
au divorce entre les élites dirigeantes et le peuple. « La France d’en-bas »,
celle qui se lève tôt devient alors la préoccupation principale. Mais c’est
pour lui opposer, quasi simultanément, un devoir-être hors duquel la
délibération démocratique ne peut avoir lieu : « la rue ne gouverne
pas ! ». Cette rue, cette chienlit n’existe qu’à la condition suprême
de ne pas se faire remarquer. Sitôt le fait-elle que l’arsenal répressif joue à
plein ! Les mouvements révolutionnaires et destituants, ceux du Printemps
arabe de 2011, ceux de Hongrie, en 1958, ou de Tchécoslovaquie, en 1968,
appellent (comme de façon purement mécanique) une réponse-riposte d’autorité
qui, d’une manière ou d’une autre, court-circuite l’expression spontanée des
ces hommes, femmes et enfants osant braver l’interdit. Cette réponse
d’autorité : « Nous vous avons entendu ! Puisque nous ne sommes
ni sourds ni autistes, retournez chez vous pour que la troupe regagne sa
caserne ! Ayez confiance, nous vous assurons de notre
solidarité ! » La performativité du discours a quelque chose de
terrifiant et de mensonger. A la fois « nous sommes la solution de vos
problèmes ! » et l’avertissement sans appel : poursuivre le
mouvement ne serait qu’un caprice de mauvais garnement. Mater la rébellion,
dompter et domestiquer la masse
s’imposent ! C’est la « psychologie des masses » qui appelle la riposte.
L’anonyme rebelle s’y dérobe tout à fait.
Car, malgré tout le déni ou, au mieux, la condescendance,
l’anonyme fait peur. Précision : l’anonyme, tant qu’il n’est pas cet
anonymat défini et garanti, en guise de protection de la personne[1],
par l’institution, est, d’emblée et par définition, coupable. La lettre anonyme
de délation est moralement coupable. Le message anonyme, dans une affaire
criminelle, participe à l’aggravation de la réprobation sociale. Si tant est
qu’il ait quelque chose à dire (et il s’en faut de beaucoup pour qu’il soit
entendu ou, seulement, audible), l’anonyme ne mérite aucun égard. Son silence
ou, plus vraisemblablement, sa mise en silence organisée et mise en scène, le
répudie dans un ailleurs qui n’est pas politique et n’a aucune valeur. Aussi,
la scène politique n’est pas et ne peut ni ne doit être une scène d’anonymes.
L’anonyme est sans histoire propre, pense-t-on. Le donneur
anonyme accepte de ne pas être l’histoire qui construit l’identité de la
personne qui a reçu le don. C’en est même la condition sine qua non. Mais s’il
est sans histoire propre ou singulière, il participe tout de même à la
singularité des histoires. Il fait histoire. Quitte à remettre en question une
évidence ou un impensé, qui conditionne toute approche de la responsabilité
morale, civile ou juridique : je ne suis pas sans mon nom propre. L’anonyme interroge ce nom, mon nom. Disons
aussi : de quoi le nom est-il la condition ? L’anonyme ne parle pas
en son nom, mais il le dit en notre nom.
L’anonyme est sans image, dit-on. Mais il n’est pas sans
visage ! Ces masses qui défilent et que captent les appareils photos et
caméras rendent compte de la réalité non pas virtuelle mais physique du visage
et du regard anonymes. C’est une même passion qui anime ces hommes et ces
femmes réunis sous une même bannière, défiant le même adversaire. Et que dire
de cet individu masqué qui intervient, via les réseaux sociaux, pour dénoncer!
L’anonyme rebelle, même sous son masque plus suspect que protecteur, est celui qui
se revendique rebelle.
L’anonyme est sans paroles, sans discours. Il ne dit rien.
Ou plutôt : de son anonymat, on a tôt fait d’établir son aphasie. Reste que
sa présence, perturbante, n’est pas sans signification et qu’elle n’exprime pas
rien.
Donc l’anonyme comme personnage politique. Telle est l’intuition
initiale. Reste à savoir ce qui en fait la singularité politique, à quelles
conditions il participe de la politique sans pour autant tomber sous le
reproche de son idéalisation.
Car, et telle est la thèse qu’il s’agira d’établir, l’anonyme
rebelle est d’abord chacun d’entre nous et non pas tel ou tel, qu’il s’appelle
Assange, Snowden, Manning ou, plus loin, tel signataire de tel manifeste public
qui, par l’indignation exprimée, en appelle à la conscience de ses
contemporains. Osons le rapprochement : Assange est un Maurice Blanchot,
signataire du « manifeste des 121 » ou une des ses « 343 salopes ».
Parce que chacun d’eux, s’il intervient sous sa signature propre, ne parle pas
en son nom mais en un nom multiple, collectif et une conscience commune. Voilà
le parallèle. Tel est aussi l’art et le genre du manifeste politique. Par là,
nous sommes tous physiquement, présentement, sous le feu de l’action ou loin du
théâtre des opérations, des anonymes. Mais rebelles parce que la perspective d’une rébellion
est une potentialité qui, à tout moment, peut advenir. L’anonyme rebelle n’est
pas celui qui, par profession, fausse ou sincère, fait office de dissident. Comme
tout anonyme il n’a rien dit et ne peut s’appuyer sur une œuvre, de l’esprit ou
autre qui l’aurait amené à se singulariser et à développer, d’une manière ou d’une
autre, un discours particulier le dissociant de la masse et de l’opinion
courante. Mais rebelle parce que ce qu’il détourne, dans le cours régulier et
normalisé des choses et des événements, relève du discours et engage sa
subversion. Discours qui dit « non », qui refuse. Il n’œuvre pas à la
reconquête : il travaille à son émancipation, sa libération. Rien,
auparavant, ne le prédisposait à faire éclater au grand jour sa colère ou sa
détermination à épouser l’élan protestataire ou à oser le grand retournement de
son existence, révélé par sa protestation. Il ne se sentait aucune compétence
particulière pour agir. Il était pris, tout simplement et comme plein d’autres,
dans les tenailles d’un ordre du monde auquel il adhérait de fait et contre
lequel, les quelques griefs qu’il pouvait éprouver, ne suffisaient pas à en
faire le révolté qui, une fois son acte accompli, le mirent sur le devant de la
scène politique. Projeté ainsi et à l’avant-garde, quelle que soit d’ailleurs
sa position dans le mouvement lui-même (sur le coup, il se sait une avant-garde
et s’en contente), parmi celles et ceux qui en épousent maintenant la dynamique
ou le feront plus tard, il dit la rupture ; il en exprime l’urgence ;
il en manifeste, par ses actes mêmes, l’impérieuse nécessité. L’anonyme rebelle
est, comble du paradoxe, celui qui, en termes sartriens, rompt la série avant d’être rattrapé et comme
récupéré par ceux-là mêmes qui, dans une dynamique similaire, entendent
organiser leur protestation et leur discours contestataire. Autrement dit, l’anonyme
rebelle est celui-là même qui fait le mouvement et l’histoire politique. Politisé,
même intuitivement, il est l’acteur incontournable des luttes passées comme à
venir. Il n’est invisible que pour ceux-là mêmes qui ne veulent pas le voir et l’écouter parce
qu’ils s’effraient autant de son cri et de sa présence que de leur position
occupée ainsi déstabilisée. Ou encore : il n’est pas cette invisibilité
sociale qui, inscrite dans la fatalité de l’invisibilisation, exige
reconnaissance… à défaut de quoi, elle n’est que subie et le demeure. Il est,
pour tout cela, une figure politique à part entière.
[1]
L’anonyme de la société anonyme est celui qui, actionnaire, n’a aucune
responsabilité dans la gestion et la direction de l’entreprise. Il est le
capital, et rien d’autre.
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