La dynamique et les contraintes temporelles de la vie
sociale et psychique dans la société industrielle et post-industrielle ne
peuvent être déduites des progrès de l’accélération technique, et constituent
même face à ces derniers une contradiction logique. L’augmentation du « rythme
de vie », la pénurie de temps de la modernité ne naissent pas à cause de, mais en dépit des énormes gains de
temps réalisés par l’accélération dans presque tous les domaines de la vie
sociale.
[…] L’accélération du rythme de vie ou la raréfaction du
temps doit être la conséquence d’une augmentation
quantitative, logiquement indépendante des processus d’accélération
technique : nous produisons, nous communiquons, nous transportons non
seulement plus vite mais aussi davantage que les sociétés précédentes.
Car, fondamentalement, on assiste à une réduction progressive des ressources temporelles,
soit s’il faut un temps plus long
pour accomplir une tâche donnée, et donc à l’occasion une décélération technique, soit
si les rythmes de croissance (de la
production de biens et de services, du nombre de communications transmises, des
distances parcourues, des tâches à accomplir) dépassent les rythmes d’accélération des processus
concernés. Ce n’est que dans ce dernier cas de figure que l’accélération technique
coïncide avec une accélération du rythme de vie. […]
Nous pouvons donc énoncer l’hypothèse centrale de notre
étude de la manière suivante : dans
la société moderne, comme « société de l’accélération », se produit
une combinaison (aux nombreux présupposés structurels et culturels) des deux
formes d’accélération – accélération technique et augmentation du rythme de vie
par la réduction des ressources temporelles – et donc une combinaison de
croissance et d’accélération. Cela implique que le rythme de croissance
moyen (défini comme augmentation de la quantité globale de produits, d’informations
transmises, de communications, de distances parcourues, etc.) dépasse le rythme
de l’accélération.
Et on peut constater le fait que les ressources temporelles
potentiellement « gagnées » ou libérées, par exemple dans les tâches
ménagères – avec l’utilisation de lave-linge ou de lave-vaisselle, de fours à
micro-ondes, d’aspirateurs -, ou bien dans les transports, sont à nouveau compromises
par l’augmentation corrélative de leur utilisation. Des enquêtes réalisées dans
les années 1960 et 1970 montrent déjà que le temps passé aux tâches ménagères
a, de manière surprenante, plutôt tendance à augmenter en fonction du nombre d’appareils
ménagers possédés. Selon une enquête approfondie réalisée aux Etats-Unis à l’échelle
du pays entier en 1975 et portant sur 2406 personnes interrogées, les
propriétaires d’un lave-vaisselle passaient en moyenne une minute et les
propriétaires d’une machine à laver le linge quatre minutes de plus par jour au ménage que les
foyers qui ne possédaient pas ces appareils, tandis que l’aspirateur ne faisait
qu’économiser qu’une minute. Même l’apparition du four à micro-ondes n’a pas
entraîné une diminution significative du temps passé à la préparation des
repas. C’est ainsi que J. Robinson et G. Godbey concluent, en accord avec mon
hypothèse : « Ce qui s’est sans doute produits avec d’autres
technologies a lieu maintenant avec le four à micro-ondes : des gains de
temps potentiels sont convertis en augmentation du nombre de réalisations ou en
amélioration de la qualité. »
On peut constater, de la même façon, les effets de l’automobile
sur les ressources temporelles : posséder une voiture ne modifie pas le
temps de transport, en touts cas, cela ne le diminue pas. Au contraire, le gain
de temps réalisé (grâce à l’accélération) est converti en voyages plus nombreux
ou vers des destinations plus lointaines, si bien qu’il semble que le temps
fixé pour les transports dans le budget-temps ne change pas avec la vitesse de
déplacement. »
Hartmut Rosa, Accélération
– Une critique sociale du temps.
Traduction de Didier Renault,
édition La Découverte,
coll. « Théorie critique »,
2010,
pp. 90-92.
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