dimanche 18 décembre 2011

L'argent n'est rien, les hommes le pervertissent



Les publicités sur les organismes de crédit, qui réveillent les rêves du consommateur pour l’achat d’un écran plat nouvelle technologie  dernière génération ou un voyage sous les tropiques, accompagnent les « scoops » qui défraient la chronique journalistique sur le prix des chambres d’hôtel de nos dirigeants, leurs escapades en Porsche ou leurs soirées festives au Fouquet’s. Comme si, de nos jours, avoir de l’argent était un argument suffisant, ou pour se présenter devant les électeurs ou pour défier les pouvoirs en place… en tout cas, pour correspondre à cet idéal de l’individu  à qui tout réussit. Mais n’est-ce pas un leurre ?

En avoir ou pas ! Telle est la question ! Les critiques sur l’argent ostentatoire sont fréquentes. Et, pour le moins fondées. Dans une société dominée par des discours politiques, économiques et moraux sur la crise des valeurs morales (puisqu’elles concernent l’individualisme, l’absence de patriotisme, mais aussi la valeur « travail », etc.) comme des valeurs économiques et financières, parler d’argent est un leitmotiv à la fois fondateur de ces discours et l’un des principaux objets de leur critique et de leur contestation. Certes, nous avons tous besoin d’argent, toutefois trop d’argent est condamnable. Mais est-ce bien lui, cet argent de papier (la monnaie, les billets de banque, les chèques et autres mandats) tout comme cet argent virtuel (les transactions et spéculations financières sur des sommes astronomiques qui alignent les zéros au-delà de ce que l’entendement peut lui-même concevoir), qui est la cause véritable de toutes les critiques adressées à l’encontre du pouvoir de l’argent ? En fait, ce n’est pas tant le pouvoir de l’argent qui est corrosif, car, en soi, l’argent n’est rien d’autre qu’un moyen au service d’intérêts qu’il n’a pas mais que seuls des individus formulent et poursuivent. C’est le pouvoir lui-même qui corrompt les hommes qui, à vouloir l’exercer, pervertissent le rôle et la fonction de l’argent. Et ce sont les individus qui, à trop vouloir l’exercer, se laissent prendre dans un engrenage du toujours plus d’argent !
http://www.asian-nation.org/headlines/2011/10/occupy-wall-street-real-deal-just-fad/
Ne se fait-on pas, en effet, de fausses idées sur le rôle, la fonction et la nature même de l’argent ? Par là, critiquer seulement l’argent, comme ce Dieu vivant qui pervertirait les hommes, leur donnerait le pouvoir de faire ce que la morale ou la loi réprouveraient, n’est-ce pas se tromper de cible ? Car toute société, qui ne peut seulement se conserver en développant un système autarcique, a besoin de se lier à d’autres et l’argent n’est alors qu’une monnaie d’échange parmi d’autres, un outil qui se substitue au bien matériel mais qui, par l’échange, consacre la relation ainsi instituée. C’est ce que note l’ethnologue français, Marcel Mauss, qui, dans son Essai dur le don, en 1923, écrit : « Les sociétés ont progressé dans la mesure où elles-mêmes, leurs sous-groupes et enfin leurs individus, ont su stabiliser leurs rapports, donner, recevoir, et enfin, rendre. Pour commencer, il fallut d’abord savoir poser les lances. C’est alors qu’on a réussi à échanger les biens et les personnes, non plus seulement de clans à clans, mais de tribus à tribus et de nations à nations et surtout – d’individus à individus. C’est ensuite que les gens ont su se créer, se satisfaire mutuellement des intérêts, et enfin, les défendre sans avoir à recourir aux armes. »

A l’origine de l’argent, l’échange symbolique.

Au début de l’échange, donc, la nécessité de communiquer avec d’autres (clans, tribus, nations ou individus) dans une perspective pacifiée, en tout cas dans une perspective qui assure à chacun la sécurité de son existence. On y échange de tout, des biens comme des personnes et il n’est pas rare alors que l’individu servile, mis en esclavage, devienne une monnaie d’échange, non seulement pour assurer la paix sociale, politique mais aussi pour instituer entre familles, clans ou tribus des alliances avec d’autres. L’idée, l’exigence de l’échange ne vaut pas seulement pour les sociétés dites sédentaires, qui s’organisent autour d’un espace/lieu commun de culte et aussi, bien souvent de transactions, mais non encore financières. La société des indiens Guayaki, d’Amazonie, qui vivent en nomades et principalement de la chasse, l’illustre. C’est une société qui est fondée sur le tabou alimentaire qui interdit absolument au chasseur de consommer la viande de ses propres prises. Dès qu’un chasseur rentre au camp, avec son gibier, il partage le produit de sa chasse entre sa famille et les autres membres de la bande, s’abstenant lui-même de manger la viande préparée par son épouse. S’il veut se nourrir, ce n’est qu’en profitant de la chasse des autres membres de la bande qu’il pourra satisfaire son besoin. Autrement dit, pour ne pas mourir de faim, l’homme Guayaki doit passer son temps à chasser pour les autres et à recevoir d’eux sa propre nourriture. L’ethnologue Pierre Clastres, qui a étudié leur société, note qu’en définitive, tous les chasseurs Guayaki, du fait de ce tabou (ne jamais manger la viande du gibier que l’on a tué, sous peine de malchance, catastrophe, etc.), sont véritablement dans la même position, sur le même pied d’égalité les uns vis-à-vis des autres : tout chasseur est à la fois un donneur et un receveur. Ce qui l’amène à dégager la leçon suivante : « en contraignant l’individu à se séparer de son gibier, il l’oblige à faire confiance aux autres, permettant ainsi au lien social de se nouer de manière définitive, l’interdépendance des chasseurs garantit la solidité et la permanence de ce lien, et la société gagne en force ce que les individus perdent en autonomie. » (Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, éd. De Minuit, 1974, p. 100).
Or, l’on voit bien par là que, dans le contexte de l’échange, il n’est pas question d’évaluer le produit de l’échange, de définir une valeur monétaire ou financière. L’échange ne se fait pas sous la forme de l’achat et de la vente. D’une certaine manière, le but ou la fin de l’échange n’est pas le produit échangé, qui serait mis en circulation dans une relation commerciale avec d’autres. Pour autant, l’échange, s’il n’est ni commercial ni économique, n’est pas désintéressé. Dans les sociétés que l’on dit abusivement primitives, on assiste à ces échanges qui, en apparence, semblent gratuits, mais qui, en fait, manifestent des obligations des uns envers les autres. La question économique et marchande de l’échange n’intervient pas. L’échange a lieu d’abord en fonction d’une valeur symbolique, peu importe la marchandise, et consacre, d’une certaine façon, les obligations que les uns manifestent vis-à-vis des autres, notamment pour mettre en œuvre une alliance entre partenaires. L’argent n’a donc pas de pouvoir en soi ; il n’est qu’un adjuvant.
Mais en avoir ou pas ! Si telle est bien la question, ça n’est pas parce que l’argent serait, seul, un moyen de l’alliance, c’est parce qu’il n’y aurait rien de plus essentiel, dans la vie d’un homme, que de pouvoir montrer sa richesse. Et donc, de comparer cet argent accumulé avec celles et ceux qui n’en ont pas.

L’illusion de la richesse.


Qui est riche et de combien l’est-on ? Dès que l’on commence à poser la question, dès que l’on tente de définir les critères de cette richesse, on met en question l’argent lui-même. Le riche a une grande maison avec piscine. Mais on ne dit pas comment il a acquis ces biens ? Par héritage, c’est donc quelqu’un qui, sa vie durant, a été aidé et qui le sera encore – cet héritage est nécessairement énorme, considérable et ne peut faire que des jaloux. C’est aussi l’idée d’une transmission entre générations. Transmet-on alors un pouvoir ? Par emprunt auprès d’organismes bancaires, c’est-à-dire en créant une dette vis à vis d’autrui. Pour peu qu’il ait été aidé par l’ami d’amis qui lui veulent du bien, les conditions sous lesquelles il souscrira cet emprunt ne seront pas celles d’un autre individu qui, sans aide ni relation privilégiée, aura sa maison, mais un peu moins grande et sa piscine (mais plutôt une pataugeoire). C’est bien connu, « on ne prête qu’aux riches ! » L’argent est donc ce vecteur par lequel toutes les représentations de l’autre sont possibles, des plus folles et non fondées, aux plus réalistes : dis-moi ce que tu as, je te dirai qui tu es. Ce qui laisse place à une logique de la dépense.




Dépense, au sens propre, il s’agit de l’emploi d’argent à d’autres fins que le placement. Mais cette dépense alimente aussi toutes les rumeurs, tous les jugements voire aussi toutes les condamnations morales. D’abord, on louera le prudent qui, établissant un prévisionnel, définira les lignes budgétaires des dépenses prévues, charges fixes comme les extras (ce qui sort de l’ordinaire). On donnera aux consommateurs lambda la possibilité de gérer ses comptes, d’envisager tel voyage, tels travaux et autres frais en lui faisant entendre que, tout spécialement pour lui, des facilités de paiement, ou des prêts à la consommation – le prêt à dépenser – sont  à la portée de sa bourse. Par ailleurs, on trouvera déplacée la prodigialité, la dépense somptuaire quand d’autres triment dur pour un bout de pain. On s’offusquera même du personnage qui dépense sans compter, pour lui, son plaisir et son bien-être. Comme si, dans cette perspective de la dépense, il y avait le bon argent à dépenser, faire circuler, et le mauvais argent, celui qui est l’objet de la critique morale, ou sociale, voire de la condamnation judiciaire. Il n’est pas rare d’entendre évoquer l’argent sale, l’argent bien mal acquis : celui de la corruption – la commission occulte de l’entrepreneur pour conquérir tel marché, le pot de vin – ; celui que l’on va blanchir – argent de la drogue, du narcotrafic, de la prostitution, d’activités mafieuses, de trafics d’armes, etc., blanchir, c’’est-à-dire : dissimuler la provenance d'argent acquis de manière illégale afin de le réinvestir dans des activités légales (par exemple la construction immobilière…) ; mais aussi l’argent qu’on dissimule dans un compte bancaire, dès lors qu’on est assuré que ce compte est secret. Cette volonté de dissimulation est celle de l’avare qui regardera toute dépense comme une atteinte faite à sa personne, à sa vie. Mais c’est aussi celle de celui qui ne veut pas éveiller les soupçons sur sa prétendue ou avérée richesse. Comme si l’argent devait être sous contrôle : celui d’une bonne gestion, de bons placements, comme celui de son accumulation (contrôle pour ne pas en perdre, ne pas le perdre).
Ce contrôle de l’argent est particulièrement mis en œuvre à travers le phénomène de la dette et de sa négociation. Les organismes bancaires, en France, se demanderont quelle est la capacité d’endettement du ménage, tout en tenant compte d’un minimum à garantir en fonction du revenu, quand les organismes bancaires américains établiront la capacité d’emprunt du ménage en fonction de la possibilité de faire circuler la dette sur le marché financier et de son rachat possible, par d’autres fonds bancaires. La question de l’argent renvoie à celle de la capacité à faire, décider, etc……… mais devoir de l’argent, c’est aussi être lié à une tierce personne au point de ne pas pouvoir agir sans qu’elle en soit informée ou, en tout cas, sans que les conséquences de cette action ne lui reviennent d’une manière ou d’une autre. Les dettes d’argent instituent une relation de soumission, subordination qui affecte grandement ma liberté d’action et de décision. Parce qu’il y a nécessité à rembourser la dette ! Dans la dette donc, l’argent est un enjeu de pouvoir. Mais il n’est pas à lui seul ce pouvoir. S’il rend possible des situations d’inégalités, c’est d’abord parce que, dans nos sociétés, certains lui font jouer un rôle qu’il n’a pas et le mettent en scène dans des contextes où seuls les individus qui l’affichent méritent la meilleure place dans le hit parade de nos unes médiatiques. Mais ils sont bien plus pantins corrompus de leurs délires de fortune, et affichent l’arrogance d’un pouvoir qui laisse sur le bas côté ceux qui ne peuvent en afficher autant.

L’exercice corrompu du pouvoir : la dérive d’un monde sans individus.

An Occupy Wall Street demonstrator stands in Zuccotti Park on Monday.  Credit: Shannon Stapleton / Reuters 
Dernièrement, dans une tribune libre parue dernièrement dans Le Monde, le philosophe Dany-Robert Dufour, stigmatise la « simple « économie économique », qui engendre le dérèglement des marchés comme des valeurs républicaines et voit dans les frasques que rapportent la presse sur Dominique Strauss-Kahn, non pas tant une « anomalie » du système mais bien sa conséquence. « En effet, après l'impasse du fascisme qui a fait disparaître l'individu dans les foules fanatisées et après celle du communisme qui a interdit à l'individu de parler tout en le collectivisant, est venue celle de l'ultra et du néolibéralisme qui réduit l'individu à son fonctionnement pulsionnel en le gavant d'objets - n'est-ce pas un symptôme parfait de notre temps que l'économiste en chef de la plus grande institution monétaire internationale, Dominique Strauss-Kahn, ait fait preuve d'un sérieux dérèglement pulsionnel jusqu'au point de se faire prendre en flagrant délit ? »[1]
Ce n’est pas tant l’argent lui-même qui est en cause, mais bien plutôt ce que nous en avons fait. Et ce que nous croyons qu’il peut faire ! De facilitateur des échanges, l’argent est devenu un super-accélérateur, au risque de nous faire croire qu’il pouvait tout résoudre et tout autoriser, y compris la dissolution même de l’individu en simple objet de transaction, marchandisé. En avoir ou pas ? La question n’a alors de sens que par rapport à cette perversité de la dépense : je ne suis que par ce que je dépense. Et nos sociétés, sur médiatisées, qui encensent les réussites personnelles, bien souvent au détriment des destinées collectives, ne sont pas des créations ex-nihilo, bien plutôt des projets et programmes délibérés, défendus par celles et ceux qui, un temps seulement, mettent en scène leur (pseudo) réussite. Mais la chute est d’autant plus rapide que l’ascension est éphémère. L’argent n’y est pas pour grand-chose ; la cupidité, la frénésie et la mise en concurrence des individus par eux-mêmes y est pour beaucoup. L’argent n’a pu devenir une arme de pouvoir que parce que nous en avons perverti l’usage. C’est, alors, à reconsidérer la nature même d’échanges humains, de l’égalité nécessaire entre les partenaires de ces échanges, que nous parviendrons à redéfinir l’instrument de nos relations. Tâche urgente à mener, ne serait-ce que pour lutter contre les inégalités et les infortunes de tous les désargentés. Ils sont nombreux !



[1] Le Monde, « Une civilisation en crise », le 29/10/11.


2 commentaires:

Jeanmi a dit…

Surtout depuis quelques années où le système s'est emballé. Personne, semble-t-il n'est capable d'enrayer la chute. La perversion vient du fait que nous soyons dans le virtuel, piloté par des machines qui dirigent tout au 1 000 de seconde. Une mouche a-t-elle une flatulence à Paris que Wall street plonge, grâce à tous les capteurs disséminés de par le monde. Nous en sommes les esclaves dociles, sans pouvoir les arrêter...

pigiconi a dit…

"Depuis quelques années" dites-vous... je ne sais pas ce que vaut cette intuition que je livre, mais j'ai la vague impression et la forte intuition que cela remonte à un bon siècle. Relisant "la Grande Transformation" de Polanyi, dévorant le roman de Zola "L'Argent", tout cela me rappelle ce que Weber disait des villes européennes et des différences qui, au XIXe, étaient marquées entre une vielle allemande où la bourse, au centre de l'économie, est d'abord une bourse marchande, de biens et productions agricoles, quand celle de Paris restait focalisée sur le cours des valeurs boursières, la spéculation sur les dettes, le rêve de puissance, la dématérialisation de toute vie sociale... Ce qui est curieux, c'est de voir combien, malgré tous ces "témoignages", "signes", le capitalisme contemporain (sa variante néo-libérale en fait) n'est que le manifeste de notre incapacité à "sortir" de l'histoire (celle de la crise industrielle, du krach de 1929, du renversement d'Allende - le patronat chilien, comme les disciples de Friedman avaient une trouille bleue que le socialisme puisse devenir vraiment démocratique... voir à ce sujet le très beau film d'Emilio Pacull-Latorre, "héros fragiles"), de notre propre "stagnation"... Mais, oui, nous en sommes bien les esclaves, ou, pour le dire autrement en le paraphrasant et le parodiant: « l'homme occidental n'est pas assez entré dans l'Histoire. […] Le problème de l'Occident, c'est qu'il vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance. […] Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine ni pour l'idée de progrès ». Je crois que le discours dit de Dakar, en se trompant de destinataire, nous disait plus qu'il ne parlait de l'homme africain...