Lorsque la théorie spéculative traditionnelle rencontre la
totalité, elle doit postuler qu’elle la possède ; ou bien, admettre qu’elle
ne peut pas remplir le rôle qu’elle s’est elle-même fixé. Si la « vérité n’est
pas dans la chose, mais dans al relation », et si, comme il est évident,
la relation n’a pas de frontières, alors nécessairement « le Vrai est le
Tout » ; et si la théorie doit être vraie, elle doit posséder le
tout, ou bien se démentir elle-même et accepter ce qui est pour elle la déchéance
suprême, le relativisme et le scepticisme. Cette possession du tout doit être actuelle aussi bien au sens
philosophique qu’au sens courant : explicitement réalisée, et présente à
chaque instant.
Pour la praxis aussi, la relation n’a pas de frontières.
Mais il n’en résulte pas le besoin de fixer et de posséder la totalité du
système de relations. L’exigence de la prise en considération de la totalité
est toujours présente pour la praxis, mais cette prise en considération, la
praxis n’est pas tenue de l’achever à aucun moment. Cela, parce que pour elle
cette totalité n’est pas un objet passif de contemplation, dont l’existence
resterait suspendue en l’air jusqu’au moment où elle serait complètement
actualisée par la théorie ; cette totalité peut se prendre, et se prend,
constamment en considération elle-même.
Pour la théorie spéculative, l’objet n’existe pas s’il n’est
pas achevé et elle-même n’existe si elle ne peut achever son objet. La praxis, par
contre, ne peut exister que si son objet, par sa nature même, dépasse tout
achèvement et est rapport perpétuellement transformé à cet objet. La praxis
part de la reconnaissance explicite de l’ouverture de son objet, n’existe que
pour autant qu’elle la reconnaît ; sa « prise partielle » sur
celui-ci n’est pas un déficit qu’elle regrette, elle est positivement affirmée
et voulue comme telle. Pour la théorie spéculative ne vaut que ce qu’elle a pu
d’une façon ou d’une autre consigner et assurer dans ses coffres-forts de ses « démonstrations » ;
son rêve – son phantasme – c’est l’accumulation d’un trésor de vérités
inusables. Pour autant que la théorie dépasse ce phantasme, elle devient vraie
théorie, pratique de la vérité. Pour la praxis, le constitué comme tel est mort
aussitôt qu’il a été constitué, il n’y a pas d’acquis qui n’ait besoin d’être
repris dans l’actualité vivante pour soutenir son existence. Mais cette
existence ce n’est pas elle qui doit l’assurer intégralement. Son objet n’est
pas chose inerte dont elle devrait assumer le destin total. Il est lui-même
agissant, il possède des tendances, il produit et il s’organise – car s’il n’est
pas capacité de production et capacité d’auto-organisation, il n’est rien. la
théorie spéculative s’effondre, car elle s’assigne cette tâche impossible, de
prendre sur ses épaules la totalité du monde. Mais la praxis n’a pas à porter
son objet à bout de bras ; tout en agissant sur lui, et du même coup, elle
reconnaît dans les actes qu’il existe effectivement lui-même. Il n’y a aucun
sens à s’intéresser à un enfant, à un malade, à un groupe ou à une société, si
l’on ne voit pas en eux d’abord et avant tout la vie, la capacité d’être fondée
dur elle-même, l’auto-production et l’auto-organisation.
La politique révolutionnaire consiste à reconnaître et à
expliciter les problèmes de la société comme totalité, mais précisément parce
que la société est une totalité, elle reconnaît la société comme autre chose
que comme inertie relativement à ses propres problèmes. Elle constate que toute
société a su, d’une façon ou d’une autre, faire face à son propre poids et à sa
propre complexité. Et, sur ce plan encore, elle aborde le problème de façon
active : ce problème qu’elle n’invente pas, qui de toute façon est
constamment impliqué dans la vie sociale et politique, ne peut-il être affronté
par l’humanité dans des conditions différentes ? S’il s’agit de gérer la
vie sociale, n’y-a-t-il pas actuellement un écart énorme entre les besoins et
la réalité, entre le possible et ce qui est là ? Cette société ne serait-elle
pas infiniment mieux placée pour se faire face à elle-même si elle ne
condamnait pas à l’inertie et à l’opposition les neuf dixièmes de sa propre
substance ?
La praxis révolutionnaire n’a dons pas à produire le schéma
total et détaillé de la société qu’elle vise à instaurer ; ni à « démontrer »
et à garantir dans l’absolu que cette société pourra résoudre tous les
problèmes qui pourront jamais se poser à elle. Il lui suffit de montrer que
dans ce qu’elle propose, il n’y a pas d’incohérence et que, aussi loin qu’on
puisse voir, sa réalisation accroîtrait immensément la capacité de la société
de faire face à ses propres problèmes.
Cornelius
Castoriadis,
L’Institution imaginaire de
la société,
Points Seuil, pp. 133-134
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