A protest dog during the May Day demonstrations in Athens, Greece. Photograph: Nikolas Georgiou/Demotix/Corbis |
L’agir
politique se trouve en effet aujourd’hui pris en tenaille entre les polices
étatiques de la gestion et la police mondiale de l’humanitaire. D’un côté, les
logiques des systèmes consensuels effacent les marques de l’apparence, du
mécompte et du litige politiques. De l’autre, elles convoquent la politique
chassée de ses lieux à s’établir sur le terrain d’une mondialité de l’humain
qui est mondialité de la victime,
définition d’un sens de monde et d’une communauté d’humanité à partir de
la figure de la victime. D’un côté, elles renvoient les mises en commun du compte
des incomptés vers le dénombrement des groupes susceptibles de présenter leur
identité ; elles localisent les formes de la subjectivité politique dans les
lieux de la proximité – de l’habitat, de l’occupation, de l’intérêt – et les
liens de l’identité – de sexe, de religion, de race ou de culture. De l’autre,
elles la mondialisent, elles l’exilent dans les déserts de l’appartenance nue
de l’humanité à elle-même. Elles engagent le souci même de refuser les logiques
du consensus penser comme fondement d’une
communauté non identitaire une humanité de la victime ou de l’otage, de l’exil
ou de l’inappartenance. Mais l’impropriété politique n’est pas l’inappartenance.
Elle est la double appartenance : l’appartenance au monde des propriétés
et de parts et l’appartenance à la communauté impropre, à cette communauté que
la logique égalitaire construit comme part des sans-parts. et le lieu de son
impropriété n’est pas l’exil. Elle n’est pas le hors lieu où l’humain, dans sa
nudité, se confronterait à lui-même ou à son autre, monstre et/ou divinité. La
politique n’est pas la communauté consensuelle des intérêts qui se conjuguent.
Mais elle n’est pas non plus la communauté d’un inter-être, d’un être-en-commun
fondée sur l’esse même de l’inter ou l’inter propre à l’esse.
Elle n’est pas l’actualisation d’un plus originairement de l’humanité, à
réactiver sous la médiocrité du règne des intérêts ou par-delà la catastrophe
des incorporations. La seconde nature de la politique n’est pas la
réappropriation à la communauté de sa nature première. Elle doit être pensée
comme effectivement seconde. L’interesse
n’est pas le sens de communauté que délivrerait la ressaisie dans son
originarité de l’existence, de l’être ou de l’ « autrement qu’être ».
L’inter de l’interesse politique est celui d’une interruption ou d’un intervalle.
La communauté politique est une communauté d’interruptions, de fractures,
ponctuelles et locales, par lesquelles la logique égalitaire vient séparer la
communauté policière d’elle-même. Elle est une communauté de mondes de
communauté qui sont des intervalles de subjectivation : intervalles
construits entre des identités, entre des lieux et des places. L’être-ensemble
politique est un être-entre : entre des identités, entre des mondes. Telle
que la « déclaration d’identité » de l’accusé Blanqui[1]
la définissait, la subjectivation « prolétaire » affirmait une
communauté du tort comme intervalle entre une condition et une profession. Elle
état le nom donné à des êtres situés entre plusieurs noms, plusieurs identités,
plusieurs statuts : entre une condition de manieur bruyant d’outils et une
conditio d’être humain parlant ; entre une condition de citoyen et une
condition de non-citoyenneté ; entre un figure sociable définissable et la
figure sans figure des incomptés. Les intervalles politiques se créent en
séparant une condition d’elle-même, ils se créent en tirant des traits entre
des identités et des lieux définis dans une place déterminée d’un monde donné,
des identités et des lieux définis à d’autres places et des identités et des
lieux qui n’ont pas de place. Une communauté politique n’est pas l’actualisation
de l’essence commune ou de l’espace du commun. Elle est la mise en commun de ce
qui n’est pas donné comme en-commun : entre du visible et de l’invisible,
du proche et du lointain, du présent et de l’absent. Cette mise en commun
suppose la construction des liens qui rattachent le donné au non-donné, le
commun du privé, le propre à l’impropre. C’est dans cette construction que la
commune humanité s’argumente, se manifeste et fait effet. […] La politique est
l’art des déductions tordues et des identités croisées. Elle est l’art de la construction
locale et singulière des cas d’universalité. Cette construction est
possible tant que la singularité du tort – la singularité de l’argumentation et
de la manifestation locales du droit – est distinguée de la particularisation
des droits attribués aux collectivités selon leur identité. Et elle l’est aussi
tant que son universalité est séparée de la mondialisation de la victime,
séparée du rapport nu de l’humanité à l’inhumanité. Le règne de la mondialité n’est
pas le règne de l’universel, il en est le contraire. Il est en effet la
disparition des lieux propres de son argumentation. Il y a une police mondiale
et elle peut parfois procurer quelques biens. Mais il n’y a pas de politique
mondiale. Le « monde » peut s’élargir. L’universel de la politique,
lui, ne s’élargit pas. Il reste l’universalité de la construction singulière
des litiges, laquelle n’a pas plus à attendre de l’essence trouvée d’une
mondialité plus essentiellement « mondiale » que la simple identification
de l’universel au règne de la loi. On ne prétendra pas, à l’image des « restaurateurs »,
que la politique ait « simplement » à retrouver son principe propre
pour retrouver sa vitalité. La politique, dans sa spécificité, est rare. Elle
est toujours locale et occasionnelle. Son éclipse actuelle est bien réelle et
il n’existe pas plus de science de la politique susceptible de définir son
avenir que d’éthique de la politique qui ferait son existence le seul objet d’une
volonté. La manière dont une politique nouvelle pourrait briser le cercle de la
consensualité heureuse et de l’humanité déniée n’est guère aujourd’hui
prédictible ni décidable. Il y a en revanche de bonnes raisons de penser qu’elle
ne sortira ni de la surenchère identitaire sur les logiques consensuelles de la
répartition des parts ni de l’hyperbole convoquant la pensée à une mondialité
plus originaire ou à une expérience plus radicale de l’inhumanité de l’humain.
Jacques Rancière,
La Mésentente,
éd. Galilée, pp. 184-188
La Mésentente,
éd. Galilée, pp. 184-188
http://nohelp.tumblr.com/post/22609473321 |
[1]
Procès de Blanqui, en 1832. Alors que le président lui demande de décliner sa
profession celui déclare : « Prolétaire ». Surpris, le président
lui rétorque qu’il ne s’agit pas d’une profession, à quoi Blanqui répond :
« C’est la profession de trente millions de français qui vivent de leur
travail et qui sont privés des droits politiques ». Ce que le président
concède.
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