lundi 9 juillet 2012

L'idée de souveraineté politique est achevée parce que notre siècle, d'irrévolution, l'accomplit


« Notre siècle est celui de l’achèvement de la souveraineté ; avec lui la souveraineté prend fin car elle s’y accomplit. Cela ne signifie nullement qu’avec  notre époque s’efface le principe de souveraineté comme forme de l’être commun des hommes, ici ou là. J’entends au contraire que le principe de souveraineté en subsistant dans les États historiques ne constitue plus, cependant, l’horizon éthique et moral de l’action politique entendue comme fondation et projet. Le principe de souveraineté cesse d’être constitutif d’un avenir, il ne porte plus la révolution en lui. Les révolutions restant à faire ici ou là ne peuvent désormais se référer qu’à un modèle déjà existant et déjà périmé. La révolution, celle du « peuple souverain » ou de la « classe universelle », ordonne le passé non l’avenir, et, si ces révolutions ne sont pas terminées pour certains, elles le sont, en tout cas, du point de vue de la souveraineté, dans le sens où elles n’ont plus rien à ajouter  à un principe désormais accompli. Il y a à cela une bonne raison : cet achèvement procède des révolutions elles-mêmes. Elles peuvent donc se réclamer de la souveraineté, elles ne peuvent plus en rénover le principe. La souveraineté a accompli sa révolution, et il n’y a plus de révolution possible de la souveraineté, c’est-à-dire de refondation de celle-ci. Si donc le principe de souveraineté existe encore empiriquement dans le monde tel qu’il est, avec les États eux-mêmes, cela ne vient pas de sa puissance d’inspiration, de sa capacité à orienter l’avenir, mais de ce qu’il subsiste comme héritage et résultat du passé. Il n’y a plus de révolution de souveraineté à espérer.
L’essence du principe depuis le XVIe siècle est précisément d’introduire la nouveauté en politique en constituant la politique comme nouveauté. Cela s’appelle révolution. Le référent visible ou caché, secret ou public, de cette révolution de la modernité est le « peuple » - quel qu’il soit. Y compris sous la forme de l’absolutisme des rois ; la souveraineté est pensée en référence au peuple (ou à la nation), fût-ce pour l’en priver. Il en est ainsi parce que l’essence profane du principe, en ramenant l’autorité sur terre parmi les hommes, fonde la puissance dans la multitude. C’est pourquoi Bodin est le premier à concevoir la souveraineté du peuple à l’égal de la souveraineté du roi. C’est que la pensée de la souveraineté est la pensée même de la capacité politique du peuple. L’état de souveraineté a le peuple comme horizon, raison pourquoi Léviathan est le corps même de la souveraineté, dont le monarque n’est que le support couronné – le représentant en personne. La souveraineté est donc révolutionnaire et, si elle ne révolutionne plus, c’est que sa révolution est terminée. Son principe ne subsiste désormais que sous forme organique. Sa durée n’est plus historique, c’est-à-dire fondatrice, mais inerte.
L’idée de peuple, l’idée vraie de la souveraineté, est épuisée et ne produit plus de nouveauté car sa définition est terminée. En effet, la souveraineté, si l’on devait en exprimer l’essence d’un mot, serait la définition même de ce que les modernes ont appelé « peuple » : sujet de la politique, et lieu de l’être commun. La souveraineté est la définition moderne du peuple. C’est cette définition qui est achevée. La révolution française libéra la définition, tenue jusqu’alors quelque pu secrète, en somme, par l’absolutisme français. Auparavant, la seconde révolution anglaise avait commencé de libérer le secret en le rendant public ; il suffisait, pour y accéder, de lire les bons livres, ceux de Machiavel, de Bodin, de Hobbes (et de quelques autres de moindre ambition) pour dissiper le doute : l’irruption de la pensée de la souveraineté est l’irruption du peuple comme sujet politique nouveau. En tout cas, la révolution en France, en raison de l’absolutisme parfait de sa tradition, libère absolument l’idée, faisant entrer la modernité politique dans sa deuxième époque. Si cette révolution devient dès lors l’archétype de toute révolution, dont les autres, celles des temps à venir, chercheront à accomplir la vérité, c’est justement qu’elle met en pleine lumière, jusqu’à le rendre insupportable, la définition de la souveraineté dans le peuple, ou plutôt du souverain comme peuple. La deuxième modernité s’efforcera dès lors de moduler la définition, et, en particulier, de la moduler selon le parti. De la sorte, le cycle du peuple s’achevait par la complétude de la définition. La souverain, qui était l’un (roi des monarchies), après être passé à l’impossible tous (peuple des démocraties), se trouvait un avenir dans quelques uns (parti d’une authentique aristocratie). En ce sens , le cycle de souveraineté est bien achevé car, selon son essence même, il n’y a rien de pensable en dehors d’un seul, de tous ou de plusieurs. La souveraineté est donc condamnée à mener une existence seulement organique et inerte, elle en saurait nourrir une nouvelle histoire, elle ne saurait inspirer une nouveauté dans le présent et l’avenir. Là où l’empirique du parti en Europe a sombré il y a peu, ce n’était pas pour libérer une idée neuve, mais pour s’ouvrir sur un avenir vide et contingent – pas même une contre-révolution, mais une irrévolution.
C’est par l’avènement européen de l’irrévolution que s’achève le temps de la souveraineté. L’achèvement de la souveraineté ne consiste pas en sa disparition empirique, mais en la fin de sa capacité à produire de l’historique. A proprement parler, le principe de souveraineté n’existe plus dans le monde car, précisément, il n’est plus le principe qui ordonne le monde et le crée, il ne fait donc que subsister au monde. Et si la souveraineté ne fonde plus un monde, c’est, avec elle, la liberté qui se retire de lui ou, au mieux, y subsiste, inerte et contingente. Les États peuvent donc bien durer ainsi, pour un an ou pour cent ans encore – c’est tout ce qu’ils peuvent faire. La liberté ‘est plus désormais l’esprit de leur avenir, ils n’ont qu’un passé, celui d’un projet de liberté que l’achèvement de la souveraineté renvoie lui aussi à la morne durée organique. »
Gérard Mairet,
Le principe de souveraineté – histoires et fondements du pouvoir moderne,
édition Folio-Essais, 1997,
pp. 162-165.

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