Pour le Trésor de la langue
française, le maléfice est d’abord « Opération magique, sortilège
qui vise à nuire à une personne, à ses biens, animaux ou récoltes; résultat de
cette action. » Un second sens, plus atténué, renvoie à l’idée d’un
charme, d’une influence puissante. Magie, illusion, adversité, nuire à,
séduire. Comment ne pas y voir quelque chose comme une dissolution ? Comme
un danger et une menace ? Comment ne pas, à ce titre même, désespérer de
la politique ?
De fait, le propos de Tassin, en tout cas
jusqu’à ces lignes saisissantes sur l’invisibilité de certains de nos
contemporains, les « sans », relève bien du procès de la politique,
telle qu’elle se fait et se pratique du côté de nos démocraties occidentales et
dans un monde globalisé, qualificatif qui, s’il rend compte de la réalité
politico-économique de notre monde contemporain, n’est qu’une autre façon de
parler, pour reprendre les leçons arendtiennes, d’un monde totalitaire. A cet
égard, cet opus relève bien du diagnostic critique et monte sur le pont de la
charge contre notre « modernité » politique – dont on ne sait plus
trop si elle est « post », « anti » ou s’il nous faut
inventer un nouveau préfixe pour la désigner. Toutefois, chez Etienne Tassin,
c’est tout de même bien du côté de ceux qui inventèrent la démocratie qu’il
faut se tourner. Non pas pour puiser, dans une origine quasi mythique de notre
« modernité » politique, les clés de son fonctionnement et des
principes qui la gouvernent, mais bien pour saisir ce que nos antiques
références ont à nous dire sur les maux qui traversent nos démocraties
contemporaines. Car si c’est en Grèce que l’on trouve les premières sociétés
démocratiques, et les premières conceptualisations de ce régime si particulier,
c’est aussi, par ce retour vers nos illustres aïeux, que se saisit l’étrangeté
et la profondeur des maux de nos politiques. En somme, à entendre nos
« élus » se gargariser de mots comme « proximité »,
« réforme », « modernisation », Etienne Tassin nous
réveille de quelques unes de ces chimères qui, au sens propre du terme, sont
des antiques chimères.
Il y a, au moins, deux manières de lire
cet opus. La plus simple serait de se contenter de parcourir les figures
antiques redécouvertes et réinvesties pour révéler la lumière qu’elles
apportent aux maux actuels de nos systèmes politiques. Détachées les unes des
autres, elles n’officieraient que pour panser le malade, sans le guérir
vraiment. On en perdrait l’unité et la dynamique. L’autre lecture, à partir du
titre lui-même, retiendrait cet élément tragique qu’il suggère, poursuivrait ce
qui, dans ce tragique, serait non assumé pour en devenir une farce qui ne
convainc que celles et ceux qui s’y adonnent et l’alimentent, et, au fil d’un
mouvement descendant, parviendrait enfin à proposer une redéfinition de la
citoyenneté, plus précisément d’une citoyenneté sans État, en convoquant la
figure de « l’homme invisible ».
Premier point d’abord : le maléfice.
Etienne Tassin se réfère longuement, dans les premiers chapitres, à
Merleau-Ponty qui écrivait, dans Humanisme
et terreur[1],
« la malédiction de la politique tient justement en ceci qu’elle doit
traduire des valeurs dans l’ordre des faits ». Or cette malédiction, si
elle tient compte de l’asymétrie entre exigences et faits, ne rend pas du tout
compte de la continuité même de la démocratie. Car, faire référence aux
Anciens, puiser dans les origines les fondements mêmes de nos mœurs
démocratiques et du système politique, c’est aussi rendre compte d’une certaine
permanence de ce système. La malédiction voudrait que soit dépassé ce qui nous
condamne. Le sens du maléfice ne laisse guère de perspective à un ailleurs, un
au-delà de la démocratie : il l’assume totalement parce qu’il en assume la
contradiction inhérente.
« C’est la
malédiction inhérente au plan politique qui accompagne le maléfice de la vie à
plusieurs. Concrétiser des valeurs par nos actions, valoriser des lignes du
présent par nos actions : difficultueuse, voire impossible traduction d’un
registre dans l’autre, mais qui est tout le sens de l’action politique. Impossible, pourquoi ? parce que toute
traduction est trahison. Parce que les valeurs sont incommensurables aux faits
et les faits aux valeurs. La politique est condamnée aux contresens, aux
faux-sens, aux non-sens parfois, à la défiguration des faits et à la subversion
des valeurs en tout cas. Le maléfice de la vie à plusieurs est alors d’un autre
ordre que la malédiction de la politique, tout en lui étant lié. Si la
malédiction tient à l’incommensurabilité (traduction/ réalisation des valeurs),
le maléfice tient, lui, à la pluralité
(agir à plusieurs). Il y a maléfice en raison d’une commensurabilité
requise de la pluralité et malédiction en raison d’une incommensurabilité des
valeurs et des faits. Le maléfice est celui de la vie à plusieurs, la
malédiction celle de l’action politique dans sa volonté contrariée de
concrétiser une visée ou de donner du sens à une situation. Alors que la
commensurabilité est appelée par la condition de pluralité,
l’incommensurabilité est l’effet d’un différend entre les intentions (valeurs)
d’une part, les actions (qui les concrétisent) dans des situations déterminées,
d’autre part. Ce pourquoi on ne peut juger d’une action politique dans ses
intentions mais seulement apprécier, si l’on y tient, les intentions au regard
des actions effectives. Ce pourquoi,
aussi, la commensurabilité attendue de la pluralité est toujours maléficiée par
l’incommensurabilité reconduite des valeurs aux faits, des intentions aux
actions, des sujets acteurs ou des personnes aux personnages, bref des individus
privés à leur grand fantôme public. Il
n’y a pas de communauté accomplie parce qu’il n’y a pas d’action réussie ;
et il n’y a pas d’action réussie parce que la pluralité de la vie avec les
autres défait sans cesse la commensurabilité qu’elle requiert et qu’elle
contredit en même temps. Malédiction de la politique : traduction
toujours déficiente des valeurs dans l’ordre des faits. Maléfice de la vie à
plusieurs : contradiction toujours reconduite de la vie avec les autres.
Tragique de la politique : être étranger à soi à la pointe singulière de
nos actions.
Y aurait-il à
telle aventure une fin ? Les humains échouent, et ils recommencent ;
les politiques échouent et on les reconduit. Mais il ne s’agit pas de réussir,
seulement de vivre et d’agir, avec les autres. Car on ne va pas à la liberté
sans eux ou ce n’est pas à la liberté qu’on va. En politique, la quête de la
liberté, c’est la quête de la vérité. »[2]
Tel est le sens du tragique. Ce sens-là,
au nom d’une certaine efficacité politique, d’une soi-disant « bonne gouvernance »,
Etienne Tassin nous avertit que nous l’avons perdu, au point d’ailleurs de
vouloir frénétiquement donner une réponse à tout problème posé. Mais aussi
d’échouer immanquablement dans une telle tentative. Or, c’est se méprendre sur
ce qu’est la démocratie et, par là même, sur la politique elle-même. L’histoire
de la démocratie est d’abord et avant tout celle d’un rêve impossible et
contradictoire en lui-même. Qui, d’ailleurs, ne cesse de l’être. A la volonté
d’une société pacifiée, la démocratie n’en est que la poursuite contrariée. Il
y a donc dans tout gouvernement, et dans toute « bonne gouvernance »,
que mensonge et tromperie. Mais, en même temps, c’est ce mensonge qui fait que
le rêve démocratique perdure. « L’échec de la démocratie est son seul
succès – qui la sauve de la tyrannie. »[3]
Cet échec, que tout gouvernement tente de refouler, tient au fait que la cité
est en elle-même ingouvernable ; quelle que soit la méthode de
gouvernement, la démocratie, la masse qui la constitue, ne peut se gouverner.
On ne peut plus que voir avec ironie ces gouvernements dits de techniciens, qui
à l’oligarchie de l’argent substituent celle d’un prétendu savoir, présupposer
répondre aux affres de la vie à plusieurs, sachant mieux que d’autres ce qui
est le bien et le juste. Même eux oublient ce sur quoi ils travaillent :
la division, la séparation, la désunion. La donnée fondamentale de la vie
politique c’est qu’elle ne peut pas être une, unifiée. Tassin évoquera même
l’impureté intrinsèque de l’acteur et de l’action. Or, au prétexte de la
gouvernance et du culte du résultat, le personnel politique se reconduit
lui-même, préoccupé qu’il est de refouler, de gommer cette essentielle
ingouvernementabilité des sociétés.
C’est à prendre le contre-pied de cette
illusion techniciste que nous invite l’auteur. Oreste, Antigone, Œdipe ne sont
pas ici convoqués pour rien, ou par souci de donner une antériorité dans la
tentation récurrente (afin de mieux sauver les apparences) de mythologiser la
démocratie. Ces trois figures portent la même trace, le même signe du maléfice
substantiel de la politique. Leur histoire n’est pas seulement celle de la
malédiction qui s’abat sur une lignée. C’est bien plutôt que, hors du sort qui
s’acharne, ils ne sont rien. Jouets de ce sort funeste, ils en sont tout autant
les acteurs. Le subissant, ils en sont aussi et surtout les maîtres. Ils le transfigurent
alors même qu’ils s’y soumettent. C’est tout particulièrement vrai d’Antigone
qui, pour le coup, devient la figure de la dissidence. Cette dissidence qui se
confronte toujours au pouvoir qui la nie, qui la condamne au nom du Droit ou de
ce qui se donne comme étant le Droit. Mais, loin d’être une dissidence qui se
comprendrait alors comme la révélation d’autre chose, d’une autre vérité, la
dissidence d’Antigone se manifeste comme la vérité essentiellement discordante,
polémique et conflictuelle du politique. L’ordre de Créon n’est pas le tout du
Droit ; la dissidence d’Antigone n’est pas de la rébellion qui s’insurge
contre un ordre établi et s’épuise en un vain combat. Elle est l’acte politique
par essence qui produit l’ébranlement du sens, cette « commensurabilité attendue de la pluralité […]
toujours maléficiée par l’incommensurabilité reconduite des valeurs aux faits ».
Elle est l’acte qui tente, hors des circuits attendus de l’institution
politique, de réinscrire de la poiésis
quand Créon entend, au contraire, au nom d’un ordre policier, sauvegarder un
pouvoir de domination et un droit qui lui échappent toujours plus. Or, c’est
bien avant tout cela qu’est la politique, non pas
« d’abord
et avant tout domination de forces adverses et organisation du social :
elle est un combat. […]
L’action
politique est une lutte. On ne saurait agir avec
d’autres sans agir contre d’autres.
On doit ici entendre qu’il n’est pas accidentel qu’une fraction du peuple ait à
entrer en conflit avec le pouvoir et avec d’autres fractions du peuple :
c’est le mode même d’exercice de la citoyenneté. Qui ne s’élève pas et ne
s’oppose pas n’est qu’improprement citoyen. Le nomos ne saurait être ce à quoi on obéit qu’à condition d’être pour
nous en même temps ce à quoi on résiste ou s’oppose, ce que l’on conteste au
nom d’un autre nomos. Mais de ce
conflit, de ce face-à-face, naît une unité d’ordre supérieur qui semble
transcender les divisions, les partages que le droit institue ou impose. »[4]
C’est souligner combien la démocratie ne peut se
réduire à un régime, ou encore, à une structure de base qui servirait de
référence unilatérale, gommant les différences et singularités, mais, dans sa
dynamique propre, elle est avant tout action, forces agissantes qui s’opposent,
entrent en tension, sans jamais s’épuiser en une forme quelconque de système,
où tout se tient et se maintient, notamment par l’ordre imposé et la force
policière.
Mais c’est aussi retenir la leçon que ces antiques
figures nous proposent : si « en politique,
la quête de la liberté, c’est la quête de la vérité », si renoncer à cette
quête de la vérité et donc de la liberté, c’est assurer le succès à la
tyrannie, alors, ni vérité ni liberté ne sont prédéfinies, préconçues,
essentialisées dans une forme certaine à l’exclusion de toutes les autres,
mais, cette quête demeure « difficultueuse », vulnérabilisée par
cette tension inépuisable, cette « incommensurabilité reconduite »
entre les valeurs et les faits. Disons-le autrement, à la suite de
Tassin : si la politique a toujours eu pour ambition de départager le bien
et le mal, le juste et l’injuste, et, ainsi, de déterminer son action par une volonté du bien agir, elle échoue, à
chaque coup, et son échec, loin de la condamner et de l’annuler, est le seul
signe certain de la vitalité du peuple et de la démocratie qu’il incarne. À cet
égard, l’indignation est bien plus politique que capricieuse… Quand bien même
le serait-elle qu’elle conserverait cette dimension politique !
Antigone dissidente, la révolution
hongroise paradigmatique : l’idée même d’une révolution qui s’incarnerait
en un nouveau ou un renouvellement du régime est, là encore, une chimère. Une
conception romanesque et/ou idéalisée de la révolution voudrait en faire une
renaissance. C’est-à-dire inscrire le mouvement insurrectionnel dans une
téléologie. Or, un tel programme s’aveugle sur le devenir même comme Œdipe
s’aveugle sur son propre destin. Retrouver la vue et le sens politique de
l’insurrection, c’est renoncer à toute visée téléologique et replacer la
révolution dans son historicité même. La révolution est destinée à échouer, et
encore plus si le mouvement cherche par là à s’institutionnaliser et à
s’incarner dans l’ordre politique des choses. Revenir à l’historicité
fulgurante de la révolution, à sa spontanéité et à son imprévisibilité (ainsi
que le recommandait Hannah Arendt au sujet de la révolution hongroise), ce
n’est plus la comprendre d’après la fin qu’elle poursuit mais d’après la/les
cause(s) qui la suscitent. Autrement dit, remonter à cette tension qui se
manifeste à un moment donné pour ne jamais se laisser réduire en une forme
particulière, créée, plus ou moins opportunément, en tout cas artificiellement,
en réponse à la situation conflictuelle du moment. Bien entendu, la révolution
sans l’institution d’un nouvel ordre des choses n’a aucune raison d’être[5].
Mais en même temps, toute révolution qui s’achèverait par l’institutionnalisation
est, par là même, trahie.
« Toute
révolution authentique conjoint deux perspectives contradictoires : l’acte
de fondation du nouveau corps politique qui s’efforce d’affronter le temps et
d’acquérir stabilité et durabilité ; et la capacité humaine de commencer
l’action en ce qu’elle est continuel surgissement du nouveau. Souci de
stabilité et esprit de nouveauté entrent en tension : les penser ensemble
et les faire exister ensemble est la grande affaire des révolutions. Mais cette
affaire est profondément paradoxale et ce paradoxe est sans solution : on
ne peut commencer du durable qu’en faisant durer le commencement, c’es-à-dire
en rendant impossible les nouveaux commencements. Aussi, « rien ne menace
plus périlleusement les résultats de la révolution, et plus vivement, que
l’esprit même qui en a permis l’obtention. » La liberté pourrait bien être
le prix à payer pour la fondation de la liberté. »[6]
On ne mesure donc pas la révolution, l’indignation à
son résultat – si tant est qu’elle en produise un. On la mesure d’abord à ce qui
engage celles et ceux qui la mettent en œuvre. [… à suivre ]
[1] Le maléfice de la vie
à plusieurs – La politique est-elle vouée à l’échec ?
Etienne Tassin, éd.
Bayard, 2012; cité par Tassin, p.76.
[2]
pp. 77-78 ; je souligne.
[3] p.49
[4] pp.
100-101.
[5]
« Or l’insurrection sans institution est vaine et l’institution sans
insurrection est liberticide », écrit Etienne Tassin, p. 160.
[6] p.153
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