Si l’ambition de Pierre Rosanvalon est bien de rendre compte
des raisons et éléments qui alimentent la défiance envers le politique (qui, en
l’occurrence, renvoie ici aux institutions mêmes qui formalisent l’activité
politique) , son concept de « contre-démocratie » est à la fois un
diagnostic porté sur les sociétés démocratiques occidentales
(électoralo-représentatives) et la crise qu’elles traversent et un jugement et
une critique de l’impolitique qu’il soupçonne à travers cette contre-démocratie.
Diagnostic : c’est celui de la défiance actuelle et généralisée
envers le système électoral et de représentation. Le « ils ne nous
représentent pas ! » scandé à la fois comme un détournement par les
représentants et les institutions de la souveraineté populaire qui s’exerce épisodiquement,
au moment des élections, un détournement du pouvoir qu’une élite s’accapare et
un manifeste réactualisé de la promesse démocratique non tenue mais toujours
vivifiée par le procès de l’institution démocratique.
Pour appuyer ce diagnostic, Rosanvallon part du constat que
les formes conventionnelles d’activités politiques, notamment le vote,
souffrent d’un désaveu qui interroge (ou doit ré-interroger) la citoyenneté
politique, alors que « les grandes institutions de représentation et de négociation
ont vu leur rôle s’amoindrir, tandis que se multipliaient les organisations ad hoc »[1]
et non conventionnelles de participation politique. Ainsi, à l’élection
s’est superposé ce qu’il appelle la démocratie
d’expression ( qui « correspond à la prise de parole de la société, à
la manifestation d’un sentiment collectif, à la formulation de jugements sur
les gouvernants et leurs actions, ou encore à l’émission de
revendication »[2]), la démocratie d’implication ( qui
« englobe l’ensemble des moyens par lesquels les citoyens se concertent et
se lient entre eux pour produire un monde commun », grâce notamment aux
NTIC, qui correspond à une exigence de publicité et assume, de ce fait, non
seulement une fonction sociale de communauté politique mais aussi une fonction
politique et proprement démocratique : ce n’est pas que sur le seul plan
de la participation et de la délibération qu’Internet joue un rôle majeur, « il réside plutôt dans son adaptation
spontanée aux fonctions de vigilance, de dénonciation et de notation. […] Loin de
constituer un simple
« instrument », il est la fonction même de surveillance ; il est
le mouvement qui la définit de façon particulièrement adéquate, avec ses potentialités, mais aussi les dérives,
voire les manipulations, que cela peut impliquer. »[3]),
la
démocratie d’intervention (« constituée quant à elle de toutes les
formes d’action collective pour obtenir un résultat désiré »[4],
sous forme, notamment, d’actes de désobéissance, d’empêchement – la procédure
du recall aux Etats-Unis ou de la
répudiation de l’élu).
Loin d’être hors du
politique, toutes ces activités manifestent la puissance du politique quand il
n’est pas le fait de quelques uns, d’aucuns les désigneraient comme l’élite au
pouvoir afin de mieux les dissocier (autre concept politique et critique) de la
masse citoyenne. Il s’agit bien de l’exercice citoyen d’une vertu politique que
le parcours historique/historien qu’effectue Rosanvallon redessine à partir non
seulement des moments fondateurs de la modernité politique (de Hobbes et de la
Révolution française) mais aussi de pratiques et d’activités qu’il désigne
comme pré-démocratiques, autrement dit avant même l’avènement de l’Etat de
droit. Or ce passage par l’histoire, cette « compréhension de la politique comme espace d’expérience »[5]
qui fait de l’histoire non pas l’arrière-fond mais « le laboratoire en activité de notre présent »[6],
montre que cette activité émancipatrice des pouvoirs et des autorités est
quelque chose qui se manifeste avant même la Révolution. Ce que le XVIIIe met
alors en place, c’est cette vertu politique de la défiance qui, au service de l’opinion
publique, lui confère une véritable souveraineté politique. Il s’agit bien, par
cette défiance, de mettre au défi la raison gouvernante, par là, la majorité électorale
et la gouvernementabilité qui en découle, face à la légitimité et à la majorité
sociale. L’institutionnalisation de la presse, des moyens de surveillance et de
vigilance citoyenne, tout autant que ceux de leur diffusion manifestent cette
volonté politique d’émancipation. Et si des tentatives, institutionnelles, visant
à les court-circuiter, sont couramment définis et mis en œuvre par la
représentation politique, ils expriment toutefois cette volonté politique qui,
disséminée dans le public, à travers différents médias, subsistent et s’affrontent
politiquement aux pouvoirs en place.
Ainsi, la
contre-démocratie que développe Rosanvallon « n’est pas le contraire de la
démocratie, c’est plutôt la forme de démocratie qui conforte l’autre, sur le
mode d’un arc-boutant, la démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le
corps social, la démocratie permanente de la défiance face à la démocratie
épisodique de la légitimité électorale. Cette contre-démocratie fait de la
sorte système avec les institutions démocratiques légales. Elle vise à en
prolonger et à en étendre les effets ; elle en constitue le contrefort.
Elle doit pour cela être comprise et analysée comme une véritable forme politique dont la caractérisation
et l’évaluation constituent l’objet de ce travail. »[7]
Parce que l’auteur entend faire une synthèse de toues ces
pratiques citoyennes qui se confrontent au pouvoir, qui s’affrontent à leur
propre pouvoir de confrontation avec les pouvoirs et les institutions, l’expression
renvoie à ce qu’il appelle la souveraineté
critique qui, du Moyen-âge jusqu’aux formes les plus contemporaines d’empêchement
politique (la procédure du recall
américain où, par pétition, des citoyens peuvent révoquer l’élu, mais on peut
aussi évoquer les actes et manifestations de désobéissance civile ou civique),
structure véritablement le champ du politique[8].
Et si cet exercice d’empêchement est une exception, la règle qu’il confirme est
tout de même bien que par l’attention citoyenne exercée, le monde politique ne
peut se dédouaner d’une exigence de rendre des comptes à qui le fait être ce qu’il
est. Autrement dit, il y a dans la démocratie le miroir nécessaire de ce qui l’excède,
la sort des sentiers battus de la décision politique et la confronte
incessamment à elle-même, à ce qu’elle est et à ce qu’elle aspire à être et à
devenir. C’est bien là non seulement le signe de sa vitalité et de sa santé,
mais aussi son principe (ou son programme) :
« Même si les formes et les
institutions restent bien distinctes, il se constitue sur ce mode un esprit de
surveillance démocratique qui résulte des effets d’entraînement mutuel qu’exercent
les uns sur les autres les agents publics, autonomes et militants de cette
fonction. Le même langage et les mêmes références se retrouvent de plus en plus
dans les différents cercles. Le besoin des uns de rétablir durablement des
liens de confiance et la suspicion organisée des autres tendent ainsi à
converger fonctionnellement et dessinent ensemble la figure d’un tiers vigilant
dans les démocraties.
Les impératifs de crédibilité et d’efficacité se recoupent de ces différentes
façons pour dédoubler de fait la représentation de l’intérêt général sous les
espèces d’un tiers vigilant. Ce qui revient à dire que la démocratie est
dorénavant comprise comme ne pouvant s’épanouir que si elle intègre dans sa définition ses risques de dysfonctionnements et
prévoit dans ses institutions le moyen de se critiquer elle-même. »[9]
Reste que le propos de l’auteur en atténue considérablement
la portée. Car si la contre-démocratie est le miroir nécessaire de la
démocratie, le libéralisme et la démocratie se sont développés laissant place
au mieux à un sentiment désabusé, au pire à un nihilisme politique. D’où le
constat :
« Les démocraties ont d’abord
été travaillées par une tension entre légitimité politique et légitimité
sociale découlant du conflit de classes. Elles ont été de la sorte structurées par
une certaine intégration dans leur fonctionnement de leur remise en cause, à
distance de la vision originelle d’un pouvoir durablement et suffisamment
légitimé par les urnes. Le développement d’une opposition politique et
parlementaire structurée et l’intervention permanente de voix désobéissantes et
discordantes ont consolidé ce qu’on pourrait appeler une souveraineté critique.
[…]
Le fait dominant de la période actuelle réside précisément dans la dégradation
de cette souveraineté critique, qui participait de façon constructive de la vie
conflictuelle de la démocratie, en une souveraineté purement négative [nous
serions parvenus à une démocratie de dés-élection, où ce n’est plus tant un
programme un projet de vie commune qui est estimé, évalué qu’une urgence de
changer le personnel politique et d’élire par défaut tel ou tel candidat]. La
souveraineté effective du peuple s’affirme ainsi dorénavant beaucoup plus sur
le mode d’une succession de rejets ponctuels qu’à travers l’expression d’un
projet cohérent. Les élections sont par exemple principalement devenues des
occasions de sanctionner les sortants ; elles expriment moins par le passé
des choix d’avenir. Les votants appariassent souvent comme des « refusants »,
tandis que la vie sociale est de plus en plus régulée, de fait, par l’enchevêtrement
de toute une série de veto successifs. L’incertitude dans l’avenir et la
difficulté de penser une démocratie complexe se sont liées pour accélérer le
phénomène. La vitalité contre-démocratique s’est du même coup dégradée sous les
espèces de corporatismes étroits ou de réactions populistes purement réactives. »[10]
On peut souscrire au constat. On peut reconnaître que, par
la judiciarisation des différentes affaires de la vie et des activités
politiques, le citoyen, même s’il s’approprie le langage et les instruments du
pouvoir (des institutions de pouvoir), devient, par son action, plus
consommateur que producteur d’un projet de vie commune. Mais n’est-ce pas
aussi, par ce constat, renvoyer cette souveraineté critique du citoyen
politique dans l’impensé de la société libérale, comme si la société ne parvenait
plus à se penser elle-même ? On comprend bien que re-politiser la
démocratie puisse vouloir signifier un travail d’objectivation du monde[11].
Mais n’est-ce pas compter pour négligeables ces pratiques non-conventionnelles
du politique qui s’inscrivent dans une réalité intra-mondaine et se travaillent
et s’élaborent au gré de ce qui est leurs propres crises ? Et si Rosanvallon
pointe du doigt les dangers de la dépolitisation, ne réduit-elle pas celle-ci à
une approche réductrice de l’impolitique (auquel il se réfère et qu’il évoque
comme le « défaut d’appréhension globale des problèmes liés à l’organisation
d’un monde commun »[12])
qui l’assimilerait alors à l’apolitisme ou l’anti-politique ? Chez Roberto
Esposito, cette notion d’impolitique n’a pas de définition propre et renvoie
davantage à ce qui, dans nos catégories et institutions politiques, est demeuré
impensé, parce que court-circuité notamment par la dimension théologique (ou
encore téléologique) de la politique.
Le travail de l’historien est certes de rapporter les faits,
comme un arrière-fond du présent, mais aussi d’expérimenter la signification de
l’actualité dans le passé que cette même actualité appelle. Ainsi, on ne peut
confondre le travail de l’historien avec un autre travail plus programmatique
et de projection, aussi conceptuel soit-il. L’apport de l’historien est
considérable, mais suffit-il à penser la démocratie ? En fait, la
démocratie est-elle bien une histoire, qui ne soit pas seulement cette histoire
cumulative ?
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