dimanche 16 janvier 2011

La générosité du vicaire savoyard, critique des Lumières


« Je n’enseigne point, j’expose mon sentiment », ne cessera de répéter le vicaire savoyard. Il ne s’agit pas que d’une simple précaution de langage. Et je ne peux m’empêcher de saisir le sens de cette intention dans le même mouvement qui conduit ce vicaire à renverser l’édifice du savoir (notamment dans l’entreprise de la critique cartésienne), sans pour autant en abandonner la perspective existentielle qui, telle qu’elle s’exprime dans les Passions de l’âme, élabore une définition de la générosité. Ce revirement épistémique rencontre et complète la conception de l’espace public qu’a pu développer Koselleck.

Les lecteurs de Rousseau ont pu remarquer combien, dans la conception du système monde que propose le vicaire, celui-ci s’affirme en empruntant la même voie que celle de Descartes, mais pour s’en démarquer considérablement. Cette démarcation n’a rien que de très philosophique. Comme Descartes, le vicaire dit, en effet, partager le même souci de vérité. Si, après une crise morale et personnelle dont il retrace l’histoire, tout comme Descartes, enfermé dans son poêle raconte la sienne (tout en affichant, pour son propre compte, une volonté de fonder un système de connaissances), il s’engage dans un scepticisme quant au savoir transmis ; si le doute est, là aussi, une perspective que s’offre provisoirement la réflexion, il s’agit bien de se donner une vision renouvelée du monde. Mais à la différence notable de Descartes, du Descartes de la science et de l’arbre de la connaissance, le vicaire épouse, plutôt que la vérité, la « profonde ignorance ». Non pas qu’il n’y ait point de vérités auxquelles se référer , mais il convient de s’en méfier (en tout cas de se méfier de toutes les procédures qui visent à l’instituer), comme il convient de se prémunir contre toutes ces incertitudes que nous laissent raisonneurs et autres docteurs en savoir, « inspirés ». Cette « profonde ignorance », qui est la marque d’une décision assumée, est, pour aussi contradictoire que cela paraisse, un rempart ou une bouée de sauvetage pour nous éviter toute noyade dans le flux des opinions. Il faut entendre la leçon et saisir la conduite du vicaire non pas comme un renoncement à tout savoir et/ou à toute croyance, mais comme une détermination à ne pas se laisser entraîner dans une logorrhée du savoir qui, par les oppositions dont elle se nourrit, porte atteinte à l’intelligence et au cœur humain. Or cette logorrhée du savoir, plus soucieuse de paraître plutôt que d’être, de réfuter plutôt que de démontrer, d’étaler et de subsumer plutôt que de s’approprier un ordre du monde qui est aussi un ordre consenti, autorise tous les sectarismes, tous les obscurantismes, et les âmes innocentes qui s’y rallient ne peuvent se prémunir contre les effets dévastateurs de ce cynisme ainsi déployé.

« Je n’enseigne point, j’expose mon sentiment », c’est, pour le vicaire, opposer à la raison de la philosophie que les philosophes prétendent mettre en œuvre, l’autonomie pleine et entière du jugement . En guise d’illustration, les dernières minutes de la profession sont autant un aveu de modestie et d’humilité qu’une consécration de cette autonomie. Le vicaire ne décidera pas pour son jeune protégé, et à sa place. Il le laissera se convaincre lui-même ou bien se détourner du brave savoyard et tenter d’autres routes. La conversion s’impose ainsi : non par un acte et par une expression hégémonique du savoir, mais par une décision toute personnelle, révocable aussi, de donner ou non son assentiment. Ainsi, ultime mais essentielle recommandation du vicaire à son jeune protégé :

« Maintenant, c’est à vous de juger : vous avez pris du temps ; cette précaution est sage et me fait bien penser de vous. Commencez par mettre votre conscience en état de vouloir être éclairée. Soyez sincère avec vous-même. Appropriez-vous de mes sentiments ce qui vous aura persuadé, rejetez le reste. Vous n’êtes pas encore dépravé par le vice pour risquer de mal choisir. Je vous proposerai d’en conférer entre nous ; mais sitôt qu’on dispute, on s’échauffe ; la vanité, l’obstination s’en mêlent, la bonne foi n’y est plus. Mon ami ne disputez jamais, car on n’éclaire par la dispute ni soi ni les autres. Pour moi, ce n’est qu’après bien des années de méditation que j’ai pris mon parti : je m’y tiens ; ma conscience est tranquille, mon cœur est content. si je voulais recommencer un nouvel examen de mes sentiments, je n’y porterais pas un plus pur amour de la vérité ; et mon esprit, déjà moins actif, serait moins en état de la connaître. je resterai comme je suis, de peur qu’insensiblement le goût de la contemplation, devenant une passion oiseuse, ne m’attiédit sur l’exercice de mes devoirs, et de peur de retomber dans mon premier pyrrhonisme, sans retrouver la force d’en sortir. plus de la moitié de ma vie est écoulée ; je n’ai plus que le temps qu’il me faut pour en mettre à profit le reste, et pour effacer mes erreurs par mes vertus. Si je me trompe, c’est malgré moi. Celui qui lit au fond de mon cœur sait bien que je n’aime pas mon aveuglement. Dans l’impuissance de m’en tirer par mes propres lumières, le seul moyen qui me reste pour m’en sortir est une bonne vie ; et si des pierres même

Dieu peut susciter des enfants à Abraham, tout homme a droit d’espérer d’être éclairé lorsqu’il s’en rend digne. Si mes réflexions vous amènent à penser comme je pense, que mes sentiments soient les vôtres, et que nous ayons la même profession de foi, voici le conseil que je vous donne : N’exposez plus votre vie aux tentations de la misère et du désespoir ; ne la traîner plus avec ignominie à la merci des étrangers, et cessez de manger le vil pain de l’aumône. Retournez dans votre patrie, reprenez la religion de vos pères, suivez-la dans la sincérité de votre cœur, et ne la quittez plus : elle est très simple et très sainte ; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre celle dont la morale est la plus pure er dont la raison se contente le mieux. Quant aux frais du voyage, n’en soyez point en peine, on y pourvoira. Ne craignez pas non plus la mauvaise honte d’un retour humiliant ; il faut rougir de faire une faute, et non de la réparer. Vous êtes encore dans l’âge où tout se pardonne, mais où l’on ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écouter votre conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa voix. »[1]

On le comprend bien : la direction qu’empruntent le vicaire et son protégé est celle d’une évaluation, par recours à ce qu’il nous en semble (« la sincérité de votre cœur »), de la pensée, et non pas une consécration de ce qu’il nous faut penser. Or cette évaluation, qui s’expose et qui n’impose point, n’est nullement un renoncement au savoir (« je n’aime pas mon aveuglement »), à tout type de savoir. Elle est tout autant une critique qu’une invitation au salut de notre pensée, emmêlée par ou dans des opinions ou conjectures que nous ne saurions faire nôtres et qui ne nous laissent guère de choix. Attitude de recul, certes, mais surtout, volonté de ne pas se laisser détourner de cette sincérité sur laquelle le vicaire fonde son éthique.

« Je n’enseigne point, j’expose mon sentiment » énonce

très certainement l’attitude anti-cartésienne du vicaire. Pour autant, il ne l’annule pas complètement pour autant. Et c’est du côté des Passions de l’âme que le vicaire, sans le dire expressément, se tourne, notamment dans la troisième partie du traité cartésien, qui aborde les « Passions ordinaires ». L’une des premières remarques que lance Descartes (il faut rappeler aussi que ce traité est très largement inspiré de la correspondance intime du philosophe avec la princesse Elisabeth, comme, à chaque occasion épistolaire, une confession ou une profession de foi), concerne l’estime et le mépris, toutes deux espèces de l’admiration. Evoquant la cause pour laquelle on peut s’estimer, Descartes affirme : « Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’ y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre, pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés. » (art. 152) Autrement dit, c’est bien par recours à ce qu’il nous en semble que nous trouvons des raisons d’estime ou de blâme. Or ce recours est aussi essentiel au rationaliste cartésien qu’au vicaire : c’est par lui que s’affirme l’autonomie du jugement.

Ces légitimes raisons de s’estimer soi-même définissent l’éthique cartésienne qui ne détermine pas la vertu par l’exposé d’une autorité, extérieure au sujet qui, en nous commandant un conduite, nous exposerait à la sanction si nous nous en détournions. L’évaluation morale, l’évaluation de la vertu est ici l’œuvre propre du sujet. Et c’est aussi ce qui manifeste sa générosité (art. 153) :

« Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer[2], consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal[3] ; et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’ne bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu. »

Et si cette générosité « empêche qu’on ne méprise les autres », même ceux « qui font paraître leur faiblesse » (art.154), elle rend possible une humilité vertueuse :

« Ainsi les plus généreux ont coutume d’être les plus humbles, et l’humilité vertueuse ne consiste qu’en ce que la réflexion que nous faisons sur l’infirmité de notre nature, et sur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commises, ou sommes capables de commettre, qui ne sont pas moindres que celles qui peuvent être commises par d’autres, est cause que nous ne nous préférerons à personne, et que nous pensons que les autres ayant leur libre arbitre aussi bien que nous, ils en peuvent aussi bien user. » (art.155)

On reconnaît bien là encore la profession de foi du vicaire. Cette sincérité vis-à-vis de soi-même, cette humilité vis-à-vis des formes hégémoniques du savoir doivent nous détourner d’un amour-propre qui nous mésestime (« Entraîné par les préjugés de l’éducation et par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter l’homme au-dessus de sa sphère, ne pouvant élever mes faibles conceptions jusqu’au grand Être, je m’efforçais de le rabaisser jusqu’à moi »[4]). Elles doivent au contraire nous rappeler à cette légitime estime de soi, qui est, dans l’ordre de l’éthique rousseauiste, la première vertu.

« En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes d’une haute philosophie, mais je les trouve eu fond de mon cœur écrites par la nature en caractères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux être : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience ; et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement. Le premier de tous les soins est celui de soi-même : cependant combien de fois la voix intérieure nous dit qu’en faisant notre bien aux dépens d’autrui nous faisons mal ! Nous croyons suivre l’impulsion de la nature, et nous lui résistons ; en écoutant c e qu’elle dit à nos sens, nous méprisons ce qu’elle dit à nos cœurs ; l’être actif obéit, l’être passif commande. la conscience est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant que souvent ces deux langages se contredisent ? et alors lequel faut-il écouter ? trop souvent la raison nous trompe, nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser ; mais la conscience ne trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer.
[…]
Toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes. S’il est vrai que le bien soit bien, il doit être au fond de nos cœurs comme dans nos œuvres, et le premier prix de la justice est de sentir qu’on la pratique. Si la bonté morale est conforme à notre nature, l’homme ne saurait être sain d’esprit ni bien constitué qu’autant qu’il est bon. Si elle ne l’est pas, et que l’homme soit méchant naturellement, il ne peut cesser de l’être sans se corrompre, et la bonté n’est en lui qu’un vice contre nature. »[5]

Ceci étant dit de la morale cartésienne du vicaire, n’oublions pas ce qui en fait l’élément moteur, à savoir la critique de la critique.

« Je n’enseigne point, j’expose mon sentiment » doit aussi s’entendre comme une volonté de ne pas participer aux tumultes des opinions, des déclarations de guerre philosophique, des polémiques qui désavouent ces lumières qu’une raison autonome pourrait découvrir d’elle-même si elle n’était entraînée par ces vétilles philosophiques, qui conduisent au fanatisme en tout cas à l’hypocrisie de l’homme éclairé. C’est bien ainsi qu’il faut entendre le bilan qui clôt la profession de foi :

« Ainsi le fanatisme, quoique plus funeste dans ses effets immédiats que ce qu’on appelle aujourd’hui l’esprit philosophique, l’est beaucoup moins dans ses conséquences. D’ailleurs il est aisé d’étaler de belles maximes dans les livres ; mais la question est de savoir si elles tiennent bien à la doctrine, si elles en découlent nécessairement ; et c’est ce qui n’a point paru clair jusqu’ici. Reste à savoir encore si la philosophie, à son aise et sur le trône, commanderait bien à la gloriole, à l’intérêt, à l’ambition, aux petites passions de l’homme, et si elle pratiquerait cette humanité si douce qu’elle nous vante la plume à la main. »[6]

Ce divorce entre l’esprit philosophique et la voix/voie de la conscience, il le dénonce aussi et encore plus fortement dans ce qu’il est convenu d’appeler la 4e lettre morale :

« Quelle est donc la première leçon de la sagesse, ô Sophie ? L’humilité ! L’humilité, dont le chrétien parle et que l’homme connaît si peu, est le premier sentiment qui doit naître en nous de l’étude de nous-mêmes. Soyons humbles de notre espèce pour pouvoir nous enorgueillir de notre individu. »

Et cette humilité nous conduit à renoncer, dans le conflit des facultés et des savoirs, à postuler l’hégémonie d’un système, d’une philosophie, d’une raison discourante ou d’un discours raisonneur.

« Tous les livres nous parlent du souverain bien, tous les philosophes nous le montrent, chacun enseigne aux autres l’art d’être heureux, nul ne l’a trouvé pour lui-même. Dans ce dédale immense des raisonnements humains vous apprendrez à parler du bonheur sans le connaître, vous apprendrez à discourir et point à vivre, vous vous perdrez dans les subtilités métaphysiques, les perplexités de la philosophie vous assiégeront de toutes parts, vous verrez partout des objections et des doutes, et à force de vous instruire, vous finirez par ne rien savoir. Cette méthode exerce à parler de tout, à briller dans un cercle ; elle fait des savants, des beaux esprits, des parleurs, des disputeurs, des heureux au jugement de ceux qui écoutent, des infortunés sitôt qu’ils sont seuls. »[7]

S’énonce donc ainsi un véritable procès contre les Lumières. La générosité rousseauiste ne peut s’affirmer que contradictoirement à l’édifice de tout savoir hégémonique.

Or ce procès se fait dans un contexte bien particulier, que Habermas et Koselleck décrivent comme celui de l’émergence de l’espace public. Encore faut-il noter que l’espace public, tel que Habermas en retranscrit l’émergence, est un espace de la conflictualité de la Raison et du Pouvoir. Il naît de sa confrontation avec le pouvoir, se dessine dans cette conflictualité même. Mais c’est justement une confrontation que Rousseau ne veut pas mener. Non qu’il veuille abdiquer et démissionner des Lumières, mais parce qu’il entend dénoncer cette hypocrisie qu’il suspecte trop chez ceux qui détiennent les clés du savoir éclairé. Par là, Rousseau pressent ce que Koselleck s’efforcera de montrer quand il évoquera la figure du « philosophe hypocrite des Lumières »

« Une fois franchi le pas de la République des lettres vers l’Etat, les positions dualistes ne servaient plus qu’à mettre le souverain dans son tort, à supprimer toutes les différences. C’est se mettre dans le droit au prix d’une injustice. Ce n’est plus le roi, mais le critique, qui est le véritable usurpateur. Que cette usurpation soit dans son droit, là est l’illusion. Sans le vouloir, mais pas involontairement tout de même, à force de démasquer on se fait illusion. Le sujet qui tutoie le roi se transforme en représentant de la nation, en un instrument de la vérité, de la vertu et de l’humanité. Démasquer sans cesse les autres conduit à l’aveuglement de celui qui démasque. »[8]

Contre cette usurpation des rôles et des pouvoirs, contre cette illusion de la critique, « je n’enseigne point, mais j’expose mon sentiment », répondra le vicaire. Autrement dit, ne pas prendre les Lumières pour argent comptant. (fin toute provisoire)


[1] Profession de Foi, éd. G.F., pp. 124-125. Je souligne.

[2] Ici, il n’est pas tant question de réputation et d’estime publique que de l’évaluation de soi par soi (la légitimité renvoie au sujet « pathétique », à ce qui lui en semble). Je souligne.

[3] Le Vicaire : « Ne craignez pas non plus la mauvaise honte d’un retour humiliant ; il faut rougir de faire une faute, et non de la réparer. Vous êtes encore dans l’âge où tout se pardonne, mais où l’on ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écouter votre conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa voix. »

[4] op. citée, p.99.

[5] op. citée, p.83-84 ; c’est moi qui souligne.

[6] op.citée, p.127

[7] 2e lettre morale, édition de poche, j’ai lu, pp.136-137

[8] R Koselleck, Le règne de la critique, éditions de Minuit, 1972, p.101.

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