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vendredi 24 mars 2017

"Vu du pont", d’Arthur Miller, mise en scène de Ivo van Hove

La scène est une boîte, la disposition tri frontale en accentue l’enfermement. Suffocante. Nul besoin de décor, d’accessoire (il n’y aura qu’une chaise qu’il faudra lever d’une main, un genou à terre). Le huis-clos est total ! A la douche initiale, qui lave les corps gras, suant du travail rude des dockers newyorkais, répond celle, finale et sanguinolente, où se déversent autant d’amour que de haine, autant de trahisons que pas un seul mot ne saurait dire, autant de scandales que nul ne peut regarder de face sans tressaillir.
photo Thierry Depagne - Théâtre de l'Odéon


Il y a, chez les petites gens, de ces solidarités que, bien souvent, on ne sait reconnaître. Elles ne s’en revendiquent pas : ce qui les rend bien humaines. Mais il leur arrive, bien souvent, de ne pas savoir imaginer et, par là, de ne pas pouvoir se rallier à quelque compromis que ce soit.

Eddie est un homme doux, protecteur, aimant et qui peut, avec une certaine fierté, considérer son parcours d’homme exilé sans honte aucune. Béatrice est une femme simple, amoureuse, mère sans enfant (considérant sa nièce, orpheline, comme sa fille). Pour les deux, travailler à secourir son prochain, ses frères dans la détresse est une évidence, même si cela requiert une certaine vigilance. Reste que cette prudence devient maladive et, pour Eddie, un enfer. Ne pas faire scandale : ce qu’il réclame de ses hôtes, exilés de cette Italie qui, faute de travail, crie famine ! Ce qu’il exige de Catherine, jeune fille intégrée au rêve américain, à la carrière prometteuse, mais étouffant de la naïveté ou de la candeur que lui prête, faussement, son oncle. Ne pas faire scandale, c’est déjà cela le scandale : Eddie trahira les siens, faute de n’avoir pu vraiment leur porter secours.



Il y a, dans cette mise en scène, une gradation jusqu’à l’horreur. On s’attache à Eddie, homme simple et sans grande illusion; on se prend de tendresse pour Béatrice, femme si peu émancipée qu’elle est forte dans son affrontement, pourtant aimant, avec son mari ; on n’accable point trop Catherine pour son esprit volage. A ne considérer que ce trio, il n’y a là rien que de très ordinaire. Alfieri, l’avocat-narrateur introduit, par sa présence de témoin, ce qu’il y a d’inquiétant : « J’ai tendance à remarquer les ruines en toutes choses, peut-être parce que je suis né en Italie ». Marco et Rodolpho pourraient n’être que des prétextes : quand le premier défend son honneur d’homme, de mari et de père à qui incombe le devoir de porter secours à sa famille restée dans l’Italie agonisante, le second se prend à rêver de cet eldorado américain. Leur confrontation sera fatale et le combat, insupportable. Vu du pont laisse sans espoir celles et ceux qui auraient voulu enjamber les océans.

Extraits du requiem de Fauré


dimanche 17 avril 2016

Je suis Fassbinder - texte de Falk Richter, mise en scène de Falk Richter et Stanislas Nordey

ET si le théâtre, la scène comme le texte, était un manifeste…
Au sens d’une déclaration publique qui, à la fois prend position (ce que d’aucuns appelleraient posture) et prend à parti, pour aujourd’hui comme pour demain. C’est bien cela que j’ai vu dans Je suis Fassbinder. S’engager dans une parole, l’adresser au risque de gêner, de déplaire, de troubler dans  le confort (tout relatif) du fauteuil de la salle. Mais une parole qui a l’avantage de se référer, comme en écho, à toutes les autres qui, par leur propos lénifiant, la motivent. Il faut, en s’en emparant, en prendre acte. Une parole qui vient interrompre le cours des choses comme celle qui autorise, par delà la rupture, de faire le tri entre ce qui peut être audible et ce qui suscite légitime indignation. Un manifeste comme pour mieux entendre. Mais aussi (se) réfléchir, s’interroger et se positionner soi-même. Parce qu’il renvoie à cette prise de conscience, doit-il en forcer l’éveil. Le propre du manifeste est de se demander, tension du corps comme de la pensée, quel pourrait être son engagement. La parole est-elle à condamner ou faut-il l’entendre, non pas tant la suivre comme un mot d’ordre, mais tenter d’articuler ses pensées à cette pensée qui s’énonce et s’adresse ? Un manifeste comme une déclaration d’intention : il faut pouvoir en répondre.
C’est ambitieux pour un directeur de théâtre comme l’est Nordey. C’est un manifeste en forme de note d’intention d’un programme à venir : elle en définit l’esprit, en favorise la lisibilité et l’intelligence, en consacre les valeurs. La question « comment répondre de cette parole, pour aujourd’hui comme pour demain ? » me semble plus intéressante, plus ample et plus exigeante que cette autre (je ne sais si elle est plus banale ? plus classique ? en tout cas, une sorte de serpent de mer qui finit tôt ou tard  par se mordre la queue, sitôt qu’il l’énonce) : « qu’est-ce qu’un théâtre politique aujourd’hui ? ». C’est, en effet, une exigence pour un théâtre qui ne soit pas qu’une illustration documentaire. Qui sait faire la part entre l’actualité et ce qui relève de la pensée et du jugement. Qui sait outrager, parce qu’il entend rétablir (même s’il ne sait trop ce que demain sera). Qui n’est pas simplement une volonté d’émouvoir (du genre « Voyez comme nous sommes démunis ! ») mais qui heurte profondément (« Voyez comme nous nous sommes démunis ! ») et qui remet à sa place – sa juste place. Un théâtre lucide et vigilant (si infamie il y a, ou il y aura, nous devons en répondre comme il nous faudra en établir notre part) et pas simplement d’apitoiement (s’apitoyer sur les autres comme avant tout un prétexte narcissique pour s’apitoyer sur soi). Un théâtre volontaire et qui ne transige pas. Qui ose cette sorte de mépris qui n’est pas d’indifférence, qui n’est pas d’éradication mais qui, en désignant ce qui fait litige, ce qui ne peut s’entendre, et par une sorte de discipline intellectuelle (il est frappant de savoir comment le texte s’élabore au fur et à mesure du travail sur le plateau), de conception et d’élaboration, un mépris qui entend dénoncer autant que réaffirmer.
Ensuite, parce que c’est un théâtre qui s’inscrit dans une lignée et la réactualise avec finesse, subtilité (mais non point obscure) mais puissance, avec rigueur même s’il ne paraît que chaotique et désordonné. Cette parole ne vient pas de nulle part. Elle s’affronte d’abord. Premièrement à toutes celles qui ont cours mais dont il faut vider l’autorité et l’arrogance parfois trop simpliste, parce que précipitée. Deuxièmement, à celles qui ont été oubliées. C’est là toute l’intelligence de ce Fassbinder. Enfin, à toutes celles qu’il faudra bien tenir, par la suite. C’est là tout l’art de l’adresse : non pas que la parole se perde mais que, réinvestie, réappropriée, elle puisse être à nouveau déployée, remise en circulation, et ailleurs qu’au théâtre. Il faut aller plus loin !
Scène de "Je suis Fassbinder" © Jean-Louis Fernandez
Ce que nous disent Nordey et Richter, c’est qu’il ne faut pas consacrer Fassbinder pour Fassbinder. En somme, une œuvre du passé, aussi proche soit-il, ne vaut pas pour le passé qui était le sien, comme s’il s’agissait d’en édifier le mausolée. La nécessaire actualisation, articulation avec notre présent suppose un travail qui est d’abord un travail en références.
La première qui vient est la filmographie fassbindérienne, notamment L’Allemagne en automne. Tout cela se voit sur l’écran et se joue sur le plateau. Répétition ? Certes ! Mais il ne faut pas voir là un manque d’audace ou une volonté d’en rabattre les oreilles avec ce qui se joue. Il s’agit bien plutôt de nous rapprocher d’un quotidien dont nous avons oublié combien il est le nôtre. Si l’histoire, la grande comme la petite, se répète, c’est seulement par notre amnésie elle-même. Notre part dont il nous faut et faudra répondre. Et l’on comprendra la nécessité comme l’urgence, pour Nordey, de ne pas finir la représentation par la fiction théâtrale, mais par la harangue politique. On sent alors que le dialogue inachevé de L’Allemagne en automne s’inachève là encore, sous nos yeux, sur scène, dans cette adresse.
L’autre série de références est celle qui rapporte ce qui se dit ou, à défaut, ce qu’il faudrait de peu pour que cela se dise. C’est Judith Henry, tout en force contenue, qui fait résonner une myriade de Je, bientôt accompagnée par les comédiens qui, à tour de rôle, se désignent. S’il faut de tout pour faire un monde, il y a ces multiples visages qui surgissent des mots. Chacun peut s’y reconnaître ou repérer son voisin sous les traits de tel ou tel. Il n’est pas question de le désigner à la vindicte populaire. Le manifeste n’est pas vengeur ni justicier. Il est d’abord question de croiser ses regards, de leur donner une existence. Et l’on se rend bien compte qu’à être seulement déclamée, celles et ceux de cette liste coexistent en s’ignorant. Parce que sinon, s’ils se dévisageaient et s’interpellaient, la cohabitation serait alors tout à fait impossible. C’est bien ce que laisse suggérer le « reportage » filmé sur la répétition où non seulement le texte de la pièce ne peut être réécrit mais où la communauté de travail est devenue, en s’affrontant, quasi impossible. Il n’y a que la naïveté de la jeune première qui a appris son texte sans s’interroger, qui le débite et le reprend autant de fois que le maître l’impose, pour penser qu’elle le soit.
Enfin, il y a cette inversion des rôles. Laurent Sauvage et Stanislas Nordey sont à la fois eux-mêmes, la mère de rainer, Rainer, l’amant de Rainer mais aussi les Petra von Kant. La distribution des rôles et des partitions évoluent et il y a dans cette volonté de brouiller les pistes comme une mise en garde, puisque, à chaque fois, cette inversion coïncide avec le chaos, une démission en acte vis-à-vis de l’autre, de l’étranger et un renoncement à ce qui nous engage : nous nous ignorons parce que nous ne voulons plus faire commun.

C’est ce commun que ce Fassbinder nous invite à retrouver : il en manifeste l’urgence.

mercredi 24 février 2016

"Des ombres et des lèvres." Texte et mise en scène de Marine Bachelot Nguyen

Le théâtre documentaire est-il un filon à exploiter ?
J’avoue être sorti de cette première lassé de ce que j’y avais vu. Pourquoi diable faire du théâtre documentaire, engager le propos dans une perspective militante, rendre compte d’une problématique bien réelle et parler autant de soi, de sa propre histoire militante, mais aussi de ses deuils, de ses déchirements ainsi que de ses racines personnelles ? D’où est audible cette voix qui dit « Tu », à propos de laquelle l’auteure écrit, dans le dossier de presse du spectacle : « C'est à la fois la voix de l'auteure, de celle qui a fait ce voyage, mais c'est aussi une voix plus large, où s'engouffre de l'altérité et de l'universalité. D'ailleurs les interprètes l'assumeront à tour de rôle, de façon collective. Ce “Tu” me permet d'amener de l'intimité autobiographique, des sensations et paysages, tout comme de l'adresse politique. » ? Ce « Tu » du storytelling, soi-disant transparent, qui devient, parfois jusqu’à la caricature (ce moment où l’une des comédiennes chausse une paire de lunettes aux formes identiques à celles de l’auteure), un « Moi », « Mon histoire », « Mes combats ». Un « Moi » qui, à la rencontre des autres, les initie à leur émancipation plutôt qu’il ne se défie à la sienne propre. On a parfois envie de demander qui parle ? Si, s’agissant de ces minorités et de ces subalternes qu’on veut mettre en scène, elles parlent vraiment ? Si le projet « documentaire » n’est pas d’abord condescendant au lieu d’être de « révolte » ? Je me méfie du côté délibérément porte-parole, qui peut animer une bonne conscience.
Ensuite, l’angle « documentaire » m’irrite. Le récit qui s’y déroule est tout entier lissé et la symbolique finale de la submersion marine, la valise flottant au dessus de soi, s’y annonce dès le départ. Quand on lit le dossier de presse, on a l’impression qu’il s’agit de faire naître un nouveau style ou genre, qui renonce à toute fiction. « Pour ce projet, il me semble difficile de bâtir les choses ainsi, ou d'essayer de me cacher derrière une fiction totalisante. » Soit pour l’abandon de la fiction ! Mais, ce qui revient à mon premier point, qu’en est-il de la représentation ? Tout se passe comme si on ne pouvait plus, on ne devait pas l’interroger, faire de cette interrogation une scène même. « Lissé », ai-je écrit, parce que tout me semble travaillé par une logique où tout doit se révéler sur pièce comme sur scène, il ne peut plus y avoir de sous-entendu, il ne peut pas y avoir, pour le spectateur, de place pour qu’il s’interroge lui-même. « Lissé », parce que tout y est illustré, comme dans un vrai reportage. « Lissé », par l’absence même de symbolique qui interroge le sens, par l’omniprésence de la littéralité de l’expérience personnelle vécue, et qui ne laisse aucune place aux silences. Parce que l’un des torts principaux, selon moi, de ce « documentaire » est de produire un  texte pour la connaissance, pour l’information.
Relisant, ce matin, un passage de Gayatri Chakravorty Spivak, citant Pierre Macherey, au sujet de l’interprétation de l’idéologie : « Ce qui importe dans un œuvre, c’est ce qu’elle ne dit pas. Ce n’est pas la notation rapide : ce qu’elle refuse de dire, ce qui serait intéressant ; et là-dessus on pourrait bâtir une méthode, avec, pour travail, de mesurer des silences, avoués ou non. Mais plutôt, ce qui est important, c’est ce qu’elle ne peut pas dire, parce que là se joue l’élaboration d’une parole, dans une sorte de marche au silence. »[1] Et s’interrogeant sur la production de la codification de l’impérialisme, sur la reproduction et la réitération de la subalternité, c’est-à-dire aussi et surtout, sur cette violence épistémique qui est d’abord à l’œuvre dans la violence générale, ne pas laisser s’ «entendre » ce que le texte ne dit pas n’est  que produire un « texte pour la connaissance », sans possibilité même de le/la déconstruire et d’en lever l’insurrection ou la révolte. « Lisser », ainsi que le fait ce récit, c’est recouvrir d’ombre cette subalternité et l’y maintenir aussi.
Je suis sorti de cette première avec cette question : de qui fait-on le récit ?




[1] Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, éd. Amsterdam, p. 51

mardi 27 janvier 2015

La Mégère apprivoisée (ou comment dompter l'insoumise) - Shakespeare, mise en scène Mélanie Leray

crédit photo: Christian Berthelot
t-n-b.fr
Dès le départ, tout indique que « ça va déménager ! » D’abord, le prologue, qui n’est pas celui du texte mais renvoie à La Tempête et au discours de la Reine à ses armées. La comédienne, Clara Ponsot, dans toute la détermination de son corps et de son regard, nous tient en joug. Elle maintient une tension guerrière. Et cela fait écho aux événements récents. On ne peut que la suivre et signifier son allégeance à ce corps du roi qui s’impose.
Puis, le rideau s’ouvre. Une voix féminine s’impose sur un arrangement musical aux accents à la fois contemporain (jazzy) et baroque. La scène, elle aussi contemporaine, avec un bar qui se transformera en baignoire, un salon qui sera le futur dancefloor. En fond de scène, l’écran. Déjà s’impose le dispositif vidéo : j’ai toujours eu un  peu peur que celui-ci soit redondant ; il ne le sera pas. La projection est, au contraire, tout au long de la pièce, subtile : s’il s’agit de tout montrer, en une sorte de logique « Big Brother », il s’agit d’abord de compléter, par la précision qu’offre l’image projetée, le jeu.
Entre Grumio, accoutré comme un rocker pathétique avec ses chaînes, ses lunettes noires, sa crinière. Il nous fait, à la manière d’un épisode de télénovela, le générique de la pièce et l’on voit défiler une galerie de portraits des personnages. On sent la légèreté, l’envie de s’amuser et d’amuser. De tourner en dérision. L’insoumise domptée s’engage alors à devenir indomptable.
Ces premiers éléments manifestent un parti pris que je suis prêt à suivre. On y voit le souci/l’exigence de ne pas illustrer. Pas de redondance, tout est dans le décalé et en même temps dans cette détermination initiale du prologue.

Mais peu à peu, le parti pris s’essouffle. L’intuition de placer Catherine en reine déterminée, combative, et qui, en même temps qu’elle décrit le processus de soumission, la dénonce, tombe à plat. Le décalage n’est plus alors celui, révélé et surprenant aux premiers instants, entre le point de vue du spectateur et ce qu’il voit. Il est désormais dans ce qu’il voit, dans le jeu, dans les attitudes, dans la scénographie. Le pari perd de son intensité au fur et à mesure des répliques, des postures trop attendues, et, aussi, dans ce corps des comédiens qui donnent l’impression de ne plus savoir ce qu’ils font. Et je ressens trop alors le dilemme que soulève le parti pris : faire contemporain avec Shakespeare !

jeudi 8 mars 2012

Nicolas Bouchaud ou l’acte de montrer.


En prêtant sa voix et son corps aux textes de Serge Daney, critique de cinéma, et profondément humaniste, Bouchaud réalise une étonnante performance de comédien… d’acteur. Une belle leçon que cette « Loi du marcheur », mise en scène par Eric Didry.

Fidèle au TNB, fidèle à Sivadier, Nicolas Bouchaud est une bête de scène. Il sait en imposer. Et parfois même lui arrive-t-il d’en imposer par une épreuve de force qui lui fait habiter l’espace du plateau de telle sorte que, ses partenaires usent de la même force et des mêmes stratagèmes (et dans les spectacles de Sivadier, l’excellence est bien là : tous jouent au même niveau, avec la même énergie, et tous sont alors capables de se mesurer les uns aux autres).  Il n’en est strictement rien ici, et, s’il en impose ici, ça n’est pas par la force, mais par la poésie (poïesis) d’un monde commun.
Si Daney se disait volontiers passeur, Bouchaud l’est incontestablement. Individuellement d’abord – le corps de l’acteur : il ne s’agit pas seulement d’adresser ; il prend par la main et nous invite très directement à regarder, à écouter, à éprouver, comme dans une confidence, un entre-deux où un Nous est institué par cette complicité qu’institue l’acte de montrer (acte de montrer que le souci de faire voir – la télévision – à partir d’une grille de programme qui satisfait la demande d’audience déjoue absolument). Prenant par la main, il ouvre sur un ailleurs, sur un espace-temps et une durée qui, pour être partagés, supposent que nous nous démettions de nos présupposés de spectateur, que nous nous laissions embarquer.  Mais c’est un pari ! Et comme tel, le Tout et le Rien sont bien ces extrêmes qui nous rendent, Lui comme Nous, vulnérables à l’ennui. Or ce pari est gagné, individuellement d’abord, je disais, parce que cette vulnérabilité du corps de l’acteur est, dans l’acte de montrer, délibérément assumée [ notamment : ces moments où l’éclairage de la salle et de la scène se confondent ; cette mise en ordre inaugurale des éléments (la chaise, la bouteille de whisky, le cendrier, les cigarettes) comme s’il s’agissait d’une mise en ordre des pensées, mais tentative que l’on sait aussi vaine qu’artificielle ; cette façon de sur-jouer Wayne dans Rio Bravo ; etc.] . Ce qui n’a rien à voir avec le Bouchaud précédent que j’évoquais, et à tout à voir, non avec un Bouchaud nouveau (renonçant tout à fait à l’ « ancien »), mais avec un comédien dont l’exigence est de pouvoir/savoir se renouveler.
Assumée, parce que c’est ensuite un passeur, notamment du texte. Avec toutes ces hésitations, avec tous ces temps suspendus, avec toutes ces interpellations qui font bien prendre conscience que c’est le même monde que nous partageons (la séance de constitution des listes de films « incontournables », « jamais vus », « qu’on ne peut raconter mais qui sont à voir », etc., correspond bien à ce projet de « passage »). Mais passeur aussi, parce qu’il y a une exigence d’en dire plus que les simples mots qui frappent aux oreilles. Le discours s’approfondit, se précise ; les principes s’affinent ; les articulations en explicitent le contenu ; les leçons s’énoncent… En cela, c’est bien à une démonstration, à une leçon de vie que nous assistons. Mais qu’on ne s’y trompe pas : Bouchaud/Daney ne disent rien qui, privilège de la prise de parole, s’énoncerait dans/par l’autorité de celui qui tient discours. Autrement dit, il n’y a aucun effet performatif (et d’une certaine manière, le théâtre – ce n’est pas pour en amoindrir l’effet – en a bien besoin, s’il veut s’adresser à, et instituer et rendre crédible son propre espace). Pas plus qu’il ne s’adresse à nous, à travers une histoire déjà écrite. Non ! Cette démonstration, cette leçon, c’est celle que nous écrivons, Bouchaud/Daney et nous autres, dans ce monde-ci. Et alors,  il nous devient plus facile d’en entendre, d’en colporter la critique, tout particulièrement celle qui frappe les productions médiatiques de nos imaginaires atrophiés. Et là encore, le pari est gagné ! Et peut-être même plus ! Je ne connaissais pas Daney. Ne l’avais jamais entendu parler. Ne l’avais jamais lu. Et, là, j’y découvre quelqu’un qui, quand il critique la médiatisation du monde, le fait avec une force conceptuelle et éthique que la critique plus à proprement parler politique (je pense à Bourdieu, notamment, mais aussi à celle qui, devenue de plus en plus convenue, devient un leitmotiv pour qui veut se faire entendre du plus grand nombre et ne parvient à « exister » que dans la posture de la critique des médias) ne parvient plus nécessairement à déjouer – au sens où, alors, cette critique politique rate sa cible. Et efficace, sans être magistrale – dogmatique –, la distinction entre « rendre visible » et « l’acte de montrer » est, ici, non seulement à entendre, mais à éprouver. D’autant que cette distinction est elle-même redoublée de celle du langage : celui d’un monde lisse qu’on veut nous faire voir et une sorte de langage de soi, que les codes sociaux pourraient vouloir faire taire, ou considérer comme inexistant, inessentiel et sans « droit de cité » [c’est Daboville, qui, arrivé sur la terre ferme après sa traversé de l’Atlantique, bredouille à un journaliste, l’interrogeant sur les raisons de son entreprise, évoque l’orgueil comme la principale motivation de son projet, et qui, deux mois plus tard, remis de ses émotions, face à PPDA, retrouvant le langage convenu, ne parle plus que de son rêve d’enfant qu’il a pu réaliser, nous invitant tous à réaliser les nôtres].  Et s’il y a une ode au cinéma, c’est bien parce qu’il ya cette possibilité de revisiter une langue que nous pourrions, alors, sous l’effet des conventions [la charité médiatique en est une, et Daney, malade du SIDA, jugeant odieuse l’idée d’un Sidathon] avoir perdu.
L’acte de montrer n’est pas alors celui d’en imposer, plus qu’il n’en faut et qu’il ne serait raisonnable de vouloir. Mais acte de montrer parce que ce qui se joue alors, c’est bien une façon de renouer avec soi, dans un monde commun. Dans un monde du Faire-commun. La chose sur scène (là, un briquet rouge), mise en lumière, n’est rien d’autre qu’une histoire entre-soi, entre Vous et Moi, entre Nous, et une Leçon que nous pouvons nous adresser. Bouchaud/Daney nous y ont admirablement invités.  

mercredi 30 décembre 2009

Quelques thèses de Badiou sur le Théâtre


1)« S’il y a du cinéma partout, c’est sans doute qu’il ne requiert nul spectateur, seulement les murs d’un public. Disons qu’un spectateur est réel, un public n’étant qu’une réalité, dont le manque est aussi plein que le plein, puisqu’il ne s’agit que de compter. Le cinéma compte le public, le théâtre compte sur le spectateur, et c’est au défaut de l’un et de l’autre, par un paradoxe ruineux, que la critique invente le spectateur d’un film et le public d’une pièce. » (p.8)


2)« Posons qu’il y a théâtre dès lors qu’on peut énumérer : premièrement un public rassemblé dans l’intention d’un spectacle ; deuxièmement des acteurs physiquement présents, voix et corps, sur un espace à eux dévolu, où le rassemblement du public les considère ; troisièmement un référent, textuel ou traditionnel, tel que le spectacle en puisse être dit la représentation. » (p.14)


3)« Il y a en revanche un « théâtre » qui comble, un « théâtre » des significations établies, un « théâtre » auquel rien ne fait défaut, et ce « théâtre », abolissant le hasard, induit chez ceux qui haïssent la vérité une satisfaction conviviale. Ce « théâtre », inversion du Théâtre, est reconnaissable à ce que ceux qui viennent y exhiber leur jouissance, salace ou confite, sont marqués d’un signe identitaire, qu’on le nomme de classe, ou d’opinion. Le vrai public du vrai Théâtre est en revanche générique je veux dire indiscernable prélèvement atypique sur ce que Mallarmé nomme la Foule. Seule une foule peut faire un Spectateur. » (p.34)


4)« Le « théâtre » est de l’Etat, n’en soufflant mot. Il perpétue et organise la subjectivité bonasse et ronchonneuse dont l’Etat a besoin.
Le Théâtre, lui, dit toujours quelque chose de l’Etat, et finalement de l’état (de la situation). Il y a bien des raisons de ne pas vouloir écouter ce dire. » (p.40)



5)« Ce qui est dit au théâtre, même dans un préau d’école avec deux lumignons, est dit en majesté. Si c’est scandaleux, c’est que l’Etat ne se surveille pas assez lui-même : il ne surveille pas Ses paroles. » (p.47)


6)« Le texte de théâtre est un texte exposé à la politique, forcément. Du reste, de l’Orestie aux Paravents, il articule des propositions qui ne sont complètement claires que du point de la politique. Car ce à quoi le texte de théâtre ordonne son incomplétude est toujours la béance du conflit. Un texte de théâtre commence quand deux « personnages » ne sont pas d’accord. Le théâtre inscrit la discordance.
Or, il n’y a que deux discords majeurs : celui des politiques, et celui des sexes, dont la scène est l’amour.
Deux uniques sujets, donc, pour le texte de théâtre : l’amour et la politique.
Le théâtre : que ces deux sujets n’en fassent qu’un ; tout est dans le nœud de cet un. Et tout le point du théâtre d’aujourd’hui, que ni l’amour ni la politique ne soient des forces que l’époque soit prête, vraiment prête, à clarifier. » (p. 76)


7)« Le mauvais théâtre, que j’appelle depuis le début le « théâtre », fait de l’acteur le professionnel stabilisé d’un réseau de signes vocaux et gestuels à quoi se reconnaît que quelque chose existe. Il suscite une complicité de reconnaissance. Il évite au spectateur ce travail attentif de la pensée, qui consiste à partir de présences scéniques incalculables, à accéder aux conventions universelles de la différence sans objet. Le « théâtre » nous propose une mise en signes des substances supposées. Le Théâtre, un procédure qui exhibe l’humanité générique, c’est-à-dire des différences indiscernables qui ont lieu sur scène pour la première fois. C’est pourquoi il y a quelque chose de douloureux dans l’attention exigée du spectateur de Théâtre, alors qu’aisance et facilité règnent au « théâtre ». » (p.91)


8)« L’acteur exhibe sur scène l’évaporation de toute essence stable. La fermeté des signes corporels et vocaux dont il se pare sert avant tout à établir, par surprise et délice, que rien ne coïncide avec soi-même. L’éthique du jeu est celle d’une échappée, on pourrait dire : l’échappée belle. En particulier, l’acteur opère contre toute théorie naturelle des différences, et en particulier de la différence des sexes. Il officialise ce que nous croyons le plus évidemment donné, conjoint ce que nous imaginons depuis toujours séparé, sépare ce dont l’unité semblait acquise. Le jeu de l’acteur est toujours entre-deux. Cet entre-deux opère dans le pur présent de spectacle, et le public, qui dans la Messe est ployé par la Présence, n’accède à ce présent que dans l’après-coup d’une pensée. Ce que le vrai théâtre présente n’est pas représenté, et « représentation » est un mot mal placé. Un spectacle de théâtre est, chaque soir, une inauguration du sens. L’acteur, l’actrice sont, quand texte et mise en scène savent solliciter l’éthique virtuelle du jeu, le pur courage de cette inauguration. » (pp. 94-95)

© Alain badiou, Rhapsodie pour le théâtre, édition Imprimerie nationale, collection « Le Spectateur français », 1990

mercredi 11 novembre 2009

de la vidéo au théâtre - "Sombreros" de découflé et "Paranoïa" des Lucioles

Crédit Photo: Laurent Philippe

Coup sur coup, cette semaine, deux spectacles aussi sophistiqués l’un que l’autre au TNB.
Sombreros de Philippe Découflé et Paranoïa, nouvel opus du Théâtre des Lucioles.
Quand je dis « sophistiqué », je veux surtout évoqué la débauche de moyens techniques mis en œuvre pour ces deux pièces, aux tonalités différentes, mais qui, d’une certaine manière, se rejoignent toutes deux par le même propos sur la créativité ( comment produire de la fiction ? pour les Lucioles, sur un texte assez déjanté – en tout cas rendu tel – de Rafael Spregelburd ; comment produire un univers mental d’une chorégraphie pour Découflé, à partir du mot et du travail sur les ombres, la couleur), et par l’utilisation de la vidéo, autant la projection que la captation vidéo.
On sent bien ici qu’il s’agit d’un outil à explorer et qui n’a pas livré toutes ses possibilités.
Reste qu’il peut y avoir une exploration gadgétisée de la vidéo, comme s’il s’agissait d’une fin en soi. C’est tout à fait ce que je reproche aux Lucioles : équipés et super-équipés, c’est comme s’ils nous invitaient à voir (et parfois revoir : en ouverture, la même séquence de corps nus ou habillés dans l’eau d’une piscine, déjà vue dans la création de la Tour de la Défense de Copi) toutes les petites trouvailles qu’on ne retrouve pas ailleurs, dans d’autres compagnies (dont beaucoup ne sont pas associées à une scène conventionnée).
Au théâtre, la question des ailleurs, des espaces lointains comme celle des temps différents s’est toujours posée dès lors que l’unité de temps et de lieu ne s’est plus imposée (même si, dans ce cadre-là, la narration convoquait ces ailleurs). Certainement aussi que l’écriture contemporaine s’est ingéniée (au bon sens du terme) à superposer ces ailleurs, à les rendre aussi visibles que dits. Pour la mise en scène, la scénographie, c’est alors un véritable enjeu, un mystère à dénouer, une interrogation à déjouer. Comment amener le spectateur à se confronter à ces temps et espaces qui en sont pas ceux du présent agi par les comédiens, sous les yeux du public ? Cette question est redoublée aussi de ce fait : l’espace de la scène est le seul visible. Comment alors introduire ces ailleurs dans le seul espace visible ? d’où, aussi, cette autre question : multiplier des espaces, dans ce seul espace visible, est-ce produire de l’espace en plus ou continuer l’espace ? Au risque de multiplier des narrations et récits qui, par cette surexposition, entament la crédibilité des uns comme des autres. Dans Paranoïa, on ne joue pas avec et dans l’espace, on se joue des espaces sans rendre l’un plus crédible que les autres. La multiplication de ces ailleurs est, en fait, une accumulation, juxtaposition qui aurait très bien pu ne pas être. Ce sont des espaces « gadgets » (et ils ne le sont assurément pas dans L’Heptalogie de Bosch qui inspire Spregelburd), et il n’y a pas d’alliance entre eux, si ce n’est un ténu fil conducteur narratif, insuffisant à les faire tenir ensemble.
Chez Découflé, ces espaces ailleurs que la vidéo surexpose sont impliqués déjà dans le mot et le travail autour du mot « ombre ». Impliqués dans les corps. Le devant/derrière, tous les côtés sont engagés dans ce travail. La projection comme la captation vidéo n’ajoutent rien de plus, elles accompagnent, aménagent, font voir ce qu’il en est des corps (de leur visibilité comme de ce qui ne l’est pas, aux yeux du spectateur). Pas un nouveau point de vue sur ces corps, mais un seul et même point de vue, une seule et même focalisation. Et le tour de force, certaines fois assurément poétique de Découflé, c’est de ne pas vouloir en faire trop mais de se concentrer sur la démultiplication des espaces du corps ( espace visible du corps, espaces invisibles du corps). Pour le coup, l’intention initiale est assurée et suivie d’effet.


Quel est le nombre des ombres ?
Il y a les ombres premiers ou décimaux. Il y a les ombres chinoises, les ombres
sombres, les ombres lumineuses. Les ombres portées, les ombres îles du monde.
Les ombres d'un doute...
Je suis comme mon ombre, partout où je vais elle est là, partout où elle va je
suis là ; je ne suis que l'ombre de moi-même ; un corps c'est toujours avec son
ombre, un corps sait qu'une ombre n'est pas un corset.
Tout un chacun a une ombre, toute ombre a un chacun. Que font nos ombres lorsque nous avons le dos tourné ? Ombres, où êtes-vous la nuit ?
© Christophe Salengro, d’après Claude Ponti.

samedi 10 octobre 2009

Les fiancés de Loches - De Georges Feydeau

Mis en scène par Jean-Louis Martinelli

Première séquence : une file d’attente au bureau de placement… dans un décor très contemporain, avec ce côté désubjectivant de l’attente et la froideur du hall de gare. Même tonalité dans l’appartement bling-bling de St-Galmier, le médecin, et à la clinique d’hydrothérapie. Aussi, tout est scéniquement mis en place pour le quiproquo fondateur.
Mais voilà, le début, et tout le premier acte, jusqu’à l’arrivée des Lochois, fonctionne assez mal. Des lenteurs et surtout des interpellations du public qui sont telles que l’effet « sketch » de certaines d’entre elles tombent à plat. On y sent trop la mécanique du jeu. Et si convoquer des non-acteurs relève d’un pari audacieux, le déplacement que souhaitait opérer Martinelli reste trop artificiel (« Je souhaite travailler sur la tension entre la présence de ces êtres que l’on convoque sur le plateau et les espaces dans lesquels ils se trouvent. Ce sont des espaces dans lesquels une partie des corps sont des corps étrangers, des corps déplacés. », a-t-il dit dans un entretien). Il faut attendre le second acte, pour que le jeu, enfin, retrouve une énergie et la fratrie des lochois y est pour beaucoup : les trois comédiens (Zakariya Gouram, Mounir Margoum et Sophie Rodrigues), dans leur costume de zazou, excellent dans leur partition. Ce second acte, un peu aussi le dernier, fait oublier l’absence de rythme du premier. On y sourit et on y rit : on sort de là avec l’impression d’avoir vu quelque chose de plaisant… juste plaisant. Pour une reprise, allons, soyons clément et ne boudons pas son plaisir.

mercredi 11 mars 2009

Leaves ( feuilles)

Faut-il donc que le théâtre soit si compassé, convenu dans la misère humaine ?
Non pas que je veuille de la comédie musicale, mais même cet étalage de désespoir en représentation « amuse », « divertit » la galerie.
Je n’aime pas ce théâtre qui, sous prétexte de coller avec la réalité, dans son effort insensé et si peu audacieux de sur-représenter ce qui est, voire de sur-jouer la catharsis (il n’est pas anodin que l’establissement psychothérapeutique local en ait fait un témoignage digne de cette monstration, même pas impudique, mais totalement anecdotique), s’imagine recoller les morceaux d’un puzzle que toute une vie, d’homme ou de femme, ou d’enfant, ne suffit pas à recenser.
Non pas que je veuille un théâtre obscurantiste et d’intellectuels, conceptuel jusque dans la dérision mais évitant même de penser sa propre dérision. Mais à trop vouloir faciliter les choses, donner les clés et purement et simplement imiter, il en oublie jusqu’à son essence : la métaphore !
Je n’aime pas ce théâtre où l’acteur se fait l’assistant de la lecture de son spectateur. Tout doit garder son mystère ! Et vouloir s’en défaire, c’est laisser place à une récitation que même la meilleure technique sur le plateau rate toute l’incarnation paradoxale du comédien.
Je reviens de Leaves, de Lucy Caldwell, mise en scène par Mélanie Leray, du Théâtre des Lucioles. Un spectacle de plus, de cette même compagnie, que je trouve fade. Où est donc votre audace que j’avais appréciée ? Arrêter donc ce spectacle marchand, que vous vendez même dans les scènes conventionnées, comme s’il s’agissait du théâtre privé. Retrouver le sens, ne cherchez pas à produire une explication de texte.
Mentions spéciales toutefois pour ces comédiennes qui interprètent Poppy et Clover.

dimanche 15 février 2009

Hors de soi.

Lui – Je compte. Un corps devant moi. Un autre sur mon flanc, à ma droite. Un autre, encore, à ma gauche. Je sens une présence, derrière. Puis une autre. Je regard en tous sens, mais je n’en ai pas trop le temps. Une deux mains me claquent l’arrière du crâne. Tête baissée. Puis le corps. Plié en deux. Cassé en deux. Je ne peux plus voir. J’en suis empêché. Je ressens ce qu’il y a d’impossible à maintenir un regard sur ces corps, ces 10 paires de jambes. Dix paires de pieds. Je ne vois que cela. Le changement de direction est violent. Je ne peux m’y opposer. Une ruelle ? un couloir ? Un commando spécial pour m’attirer je ne sais où ! Là encore, pas de résistance ! C’est sombre ! Comment sont ces pieds, dans ces chaussures blanches, à droite ? Chaussures noirs, sorte de bottes, à gauche ? Les doigts remuent-ils ? Se recroquevillent-ils ? Quelle genre de chaussettes ? Ils m’avancent parce que je ne peux plus rien faire. Je suis porté, emporté ! J’ai envie de questionner, mais comme interdit ! La rapidité ! L’urgence ! ça, on le sent bien, quand on ne peut plus rien faire ! Je n’ai pas vu comment ça c’est fait, ils m’enfilent une cagoule. Au début, c’est d’où vient-elle ? D’où l’ont-ils tirée ? Puis, ça pue ! Et aussi : je veux m’essuyer le visage et toute la sueur ! Ou : c’est pas bientôt fini ce cirque ? Ou : cette odeur de rance !!ils m’avancent toujours et encore. Même cet endroit n’en finit pas !….

vendredi 17 octobre 2008

samedi 30 août 2008

Portraits

D’après la pièce d’Israël Horovitz, Didacalies

Richard –

C’est un aîné qui n’a jamais voulu l’être : les responsabilités qui lui incombent, et dont il se charge (en les assumant par son côté organisateur et sa méticulosité – tout est net, il n’est pas amateur de courbes, mais plutôt de la ligne droite ; tout doit être à sa place, et de manière obsessionnelle, quand sur une table se trouvent plusieurs objets, il les re-dispose, selon une figure géométrique), ne sont pas faites pour lui. Telle est du moins son sentiment. Il aurait bien aimé être de ceux qui se laissent porter par la vague, qui suivent le mouvement et qui n’ambitionnent qu’à la régularité et à l’ordre, et surtout ne pas faire d’excès. Mais il se trouve dorénavant à la tête de la fratrie. La disparition de ses parents est un drame. Devenir/ tenir le rôle d’un patriarche en est un autre. Parce qu’il sent que la perspective, pour qu’elle ne lui échappe pas totalement, exige de lui l’affirmation d’un pouvoir qu’il n’a pas mais qu’il doit pourtant exercer. Ses yeux de faucon sont en définitive une façon de forcer son caractère. C’est un faux dur ! (est-il pour autant un vrai mou ?).

En tout état de cause, s’il doit forcer son caractère, c’est qu’il tente à chaque fois de ne pas paraître trop sensible. S’il lui arrive de verser une larme, ça n’est pas en public… en tout cas, toute expression trop émotive ne doit pas être publique. C’est une douleur rentrée qu’il manifeste. Rentrée, parce que chez lui domine l’injonction d’un « il ne faut pas… » (pas pleurer, pas se lamenter, pas rire, etc…). Il ne s’interroge pas sur l’origine de la norme, de qui dit la norme (son origine). Il se contente de la suivre, de la respecter : elle est en elle-même légitime et ne souffre aucune remise en question (une autorité incontestée et incontestable). Ou du moins se l’imagine-t-il ainsi ! Ce qui veut dire aussi qu’il y a quelque chose de fataliste dans son attitude. Les choses sont telles qu’elles doivent être, et il n’y a qu’à les accepter. Il aurait même tendance à fuir toutes questions qui pourraient faire vaciller cette stabilité de la norme. Rien ne doit être troublé !

En ce sens, il n’ira pas plus loin que le bout de son nez, pas plus qu’il n’aura l’idée d’aller chercher dans les recoins, derrière les meubles. Il n’est pas attiré par le secret : il le redoute même. Il est pathétiquement peu curieux. Toutefois, les circonstances agissent bien sur lui et dans ses moments de non-comédie (il joue au fort, quand il ne l’est pas ; au janséniste quand il est un frustré qui voudrait bien se taper une de ses sœurs), on ressent bien qu’il y a quelque chose qui n’est pas à sa mesure. Les costume est trop large, en tout cas pas vraiment coupé à sa taille. Parce qu’il est d’abord frustré de la vie. Ça le démange, comme s’il avait quelque allergie (le côté répétitif de l’allergie, et qui monte en puissance). Veut-il une relation adultère/incestueuse ? Il sait trop bien qu’il ne pourra/devra pas la mener jusqu’à son terme, jusqu’à satisfaction. Il est constamment dans ce contre-balancement entre ce qu’il veut et ce qu’il doit. Et c’en est épuisant. Donc, soit il succombe à la tentation (mais c’est tout un combat intérieur qu’il mène, dont il n’est que trop habitué) ; soit il y renonce, mais c’est dans une sorte de soubresaut d’orgueil, mal placé, avec fracas, brusquement, et de façon irrévocable. C’est le jansénisme de sa personnalité qui ressort. C’est en tout cas un « peine à jouir ».

Chez lui, la couleur grise domine.

Ruby –

La petite dernière de la famille. Elle a toujours assumé sa position dans la fratrie, comme elle assume aussi qu’il puisse y avoir une différence de traitement entre elle et son frère et sa sœur. Contrairement aux deux autres, elle n’est pas dans le refoulé. Au contraire ! Elle ne vise aucun pouvoir, aucune prise de pouvoir. Aussi est-elle plus lucide que les deux autres sur ce qu’ils sont, qui ils sont et ce qu’ils ne seront jamais. Des trois, elle est la seule à ne pas jouer de jeu. Ce qui n’est pas si facile, mais elle y parvient tout de même. Doit-elle encourir les reproches de son frère et de sa sœur ! Ce dont, en définitive, ils l’accusent, c’est de ne pas être, comme la petite dernière de la fratrie devrait l’être, plus fragile, faible. Ils auraient voulu la protéger, mais elle ne se laisse pas protéger. Car si elle est vraiment affectée par la disparition de ses parents (et il ne peut y avoir de doute à ce sujet), elle leur renvoie une image d’insouciance qu’ils ne peuvent accepter. C’est un oiseau libre, qui peut voler de ses propres ailes, même s’il peut être craintif quand il se confronte à plus fort que lui. Mais cet oiseau libre est, malgré eux, plus fort qu’eux.

Et ces reproches, ils la lui feront sentir. Parce que Ruby, pour aussi sincère qu’elle soit, est facilement intimidée et intimidable par ce frère et cette sœur, qui règlent, à l’occasion de cette disparition, un conflit dont elle ne connaît pas les termes ni les enjeux. Il y a là quelque chose qui la dépasse totalement. Mais il n’est pas certain que ça la concerne, l’intéresse, du moins au tout début de la pièce. Elle a tout de même 20 ans de différence avec son frère et 10 avec sa sœur. Autrement dit l’histoire de la famille s’est faite bien avant elle, et sans elle. Elle en est l’élément perturbateur. Et c’est, pour Richard et Ruth, une grande faute. Ils lui feront payer cela. Elle sera constamment, par tous ses gestes, par sa présence même, comme prise en faute.

Parce que tous les deux jouent contre elle. Aussi est-elle écrasée et comme une asthmatique, suffoque-t-elle. Car, dans ce triangle qu’ils forment, elle sent bien qu’il y a quelque chose d’irrespirable. C’est un carcan qui ne mériterait pas d’être. Elle ne fera pourtant rien contre.

Non pas qu’elle se soumet, mais parce qu’elle sait trop bien que rien ne pourrait le détruire (je me demande si, dès le départ, elle n’est pas convaincue que le suicide est sa seule chance. Ça n’est pas le désespoir qui domine chez elle. C’est, au contraire, une réelle volonté d’être, même si ça doit être ailleurs, sous d’autres cieux). Alors qu’elle, elle rêve, elle veut un autre monde possible. A l’opposé de son frère, elle est curieuse, elle épie la moindre réaction qu’elle provoque chez les deux autres. Il est bien possible que certaines fois, elle soit le véritable maître du jeu. Pour preuve, elle ose le cynisme que de telles circonstances n’autorisent pas. Elle ose les défier, et notamment son frère, dont elle ne sait que trop bien le jeu. Même en vain ! L’essentiel, pour elle, n’est pas dans les échecs (alors que les deux autres sont minés par ce qu’ils considèrent être leurs échecs personnels).

Mais Ruby se caractérise d’abord par toutes ses incertitudes, ses doutes. Elle est plus dans les lignes cassées, les courbes, les arabesques. Si elle semble hésitante, c’est qu’elle n’a pas la rigueur rationaliste et janséniste de son frère. Elle a un côté artiste et bohême. Pas plus qu’elle n’a la constante volonté d’entretenir son désespoir, comme sa sœur. Elle change d’humeur, peut passer de la plus réelle joie à la plus insondable tristesse. Elle n’éprouve jamais les choses à moitié et ne cherche pas vraiment à composer.


Chez elle, la couleur dominante est le blanc avec les effets d’ombre à la Edward Hopper.

Ruth

C’est peut-être la plus comédienne des trois. Pas dans le genre grande tragédienne. Plutôt dans le genre de quelqu’un qui entretient son propre mal et s’y complaît, mais sans s’y abandonner. Aussi, personne ne parviendra vraiment à la détourner de son état. Si Ruby tentera (en tout cas si, à un moment, Ruth s’apprête à suivre la désinvolture de Ruby), Ruth y renoncera tout aussitôt. Elle craint trop de changer de vie ou de se trouver confronter à un autre modèle de vie. Il y a, en elle, quelque chose de paranoïaque. Elle se méfie, et surtout de Ruby. Le complot est partout et elle doit se préparer, à chaque instant, à le déjouer.

Elle a un maître, son frère. Elle l’admire, mais il n’est pas question de le lui dire (et pourtant, qu’est-ce qu’elle voudrait bien qu’il le sache, ou s’en aperçoive). Tout autant qu’elle admire Ruby, mais elle lui semble trop effrontée pour le lui avouer et se l’avouer à elle–même. Elle est en définitive très versatile.

Comme peut l’être une alcoolique. L’image de Sue Ellen de Dallas : elle ne supporte plus J.R. mais elle ne peut y renoncer.

C’est sa faiblesse. Elle l’imite, elle reproduit les mêmes gestes, les mêmes intentions et intonations de Richard. Mais quand il s’agit de donner des coups à qui lui fait de l’ombre (comme Ruby), elle peut se montrer encore plus méchante et glaciale que son frère. C’est sa façon à elle de se faire remarquer. Ce qu’elle cherche, c’est être l’égale de ce frère. Si elle le nargue, si elle le provoque, ça n’est jamais que pour signifier le vide de son existence. Vide qu’elle a elle-même crée, enfanté et dans lequel elle se complaît. Mais il serait inconvenant de s’en plaindre. Elle n’a que son propre malheur pour elle.

Comme son frère, elle redoute le changement. Aussi, conserve-t-elle sur les événements et les circonstances une distance.

Rien ne doit avoir prise sur elle. Elle est incapable de savourer un moment de bonheur. Mais elle ne doit pas plus se laisser aller à la sensiblerie. Elle pleure sincèrement la disparition de ses parents, mais elle ne peut pas se résoudre à s’épancher sur son sort (ou sur le leur). Dans une autre vie, elle aurait pu être vieille fille ou mère supérieure d’un couvent, veillant à ce qu’aucune de ses filles ne s’amusent, papotent ou restent oisive. C’est une austère et c’est par cette austérité-là qu’elle a poursuivi sa vie.

Chez elle, la couleur dominante est (et a toujours été, irrémédiablement) le noir.

mercredi 2 juillet 2008

De Claude Régy

Sur l’attente, nécessaire au théâtre

« Héraclite dit : si on n’attend pas, on ne découvre pas ce qui est hors de notre attente, ce qui dépasse notre attente, ce qui est hors de toute attente. Ce qui n’est pas attendu ne peut être connu. Héraclite le qualifie d’introuvable et dit que, pour l’atteindre, il n’y a pas de passage. Il s’agit de travailler sur un matériau introuvable – il ne faut pas se décourager pour autant – et aussi sur un matériau pour lequel, en principe, il n’y a pas d’accès – ce qui en veut pas dire qu’il ne faut pas tenter de passer. C’est le mouvement qui nous occupe, pas le résultat.

L’état d’attente, c’est exactement l’état de latence, l’état latent. Et j’ai rapproché alors la phrase d’Héraclite d’une phrase de Rilke – Rilke le magnifique : « l’aventure silencieuse des espaces intervallaires ». C’est essentiel d’ouvrir son esprit aux espaces intermédiaires. A ce qui est entre. Ne rien voir comme déparé. « Unité entre le reflet, la réflexion et l’objet », note Peter Handke dans Carnets du Rocher. »

Sur le théâtre politique

« Pour être précis sur ce point du théâtre politique, je veux citer Heiner Müller, qu’on en peut suspecter d’apolitisme : « Je crois que ce fut l’illusion de la gauche des dernières décennies, celle des intellectuels européens et en particulier des gens de lettres, de penser qu’il pourrait et devrait y avoir une communauté d’intérêts entre l’art et al politique. En dernier ressort, l’art n’est pas contrôlable. Ou alors il peut se soustraire sans cesse au contrôle. Et c’est pourquoi il est presque automatiquement subversif dans ce genre de structure. Naturellement, l’art abandonne sa qualité subversive dès l’instant où il essaie d’être directement politique, c’est là le problème et ce fut l’erreur générale, le piège. »

C’est violent et clair.

Une autre texte du même Heiner Müller : « De la même façon, l’art est une pratique aveugle. Je vois là une possibilité. Utiliser le théâtre pour de tout petits groupes – pour les masses, il n’existe déjà plus depuis très longtemps – afin de produire des espaces d’imagination, des lieux de liberté pour l’imagination, contre cet impérialisme d’invasion et d’assassinat de l’imagination par les clichés et les standards préfabriqués des médias. Je pense que c’est une tâche politique de première importance, même si les contenus n’ont absolument rien à voir avec les données politiques. »

Exacte distance entre art et politique qui maintient vivante la subversion.

J’essaie de me tenir là.

J’essaie de suivre Gordon Graig : « Mais où est donc l’école ? Je voudrais rester pour étudier semaine après semaine, tandis que quelqu’un qui sait tout du langage me communiquerait une partie de son savoir. »

C’est donc, pour faire du théâtre, se tourner vers l’étude du langage. C’est engager une réflexion sur le langage. S’orienter vers une théâtralité qui serait inhérente à l’écriture. »

Claude Régy,

« Les états latents du réel »,

conférence du 17/11/03,

in Le Corps, le sens,

Seuil.

vendredi 11 avril 2008

La Estupidez.

Sous-titre possible : c’est bien mauvais, mais qui va le leur dire ??

Depuis la Tour de la Défense, les Lucioles nous on habitué à une débauche de moyens. La vidéo, les structures scéniques, les noms à l’affiche. Autant d’ingrédients qui en font un théâtre de gadgets, plus ou moins sophistiqués, mais qui bouffent tout, y compris l’espace et le jeu. Absence de mécanique bien huilée, notamment dans ces superpositions de scènes.

En tout cas, un spectacle bien arrogant sans aucune audace.

Bien décevant de la part de ce collectif avec qui j’ai travaillé, il y a quelques années, et qui nous avait offert mieux et plus courageux.

vendredi 4 avril 2008

Hedda Gabler, la fureur de vivre chez les petits bourgeois/bobos.


Hedda Gabler, dans une mise en scène de Thomas Ostermeier.


Si Hedda Gabler a quelque chose de Emma Bovary ? La vie qui lui est promise est d’un mortel ennui. Mais alors qu’Emma croit en réchapper, Hedda ne peut plus guère avoir d’illusion. Dès le départ. L’héritage des armes à feu de son père est là pour en témoigner.

D’autres indices encore. L’univers ordonné, transparent à outrance. Un ordre délibérément entretenu par une tante ridicule, qui arbore ostensiblement une visière signée « Paris Hilton », qui soigne, range et ré-arrange les fleurs. Cet univers-là est prison.

Prison d’archives qui n’intéressent guère que son mari, l’ambitieux Tesman, petit rat de bibliothèque, incapable d’avoir une vision d’avenir, au contraire de son concurrent Loevborg, qui a commis un ouvrage sur l’avenir de la culture. Tout comme il est incapable d’avoir du style et de faire œuvre de génie. Il collecte, accumule… et l’essentiel le dépasse : comme il pâlit de jalousie à la lecture du nouveau livre. Même quand il s’en approche : le coup de feu qui tuera Hedda ne sera plus qu’un sujet de plaisanterie, tout affairé qu’il est à réunir et sauver les notes de bas de page du manuscrit perdu. Frôlant le cadavre de Hedda, il ne s’en apercevra même pas.

Loevborg, l’alcoolique, le bohême… cet amour de jeunesse de Hedda, qui malgré son audace intellectuelle, se noie dans l’ivresse de la boisson et des bordels. Son œuvre –autant ce qu’il aurait pu vivre avec Hedda que son travail de pensée - , il la dilapide et Théa, qui lui offre un moment de rédemption, ne suffit pas à le « ranger » de ses déboires. Et lui-même reconnaît son crime : son manuscrit, qu’il dit à Théa avoir envoyé au fond du fleuve, est l’enfant que, père indigne, il a perdu. Mais c’est aussi reconnaître que seule Hedda était la pièce maîtresse de son œuvre à venir et à jamais interdite.

Le conseiller Brack, gougeât malgré les apparence de la notabilité et de la bourgeoisie. La tentative de viol sur Hedda, après que celle-ci ne se rende compte qu’il ne peut être le complice de sa vie d’emblée défaite. Sa proposition de relation triangulaire. Brack est moins attiré par hedda que motivé par la possibilité d’une griserie, une gâterie que la société bourgeoise-bobo, libertine, sait imaginer et se donner. Avec Brack, on vire très vite au vaudeville, aux portes de placard qui claquent.

Dernier indice : Hedda n’est la femme de personne. Elle reste Gabler et ne deviendra jamais Tesman. Hedda s’ennuie, mais Gabler est libre, jusque dans sa mort.

Mais Hedda Gabler n’est pas la machiavélique Emma Bovary. L’héroïne de Flaubert tente de jouer d’égalé à égal. Elle élabore sa stratégie de prise de pouvoir et s’y brûle les ailes. Hedda, quant à elle, se sait inscrite dans un univers où tout renversement de l’ordre, toute révolution est impossible. L’annonce d sa grossesse n’est pas celle du désir d’enfant mais réitère l’ordre établi. Il y a quelque chose de la Fureur de Vivre dans ce personnage. Référence que les différentes projections vidéo consacrent (Hedda au volant de la voiture, de frayant un chemin dans les buissons, et Loevborg, imbibé d’alcool). Et quelque chose de Marylin Monroe…

Elle a le côté chipie, elle sort se griffes, mais elle se sait irrémédiablement attachée à son propre destin. Au théâtre, comme dans la vie, la mort est d’ennui. Telle est l’oeuvre de Hedda. Et cela, la mise en scène de thomas Ostermeier permet de l'assumer.

Entretien Thomas Ostermeier Les illusions bourgeoises

Pourquoi Hedda Gabler a-t-elle a épousé Tesman, historien terne et besogneux ? Que cherche-t-elle avec Lövborg, son amour d’antan, brillant esprit autrefois débauché mais qui a retrouvé le chemin du succès ? D’où vient ce vertige de destruction qui l’habite et la pousse jusqu’au suicide ? Sans doute ses rêves drapés de satin doré se sont-ils abîmés contre la réalité dégrisée de l?existence? Après Nora, Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne, revient à Ibsen avec Hedda Gabler. Il dissèque à vif ce drame écrit en 1890 pour faire entendre l’angoisse de la déchéance sociale qui hante la société d’aujourd’hui.

La décision de mettre en scène un texte du répertoire a toujours été liée chez vous au lien que vous pouvez établir avec notre époque. Qu’en est-il pour Hedda Gabler ?

Cette pièce évoque pour moi le dilemme entre carrière et famille auquel les femmes sont souvent confrontées, surtout en Allemagne. Beaucoup choisissent d’épouser un homme friqué et de rester à la maison, aspirant au bien-être et à la quiétude illusoire d?une position économique confortable. Hedda Gabler, éprise d’un idéal de beauté et de grandeur, espérait une vie agréable et pensait trouver dans le mariage les moyens de ses ambitions. Elle se retrouve coincée dans une existence étriquée qui l’ennuie mortellement. Pourtant, au moment où elle s’engage dans cette voie, elle pressent - voilà son drame – l’erreur, le leurre, le gâchis, mais elle n’a pas le courage de quitter cette route. Elle cherche alors à prendre le pouvoir, à coups d’intrigues, de jeux troubles de séduction et de manipulation. Par son obsession destructrice, exacerbée par la désillusion et le désoeuvrement, elle brise les murs de sa prison en même temps qu’elle se détruit elle-même.

Pourquoi « surtout en Allemagne » ?

La société allemande est restée très conservatrice sur la famille. Les femmes qui confient leurs enfants à garder pour poursuivre leur carrière sont considérées par beaucoup comme de mauvaises mères. La libération de la femme n’est pas allée aussi loin que dans d’autres pays occidentaux. Par ailleurs, la politique familiale, en particulier en matière de crèches, se montre très peu favorable.

Malgré ses airs émancipés, Hedda reste très soucieuse des convenances sociales?

Elle est partagée entre volonté de domination et soumission aux conventions. La bourgeoisie allemande est toujours soumise à la tyrannie des apparences et du statut social, d’autant plus que le marasme économique a attisé l’angoisse du déclassement et la compétition. L’âpreté de la concurrence dans l’entreprise et la rudesse anxiogène des relations humaines se doublent d?une peur de la déchéance sociale, drame collectif qui touche toute les couches de la population.

Hedda montre cependant une relation ambiguë à sa féminité : elle refuse le rôle d’épouse, de maîtresse mais aussi de mère?

Autant de figures imposées de la femme. Ce refus participe de sa schizophrénie. Son incapacité à s’extirper du modèle bourgeois renvoie à la situation de notre époque, où les alternatives semblent avoir disparu. Pour la génération 68, d’autres chemins possibles existaient?

Hedda a également un rapport très trouble au réel : elle semble presque le nier tant elle voudrait vivre dans son monde idéalisé. Comment avez-vous appréhendé cet aspect ?

Je conçois la mise en scène comme une exploration du réel qui révèle ce qui se joue au-delà de l’image superficielle. En ce sens, le réalisme consiste à dévoiler l’intériorité masquée derrière la façade. Si mon approche scénique utilise des effets de réel et s’appuie sur un langage réaliste dans un espace concret, elle tente de restituer la perspective intérieure des personnages. La pièce d’Ibsen m’intéresse parce qu’elle pénètre dans la réalité de la relation homme-femme et dans la cage d’or que constitue la famille bourgeoise. En dépit de leur apparente amabilité, les rapports humains n’existent presque plus dans ce monde très froid. La bombe est à l'intérieur même du système, dans le couple.

La société bourgeoise est un terrain d’exploration que vous abordez souvent. Un univers somme toute sociologiquement proche du public de la Schaubühne de Berlin?

Avec Nora ou Hedda Gabler, pièces de la grande époque du réalisme bourgeois dans les « drames de société » d’Ibsen, je peux interpeller le public là où il se situe socialement et exprimer mon regard sur notre temps. Les spectateurs peuvent se sentir de plain-pied dans les décors très design mais, peu à peu, ce monde explose et révèle, de façon peut-être plus tangible, les peurs et les mécanismes sociaux très brutaux de la société actuelle.

Comment avez-vous travaillé avec Katharina Schüttler, qui campe une Hedda très différente du stéréotype ?

Je voulais une jeune comédienne qui sorte justement du cliché, qui puisse évoquer cette frustration qui n’a pas tant à voir avec l’âge qu’avec un sentiment proche de celui qu’on ressent chez Sarah Kane. Avec Katharina Schüttler, une des actrices les plus douées de sa génération, nous avons cherché un langage très quotidien, très naturel. Mon mode de travail avec les acteurs consiste moins à les diriger qu’à trouver avec eux le chemin de leur personnage et le rythme, au sens presque musical, de la représentation. Sur le plateau, je donne des indications très concrètes sur les mouvements, les déplacements, les relations entre les acteurs, les rapports avec les objets et l’espace. L’état intérieur des personnages s’exprime à travers un enchaînement d’actions physiques.

L’espace ne dessine pas seulement un écrin mais participe de la dramaturgie. Comment l?avez-vous imaginé ?

La scénographie est un élément essentiel de mon travail et construit le sens. Le décor, pivotant, figure un intérieur chic, épuré, très contemporain, cerné de vitres et surplombé d’un immense miroir. Il permet ainsi de regarder la situation depuis différents angles, tandis que le jeu des transparences et des réflexions épie l’intimité en permanence et engendre une déconstruction de l’image, tout comme Hedda voit sa vie se décomposer.

Entretien réalisé par Gwénola David-Gibert

Hedda Gabler, d’Ibsen, mise en scène de Thomas Ostermeier. Spectacle en allemand surtitré. Du 31 janvier au 11 février. A lire : Thomas Ostermeier, entretien avec Sylvie Chalaye, éditions Actes Sud-Papiers.

© http://www.journal-laterrasse.fr/focus_desc.php?men=5&code=Sceaux&numero=142

dimanche 30 mars 2008

Le théâtre, le point de vue.





L’un des exercices que je fais faire souvent, lors de l’apprentissage d’un texte, après une représentation théâtrale à laquelle nous avons assisté, c’est de demander aux élèves de restituer l’intrigue en adoptant un point de vue particulier, et qui ne serait pas celui du spectateur. Point de vue du comédien sur son personnage, du metteur en scène sur un comédien à propos de son personnage, d’un personnage (et pas seulement le principal) sur l’ensemble de la pièce ou sur un des autres personnage. Le Theatron est, depuis son origine la plus ancienne, le lieu d’où l’on voit.
De là, une multiplicité de points de vue.

Soit la définition suivante :
« Le théâtre est d’abord un spectacle, une performance éphémère, la prestation de comédiens devant des spectateurs qui regardent, un travail corporel, un exercice vocal et gestuel adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et dans un décor particulier. En cela, il n’est pas nécessairement lié à un texte préalablement écrit, et ne donne pas nécessairement lieu à la publication d’un écrit. Parce que spectacle, parce que concret, matériel, et parce que oral, adressé en réunion, c’est une activité collective. Etre au spectacle, c’est donc être avec d’autres à un moment particulier, se regrouper dans un lieu précis sous le motif de participer à un événement. »[1].

Participer à un événement.


Entre l’événement historique, dont la portée, la valeur ne se découvre qu’a posteriori, une fois l’événement passé, et l’événement théâtral qui repose sur la volonté consciente de ses acteurs (comédiens comme spectateurs), la différence est certainement dans ce motif évoqué ci-dessus.
Motif, parce que comme en peinture, il y a un sujet, un prétexte de départ et que l’ensemble, le tout s’organise à partir de lui.
Motif, parce que comme en chacune de nos actions, nous ne sommes jamais vraiment sans, dussions-nous ne pas les reconnaître. Mais motif aussi, parce que c’est là le difficile exercice de notre liberté créatrice pour chacun d’entre nous.

Motif, parce que au théâtre, et peut-être plus qu’ailleurs, nos choix et nos jugements (autant de valeur que de signification) ne sont jamais anodins, immotivés. Ils sont l’œuvre de ces points de vue.

Motif de l’auteur.

Qu’il soit rituel et d’incantation, satirique et de revendication, ou bien, simplement suspendu au jugement du spectateur, le point de vue de l’auteur est la fable qui en fait l’intrigue (cours chronologique des événements).

Si l’on reprend le vocabulaire aristotélicien, la fable est avant tout cet assemblage de faits et d’actions, qui eux-mêmes sont « imitation » des faits et gestes des hommes réels, historiques. La tragédie, selon Aristote, poursuit non pas l’être (du bonheur, du malheur, du beau ou du laid), mais les actions, parce que ce sont « dans les actions que les hommes réussissent ou échouent »[2]. Ainsi, définissant la tragédie, il évoque ses parties, ou éléments constitutifs : « ce sont la fable, les caractères, l’expression, la pensée, le spectacle et la composition du chant »[3]. L’ordre n’est pas anodin et reste impératif. « La fable est donc le principe et comme l’âme de la tragédie ; les caractères viennent en second.[…] La tragédie est une imitation d’action et c’est surtout en fonction de l’action qu’elle imite des hommes agissant. La pensée vient en troisième. C’est la capacité à dire ce qu’implique la situation et ce qui convient.[…] Le caractère c’est ce qui montre un choix, c’est-à-dire – dans le cas où les choses ne sont pas évidentes – le parti que l’on a choisi ou évité (c’est pourquoi il n’y a pas de caractère dans les discours qui ne comprennent aucune indication de ce que choisit ou évite celui qui parle). La pensée réside dans le discours où l’on essaie de démontrer qu’une chose est ou n’est pas, ou bien lorsqu’on énonce une généralité. »[4]
Sous cet angle aristotélicien, Woyzeck est une tragédie sociale (le retentissant « Nous, les pauvres » , en permanence humilié, exploité par ses supérieurs, réduit à vendre son corps au docteur qui se sert de lui comme d’un cobaye (il le fait uriner, absorber des pois ou à répéter mécaniquement« Oui mon capitaine », politique (puisqu’il est au prise aux différents pouvoirs qui s’exercent – pouvoir militaire et hiérarchique, pouvoir religieux, pouvoir scientifique), tragédie de la jalousie (la trahison de Marie fait perdre à Woyzeck le seul repère stable qu’il avait encore : surgit l’effroi devant la femme infidèle (« oh ! ça devrait se voir » répète-t-il compulsivement), tragédie métaphysique (Cet homme ordinaire (« Nous, les gens ordinaires » répète-t-il) que Büchner nous montre dans des activités quotidiennes est un penseur. Woyzeck est une pensée fébrile, qui va , sans cadre et sans limites à travers le monde « comme un rasoir ouvert » une pensée « jamais en repos » (« j’ai pas de repos » ne cesse-t-il de répéter.,) une pensée à fleur de peau, du doute), tragédie du langage (Woyzeck aimerait pouvoir déchiffrer le sens profond des signes qu’il croit percevoir à la surface des choses mais il n’a pas les mots pour le dire.
Il est très bouleversant de voir Woyzeck en lutte constante avec le Verbe, toujours à se débattre contre les mots qu’il ne trouve pas « Vous voyez, monsieur le Docteur, parfois on a une sorte de caractère, une sorte de structure. Mais avec la nature, c’est autre chose, vous voyez avec la nature c’est quelque chose, comment dire »).

C’est tout cela à la fois et aussi cette absence de prise de position sur le crime. Tout est ouvert. Ça n’est pas son rôle, comme le docteur Clarus, de se prononcer à charge (ou à décharge) contre Woyzeck. Qu’on en juge par cette lettre qu’il écrit à sa famille, en 1835 : « L’écrivain n’est pas un professeur de morale, il invente et crée des personnages, il fait revivre des époques passées, et qu’ensuite les gens apprennent là-dedans, aussi bien que dans l’étude de l’histoire ou dans l’observation de ce qui se passe autour d’eux dans la vie humaine. Si on allait par là [professeur de morale], on n’aurait pas le droit d’étudier l’histoire, parce qu’ on y raconte un très grand nombre de choses immorales, il faudrait traverser la rue les yeux bandés, parce qu’on pourrait voir les choses inconvenantes, et il faudrait crier haro sur un Dieu qui a créé un monde où se produisent tant de dévergondages. Si du reste on voulait encore me dire que l’écrivain ne doit pas montrer le monde tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être, je réponds que je n’entends pas faire les choses mieux que le Bon Dieu, qui certainement a fait le monde tel comme il doit être. Pour ce qui concerne encore les écrivains prétendument idéalistes, je trouve qu’ils ont donné presque uniquement des marionnettes avec des nez bleu ciel et un pathétique affecté, mais non des êtres de chair et de sang dont je puisse éprouver la souffrance et la joie, dont les faits et gestes m’inspirent horreur ou admiration. »

Par là, on interroge la genèse du texte.
« Büchner recrée l’histoire de Woyzeck à partir d’une mémoire qu’il s’est constituée en l’alimentant de nombreux documents. On sait que, jeune docteur et fils de docteur, il a découvert dans la bibliothèque de son père les pièces du « Dossier Woyzeck » ; l’histoire de cet homme qui, par jalousie, avait tué sa maîtresse et dont les experts avaient discuté la responsabilité. Folie ou pas ? Le Docteur Clarus avait enquêté ; ses conclusions étaient controversées. On en était au premier moment d’un débat sur l’aliénation mentale auquel notre siècle donnerait toute son ampleur. Büchner se passionne pour ce cas et, dans les six derniers mois de sa courte existence, il ne va pas cesser de porter avec lui cette histoire, de la retourner, d’essayer de la dire ou de lui faire dire tout ce que, dans son imaginaire à lui, elle a attiré comme un aimant puissant. Trop de choses sans doute, trop sensibles ou trop profondes pour que cela s’ordonne et s’achève. Restent plusieurs manuscrits, des états d’un texte qui ne connaîtra jamais d’édition ne varietur. Büchner avait trouvé matière a enflammé à la fois sa mémoire et son imagination »[5].

Une fable à écrire.


Woyzeck :pièce inachevée. Le typhus emporte Büchner. Il nous reste la version que Marthe Robert publie aux éditions de l’Arche en 1953. Viennent ensuite les fragments et ébauches du texte.
L’idée principale de l’année était de travailler autour du texte. Cette exigence, nous l’avions rencontrée l’an passé, dans le travail sur Baal. Poétique, chaque morceau du texte pouvait se prendre comme un fragment et que tout restait encore à écrire. Même inachèvement aussi de l’ensemble. Même destin Baal/Woyzeck. L’état fragmentaire d’un texte nous invite à réinscrire la fable dans une temporalité, dans un passage. A reconstituer le fil.
Et c’est aussi là que nous nous retrouvons confronté à la singularité du texte dramatique. L’exposition, tout d’abord. Je me rappelle que l’une des premières réactions des élèves fut justement l’absence de cette scène d’exposition. Et très vite, les questions : que signifie « exposer » ? pour qui/ pour quoi y-a-t’il exposition ? comment les scènes s’enchaînent-elles ? quelle fin ?
Le principe du travail a été de définir une trame (en anglais, on dirait the story, les événements de la pièce selon leur suite temporelle), à partir de la fable que raconte Woyzeck. Et de cette trame, « injecter » du texte. Ceux qui existent dans la version de Marthe Robert, ceux des fragments, ceux des élèves. Et petit à petit, se dégagent les personnages.

Un peu comme Baal, le personnage éponyme de Büchner n’est pas le héros de la pièce. Pourtant, comme Baal, Woyzeck ne subsiste que par ce tragique destin qui l’amène au meurtre. Tout comme Baal (la pièce), c’est « une sorte de regard angoissé sur la réalité, parce qu’on ne peut l’appréhender que de façon partielle. On ne voit pas la réalité, on voit de la réalité, on voit des choses, on voit des situations, on voit des hommes. D’où l’insistance de ce regard angoissé qui refuse la vision globale, ou la prise de distance. Celle-ci ne naît qu’ensuite, de l’angoisse même du détail. Ça c’est Büchner ».[6]

mars 2006





[1] C. Biet et C. Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Folio, 2006, p.7.

[2] Aristote, La Poétique, I,6

[3] ibidem

[4] ibidem

[5] Daniel Benoin, « Une permanente relecture », Théâtre/Public 98, Théâtre de Gennevilliers, Mars-Avril 1991, p.13.

[6] Heiner Muller, « Le refus d’une vision globale », entretien avec Olivier Ortolani, Théâtre/Public 98, Théâtre de Gennevilliers, Mars-Avril 1991,, p.70