Affichage des articles dont le libellé est le monde comme il va. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est le monde comme il va. Afficher tous les articles

jeudi 29 décembre 2016

Qui est le Nous du populisme?

Notes et réflexions à partir de Qu’est-ce que le populisme ? Définir la menace – Jan-Werner Müller, édition Premier Parallèle, 2016.

Le terme de « populisme » est de ceux dont l’emploi, dans l’espace public, signifie  autant une notion fourre-tout (qui rime parfois avec fascisme) qu’un repoussoir. Il suffit de l’employer pour disqualifier l’interlocuteur, aussi bien sa personne que son discours. Il conclut l’échange sans apporter de conclusion ; il en signale la fin sans apporter d’alternative. En somme, il relève d’une sorte de paresse intellectuelle, aussi bien du côté de ceux qui s’en défendent que de celui de ceux qui le revendiquent. Paresse rassurante en ce qu’il désigne à la fois l’ennemi à combattre et la limite ou la frontière (conceptuelle ou autre) à ne pas transgresser. Depuis quelques temps, sous l’impulsion d’une lecture qui se veut non-marxiste (Laclau, Mouffe, Podemos), critique sur la représentation démocratique et sur les modalités d’exercice du pouvoir représentatif, il est devenu une perspective politique qui entend opposer au populisme de droite un populisme de gauche comme s’il s’agissait de se contenter d’orienter dans l’une ou l’autre direction ledit populisme pour lui rendre quelques couleurs acceptables. Ce n’est pas pour autant gagner en précision et distinction. En tout état de cause, ce n’est pas non plus se doter de moyens plus efficaces pour renouer avec la démocratie. S’il est bien une cause à dénoncer, s’il est bien une offre politique (sans plus de politique) à combattre, la méprise actuelle et la confusion sur le terme ou la notion est telle qu’elle rate sa cible. Aussi l’essai de Jan-Werner Müller tombe à propos !
Mais il en est aussi sa limite : car s’il inscrit bien le populisme dans le cadre de nos démocraties représentatives, et s’il souligne que le propre de la représentation démocratique est de laisser ouverte la possibilité d’un populisme (dont nous verrons qu’il n’est en rien démocratique), le refrain entonné d’un contre-populisme ne peut suffire à le contrebalancer – ce que l’auteur reconnaît et justifie. Il est même contre-productif et tend à le demeurer durablement tant qu’il consiste à l’exclure de l’espace politique comme le populisme lui-même en exclut celles et ceux qui ne peuvent ni ne doivent y avoir droit. Ce qui est en cause est bien l’impératif de la représentativité dans nos démocraties : on peut l’accorder ! Ce qui en est l’obstacle c’est de ne pas pouvoir sortir de cette dimension-là et de son unilatéralité! Sauf à tendre vers une autre définition de la démocratie comme éthos plutôt que comme institution ; à envisager la politique, autant dans sa conflictualité inhérente que dans sa constitution ontologique, comme ce qui prend corps d’abord hors de l’institution, dans les pratiques et les coalitions possibles et, par la suite, mais pragmatiquement, dans l’institué[1]. S’il est utile d’identifier la menace, il reste urgent d’en proposer l’antidote.

Des éléments de définition d’abord.

Le populisme « est l’ombre portée de la démocratie représentative ; il est un phénomène spécifiquement moderne. Le populisme n’existait pas dans l’Athènes de l’Antiquité. La démagogie existait alors très probablement ; de grands démagogues de toutes sortes, qui pouvaient inciter une masse versatile et démunie à soutenir une politique déraisonnable, existaient très probablement aussi ; mais le populisme, à cette époque, n’existait pas. Les populistes affirment : « Nous sommes le peuple ! » Pareille revendication, qui est toujours d’ordre moral, et en rien d’ordre empirique (et qui, dans le même temps, est une déclaration de guerre politique), signifie ceci : « Nous – et nous seuls – représentons le peuple. » Tous ceux qui pensent autrement, qu’il s’agisse de manifestants descendant dans la rue ou de députés, se voient ainsi frappés par eux d’illégitimité, et ce sans considération aucune pour les pourcentages de voix ayant officiellement conduit un représentant du peuple sur les bancs d’une chambre haute. Tous les populistes sont hostiles à l’« establishment ». Mais il ne suffit pas de critiquer les élites pour être un populiste. Les populistes sont nécessairement anti-pluralistes : ceux qui s’opposent à eux et contestent leur revendication morale d’un monopole de la représentation populaire se voient automatiquement exclus par eux du « vrai peuple ». Or il ne peut y avoir de démocratie sans pluralisme. Jürgen Habermas l’a formulé de façon claire et concise : le peuple « ne se manifeste qu’au pluriel ». Et la démocratie ne connaît en définitive que des chiffres : ce sont les pourcentages de voix qui décident de qui représente les citoyens (pour reprendre des termes de Claude Lefort ; en démocratie, le nombre décompose l’unité de la substance). Ce fait-là pourrait passer par une banalité, mais il est d’une importance décisive lorsqu’il s’agit de se confronter aux populistes, qui affirment représenter et mettre à exécution la volonté du peuple – et qui, en réalité, instrumentalisent une représentation symbolique du soi-disant « vrai peuple » afin de discréditer des institutions démocratiques qui, hélas pour eux, leur échappent. C’est pour toutes ces raisons de que j’affirme que les populistes ont tendance à montrer de l’hostilité à l’encontre de la démocratie. »[2]
Quelques remarques sur ces éléments de définition. Le populisme est d’abord et avant tout un phénomène qui prend place dans un certain type de démocratie : la démocratie représentative. Et le populiste est un avatar de toute forme de représentation nationale. L’idée, pour être simple, n’en est pas moins essentielle et doit nous prévenir plus ou moins : tant que nous ne considérerons de démocratie que sous la forme de la représentativité du peuple, il y aura place pour le populisme. Curieusement d’ailleurs, l’idée moderne de démocratie (qui l’éloigne de son antique modèle hellénique) n’a jamais été celle du peuple par le peuple, mais bien celle du peuple souverain qui délègue et mandate à qui peut ne pas être du peuple la mission de le représenter – en tout cas, dès lors qu’il en a le mandat, le représentant n’est plus du peuple, il est de la nation et veille à l’intérêt général qui la définit et préserve. Dès le départ, l’idée même de démocratie s’est élaborée en court-circuitant le peuple, l’élément populaire, de tout pouvoir sur la destinée de la communauté. La démocratie ne pouvant être celle de la multitude, il convenait donc de s’assurer, par la police, notamment électorale (police en désignant, notamment, qui a ou non voix au chapitre et donc au geste citoyen du vote), de sa neutralisation. Et si l’on accordait au suffrage populaire la souveraineté politique dont l’institution tirait sa propre légitimité, on l’accompagnait d’une condition impérieuse, en tout cas essentielle : la rue ne gouverne pas et la souveraineté se fond dans/se réduit à celle de l’Etat. Autrement dit, la souveraineté populaire, devenue principe démocratique, ne peut être autodétermination constitutionnelle. Et à cette rue, bruyante, qui cherche à se faire entendre au nom de son droit à occuper (physiquement comme symboliquement) l’espace public comme de le configurer (de le négocier pour le configurer), la réponse répressive (notamment par la privatisation sécuritaire des espaces publics) ne se fait pas attendre. La dissolution qu’elle cherche à produire est l’effet du procès en légitimation (et en illégitimité) que la représentation dite nationale entend instruire. D’une certaine façon, c’est le propre de nos démocraties représentatives de ne pas envisager la source de tout exercice du pouvoir comme étant le pouvoir populaire lui-même et d’en marquer la séparation, la rupture. A tel point d’ailleurs que, le diagnostic sur la crise de nos systèmes étant établi (la littérature à ce sujet ne manque pas), l’idée même de crise, conçue comme état transitoire, n’est plus qu’un appel à l’alternance politique, mais certainement pas à la reconfiguration du politique, qu’on pourrait estimer, pourtant, nécessaire ou urgente. Le remède n’est plus qu’une tentative de réaffirmation et de préservation du mal, dans l’attente de la prochaine séquence! En disant cela, on peut déjà se poser la question de savoir à quoi bon s’inquiéter d’une menace populiste si nous ne sommes pas en mesure de concevoir de démocratie autrement que sous la forme de la représentation, de cette médiation du représentant du peuple.
Un élément essentiel de la définition du populisme renvoie à cette prophétie auto-réalisatrice : « Nous sommes le peuple ». On aurait tort de penser que ce Nous s’oppose seulement, comme son antithèse, à l’élite qu’il prétend dénoncer, cerner et destituer. Qu’il le veuille ne surprend guère ! Mais même celles et ceux qui, au prétexte de la transgression et d’un discours de changement, de la réforme et de la rupture, cherchent à s’imposer au moment des campagnes développent cette antienne anti-élite. La dynamique qu’ils souhaitent imposer et qu’ils incarnent est bien celle qui vise la destitution annoncée. Cela ne fait pas pour autant d’eux des populistes ! Il s’agit, tout simplement, d’un ressort et d’un atout du discours de campagne. Là encore, il y a paresse intellectuelle, à défaut d’un véritable projet ! Par ailleurs, il ne faut guère s’étonner que ce soit tout de même un représentant de cette élite, fort bien installé dans les rouages par lesquels elle se protège, qui l’énonce. Les dernières élections américaines le montrent à l’envi : un Donald Trump ou une Hillary Clinton n’auraient pu s’imposer sans tout leur passé de digne acteur de l’élite américaine, convaincue qu’il n’y avait rien de plus urgent que de préserver son statut[3]. Mais entre les deux, la défaite de l’une autant que la victoire de l’autre est la consécration d’une même cause, réservée aux plus méritants. En ce sens, non seulement le discours anti-élite est une opportunité de circonstance, qui ne laisse rien au hasard et relève même d’un pur calcul stratégique ou tactique, mais en plus, c’est bien un discours qui s’inscrit dans l’ordre et la logique de nos démocraties représentatives et entend les défendre, les préserver en l’état. Le populiste participe aux élections, il y revendique sa place et exige que son audience soit garantie par le système même qu’il combat. Sa défaite électorale, si elle a lieu, n’en sera pas une : elle sera la confirmation que, d’une part, tout ce qu’il ciblait, dans les dysfonctionnements de nos démocraties, a fonctionné à plein pour lui faire barrage (ce qui est une manière de contester le résultat sans contester la procédure… ce que Trump a fait quand, lors de la campagne, il refusait de préciser sa position, en cas de succès de son adversaire), et que, d’autre part, les jeux étant ainsi faits pour le disqualifier aux plus hautes fonctions politiques, l’élan populaire qui l’a soutenu a une réelle existence, en tout cas algébrique (le nombre de suffrages) pour le réconforter dans son rôle de porte-parole. Le tout fonctionnant comme une pétition de principe inébranlable !

De l’irréalité du Nous à sa moralisation.

On aurait tort de penser aussi que ce Nous représente quelque chose. Pronom englobant, ce Nous ne désigne rien ni personne. En tout cas, il ne renvoie à aucune référence empirique. S’il n’est pas certain ni avéré que les déclassés et précaires se mobilisent plus pour les partis dits-populistes que pour les autres, il est, en contrepartie, autorisé de penser que, partisans d’une sorte de darwinisme social, des citoyens « arrivés », qui connaissent une certaine réussite sociale et économique, se reconnaissent davantage dans les thèses populistes que dans d’autres. Ce n’est pas tant les accidents de la vie sociale, les effets du déclassement et la précarisation de la vie individuelle qui alimentent le crédit accordé au populisme que la peur elle-même : celle d’un avenir non assuré, celle de cohortes qui nous envahiraient et exigeraient de l’Etat-providence ce que les « installés » prétendent ne plus pouvoir obtenir. L’électorat de Trump n’est pas si tranché qu’on peut le penser. Certes, il y a une majorité de blancs, mais aussi des femmes (quand on sait combien la réputation misogyne du personnage le précédait à chaque nouveau meeting, on peut s’en étonner comme on doit aussi chercher à reconnaître selon quelle procédure complexe et psychologique elles y sont parvenues), des minorités ethniques (notamment des hispaniques, régularisés, déclarant avoir été reconnus et exigeant, contre les prétendues hordes d’irréguliers, que le traitement soit le même pour tous alors que le Président Obama envisageait la redéfinition de la politique d’immigration, ouvrant davantage les portes aux nouveaux arrivés). « Nul besoin d’être frappé à titre personnel de crises d’angoisse, ni d’aller particulièrement mal pour faire un tel choix politique : l’élément décisif, ici, est un jugement personnel consistant à penser que le pays entier « est sur la mauvaise pente ». Ce jugement d’ensemble n’a pas forcément à se nourrir de données fausses quant à la situation économique ou sociale ; il peut aussi (de façon plus ou moins évidente) être fondé : les élites mèneraient une politique inique, l’avenir des enfants serait bientôt gâché, les organisations internationales exerceraient une influence bien trop grande, etc. Ce sont avant tout des réflexions de ce type qui peuvent conduire à formuler l’exigence « Nous voulons que le pays nous revienne ! ». »[4] Point n’est donc besoin de preuve empirique, de données incontestables ou de justification savamment développée : le ressort, tout irrationnel qu’il soit, de la peur suffit. D’une certaine manière, ce qui est frappant outre-Atlantique ou ici en France, c’est d’abord et avant tout une vraie mobilisation par la Peur. Mais avant d'être peur des autres, c'est la peur POUR soi-même, pour sa situation, crainte terrible et légitime contre le déclassement, la précarisation de nos existences sociales et économiques et, par là, crainte du devenir invisible qui nous attend. Cette Peur, certains discours la justifient par la référence aux AUTRES, celles et ceux qui viennent d'ailleurs, celles et ceux qu'on institue en Droit de Non Cité ou en Non Droit de Cité : par quoi l’on peut comprendre les relents racistes/racialistes. Elle l’est aussi par les effets de la médiatisation des récits individuels, leur mise en scène dans la société de spectacle qui ne permet plus de fixer son attention sur soi et qui entretient la confusion entre l’ici et l’ailleurs, ce qui arrive à mon voisin, attesté ou non, et ce qui arrive ailleurs... Mais aussi, à l'AUTRE au sens où, et c'était un refrain des plus déterminés et réactionnaires de la Manif pour tous, elle est crainte d'un monde et d'un système de valeurs qui évoluent au point de ne plus s'inscrire dans la sacro-sainte référence d'un récit national qui emprunte au bon Ancien Régime son alliance à l'Eglise et à la chrétienté... Peur POUR soi-même, ce qui rend la versatilité possible, facile, tout comme l’absence de discernement, et nous rend tellement oublieux de soi, comme, par les effets mêmes du système, la Classe est oublieuse d'elle-même et se rassure quand un porte-voix autoproclamé parle d'elle. A cet égard, il devient difficile de proposer une offre politique contre la peur. Voire : nombreux sont celles et ceux qui, tout en rejetant la moindre suspicion de populisme, s’emploient à faire place, dans leur discours même, à cet élément psychologique (mélancolique) de la peur. D’une certaine façon, dans la syntaxe électorale, il y a là quelque chose d’incontournable.
Ce « Nous sommes le peuple », s’il ne désigne rien ni personne, ne renvoie pas non plus à une catégorie spécifique de partisans. A la prétention d’incarner le peuple que le leader populiste dit avoir trouvé, ce Nous n’a de sens et de perspective non pas parce qu’il est en acte et en marche, mais parce qu’il s’inscrit dans une conception morale (ou moralisante). Ce n’est pas un peuple qui se saisit en tant que tel. « En en appelant au peuple, [le populiste] en appelle, dit-il, à une entité qui ne saurait s’articuler au moyen d’élections ou d’autres procédures démocratiques conventionnelles. »[5] « Il est absolument impossible d’attester, de façon empiriquement vérifiable, de l’existence d’un peuple prépolitique, d’un peuple existentiel dans l’acception schmittienne du terme, c’est-à-dire d’un peuple existant à l’écart des institutions. Il est même permis d’aller plus loin et d’affirmer que le peuple dans son ensemble ne se laisse jamais saisir no même représenter : c’est qu’il est empiriquement «introuvable » (pour citer Pierre Rosanvallon).»[6]A défaut d’un peuple réel, le populiste invoque cette entité morale du Peuple qu’aucun argument empirique ne peut réfuter. Suffit-il pour le coup d’être désigné comme peuple ? C’est bien l’artifice du discours et de l’argumentation qui, en la matière, est principal. Mais en même temps qu’elle relève de la logique intrinsèque au populisme, elle relève aussi de celle de la démocratie représentative. Et c’est bien ce que rappelle la définition ci-dessus donnée des caractéristiques du populisme. La démocratie représentative est une affaire comptable ; la majorité n’a rien d’une qualité morale et d’une vertu (la responsabilité) : elle est arithmétique. Certes, une arithmétique dont on peut s’honorer quand elle décide de définir l’intérêt général au-delà/au-dessus de l’intérêt partisan/particulier. Mais elle est aussi  une artificialisation de l’institution démocratique. S’étonner, aujourd’hui, de la montée des populismes, dont le leitmotiv est de refléter et de représenter au plus près la réalité de ce peuple qui le soutient, c’est largement oublier que la démocratie représentative s’édifie sur le divorce, en tout cas sur la tension, entre le peuple et ses représentants. Si le peuple-totalité est plus une idée romantique, la perspective politique, elle, reste, dès l’origine, ambiguë et entretient d’autant plus l’ambiguïté qu’il faut vite et fermement renoncer à l’idée d’une démocratie directe, exercée directement par le citoyen.
« C’est d’abord un peuple-principe qui s’affirme dans la modernité démocratique. Principe et promesse à la fois, il symbolise par la seule présence de son nom la constitution de la société en un bloc et sert à universaliser l’entité nationale. Il est la vérité du lien social : il renvoie à une proposition politique avant d’être un fait sociologique. Il en résulte une inévitable tension entre les valeurs qu’il incarne et la réalité qu’il évoque, densité politique et flou sociologique allant de pair. Il est une force historique évidente en même temps que sa nature apparaît problématique. On pourrait presque parler à ce propos de deux corps du peuple : comme peuple-nation, il est, malgré son abstraction, un corps plein et dense, vivant du principe d’unité qu’il exprime ; comme peuple-société, il est au contraire sans formes, corps fuyant et improbable. La spécificité de la démocratie française peut être comprise à partir de cette tension. Elle a superposé abstraction politique et flou sociologique. Elle a exacerbé la distance entre les deux peuples, le peuple-nation en son abstraction et le peuple-société en son indétermination, la sphère politique tendant du même coup en permanence à se substituer à celle du social. D’où, aussi, l’ambigüité de cette démocratie qui a procédé de manière très précoce à l’intégration du grand nombre dans le corps abstrait de la citoyenneté (par le suffrage universel), en même temps qu’elle semblait s’accommoder plus facilement des situations d’exclusion économique et sociale, comme si la seule affirmation symbolique du peuple Un suffisait à sa réalisation. »[7]
En somme, la démocratie (représentative et instituée) n’a pas besoin du Démos pour être démocratique. Ce que le leader politique, en tout cas celui des temps contemporains, entend combler c’est cette distance entre les peuples (peuple-nation/peuple-société) de ce peuple-principe et revendiqué. On peut le lire (entre les lignes) dans les programmes de ceux qui veulent changer la constitution, ou bien rapprocher l’institution démocratique (politique et décisionnaire) du terrain, ou bien encore dans ces storytellings qui, faute d’argument, organisent les discours. Ce qui fait la spécificité du populiste est très certainement son effort non pour combler la distance existante mais pour, incarner, à lui seul devant une masse rassemblée qui le porte ou bien une masse diffuse et inaccessible d’électeurs, tous les peuples du peuple-principe, hors duquel les autres, représentants qui font carrière, élite qui se conforte dans l’arrogance de son savoir et du pouvoir qu’elle exerce, mais aussi l’étranger sont définitivement exclus[8]. C’est son rôle et sa fonction première. On peut minorer la dimension individuelle de la personnalité du leader, on doit bien reconnaître qu’il ne peut maintenir son leadership, en interne comme à l’extérieur, qu’à cette condition quasi-métaphysique.
« Le dirigeant populiste […] ne doit pas nécessairement être un outsider ou un non-politicien faisant preuve d’inexpérience politique tout en faisant de ce manque d’expérience un argument politique. Bien sûr, la critique des élites ne s’avère guère convaincante qu’à la condition de démontrer que l’on n’en a jamais fait partie. Mais cette posture de marginal, souvent très consciemment mise en scène, n’est pas ce qui importe le plus ; quant à l’idée qu’il suffirait, pour discréditer les populiste, d’attirer l’attention sur le fait que nombre d’entre eux sont des politiciens professionnels, elle est plutôt naïve. Et il est d’ailleurs tout aussi naïf de croire que tus les partis populiste finiront bien par disparaître un jour au motif même que leur dirigeant fondateur charismatique est en définitive mortel.
La spécificité du leader populiste n’est pas liée à la question du charisme personnel ni à un quelconque statut d’outsider, mais à tout à voir avec la logique interne propre au populisme. […] Il est décisif, du point de vue des populistes, que le dirigeant (ou la dirigeant) puisse reconnaître tout seul, de lui-même, et avec justesse, l’authentique volonté du peuple, et qu’il ou elle puisse la représenter de façon cohérente. Quant à la volonté du peuple, elle est par définition, aux yeux des populistes, moralement pure : il ne peut tout simplement pas exister de peuple corrompu dans l’imaginaire populiste (alors que, par exemple, les marxistes, les léninistes ou encore les libéraux peuvent le concevoir). De cette combinaison résulte une revendication bien précise : celle du monopole de la représentation [qui] revêt un caractère moral. […]
Pour être populiste, il n’est donc en rien nécessaire d’être nationaliste, raciste ou partisan d’un quelconque chauvinisme ethnique. Mais les populistes ont besoin d’une sorte de critère moral préexistant à toute décision et séparant le bon peuple des mauvaises élites, d’un critère moral expliquant aussi qui fait véritablement partie du peuple authentique et qui n’en fait pas partie. L’histoire nous montre que les idées morales de vertu et de dur labeur ont souvent joué ce rôle-là ; l’abbé Sieyès, déjà, à la veille de la révolution française, justifiait l’idée que le tiers état était l’authentique peuple français au motif qu’il travaillait contre l’aristocratie et le clergé. Aux États-Unis, le populisme s’accompagnait souvent d’une idéologie productiviste (le « producerism »), et donc de l’idée voulant que le peuple vertueux était un peuple de producteurs (et avant tout de petits producteurs, dont il était possible de se représenter concrètement à al fois le travail et les produits). La Ligue du Nord italienne présente des traits similaires, comme en témoigne son slogan « Roma Ladrona » (« Rome est une voleuse ») : au Nord, on travaille dur ; au Sud, il n’y a que des chapardeurs.
De tels critères moraux de mérite et de vertu sont seuls à même de permettre le passage d’une représentation empirique de la volonté à une représentation symbolique de cette volonté ; toutefois, un autre trait caractéristique distinctif vient toujours, automatiquement, se surajouter à des tels critères : l’idée selon laquelle ceux qui ne soutiennent pas les populistes ne peuvent en aucun cas faire partie du vrai peuple. »[9]
Pas besoin d’être nationaliste ou raciste. Pourquoi pas ! On peut certes créditer l’idée que ce racisme ou ce nationalisme se surajoute à la logique et à l’argumentation populiste. « Le national-socialisme était une forme de populisme, mais tout populisme n’aboutit pas au national-socialisme ou à une autre forme de totalitarisme. Dans les années 1920 et 1930, il fallut que le racisme et l’exaltation de la violence se surajoutent à la revendication d’un monopole de la représentation pour qu’une logique populiste devienne spécifiquement national-socialiste.»[10] Sans le dire, il y a le sous-entendu qu’il est vain de vouloir identifier le populisme au racisme, et donc naïf de croire qu’à dénoncer son racisme, on le combat efficacement. N’est-ce pas, toutefois, oublier que la dynamique argumentative du populisme s’élabore par celle de l’exclusion, hors de l’entité morale qu’est le peuple unifié qu’il retrouve, de tout ce qui est Autre ? Cet Autre que l’on se figure sous les traits les plus grossiers et caricaturaux de l’étranger, de celui qui ne peut partager nos valeurs et notre culture, avant d’instituer les modalités d’exclusion par lesquelles, non seulement il ne pourra plus les partager mais il ne le devra surtout pas : juste une question (malheureuse et totalement détournée) d’essence ! Le propos de Müller semble minorer trop cet élément discursif. Je parlai plus haut de la police électorale, distinguant et désignant qui a voix ou non au chapitre. On ne peut négliger cet aspect constitutif de la démocratie représentative. Ce serait méconnaître les débats qui ont toujours eu lieu sur qui est citoyen ou ne l’est pas, qui peut s’exprimer ou doit se taire, voire se cacher de l’espace public. Cette opération de partage dans la citoyenneté est une réponse à la question qui est celle même de la politique : à qui il revient le pouvoir de prendre part comme de prendre décision ? Or le propre de la démocratie représentative est d’exclure, de ce champ d’exercice du pouvoir, qui n’a pas voix au chapitre. Müller le reconnait[11], mais il ne me semble pas qu’il en tire les leçons, pas plus qu’il ne nous engage à véritablement œuvrer à une démocratisation de nos démocraties. Au contraire ! Même dans ce qui peut être l’aveu d’un échec de nos démocraties, Müller ne fait qu’adhérer à la pétition de principe initiale et le serpent ne cesse de se mordre la queue. A n’envisager de citoyenneté que nationale, que dans le cadre de la souveraineté nationale, on ne peut envisager de civilité que restreinte à cette nationalité et le Nous, autant celui désigné par le populiste que celui décrété par nos institutions, reste une figure particulière à l’exclusion de toutes les autres. Autrement dit, à une universalisation uniformisée qui peine à et refuse de rencontrer le singulier, de s’y lier et articuler. C’est donc dire qu’il ne peut y avoir d’autre démocratie qu’instituée : la penser comme éthos reste alors une gageure, quand elle devrait être la pleine et entière ambition de qui, au sein même du chapitre, et donc de nos espaces publics, lui donne vie.
Pas besoin d’être raciste ou nationaliste. Soit ! Mais il me semble que Müller minore aussi le rôle et la figure bien spécifique du leader populiste. Ceci dit comme une note pour plus tard et en guise de Work in progress. Le leader populiste est une bête de scène et son charisme n’est pas si étranger au spectacle qu’il donne. Il faudrait relire Weber, mais aussi Michels, pour saisir de manière quasi éthologique le comportement de ce personnage. Car, si incarner à lui seul la totalité du Nous s’inscrit dans la logique inhérente au populisme, c’est tout de même un individu particulier qui le fait, non interchangeable avec n’importe qui d’autre, et qui l’assume bien plus que ses lieutenants. Ce que l’on peut retenir, ce qu’il faut mettre en avant, c’est que la synthèse qu’il opère (il représente tout le peuple, qu’il dit avoir rencontré ; il en est le porte-parole spécifique ; il ne laisse guère de place à l’Autre du peuple si ce n’est comme ennemi ou mauvais élément, parasite ; etc.) est une synthèse aussi vaine et artificielle (c’est bien parce qu’il s’inscrit dans la logique de la démocratie représentative et qu’il en épouse les procédures, quand bien même les contesterait-il, qu’il sait que c’est une synthèse impossible) qu’efficace (ce que j’ai pu dire, plus haut, de la peur). Il est, peut-être, comme tout autre leader : aussi timide et aussi peu engagé dans la transformation de la vie politique. S’il sait bien que la représentation n’est certainement pas l’alpha et l’oméga de la démocratie, il ne veut rien de moins que poursuivre l’œuvre d’un affaiblissement de la démocratisation – éthos,  qui se manifeste par le débat, l’exercice de la discussion, de la contradiction et du contre-pouvoir – qui  s’opère dans nos démocraties libérales. Mais alors que les candidats plus traditionnels s’usent à justifier leur programme, innovant en novlangue comme en stratégies court-circuitant tout débat et donc toute contradiction (qui est l’essence même de la démocratie),  lui, en se plaçant d’emblée au niveau de la morale (et de la moralisation… ce qui reste pour le moins incongru de sa part), n’a besoin ni d’un programme cohérent, ni d’une vision enchanteresse, pas plus que d’une vision rationnelle et pragmatique. Il se pose en recours ; toute sa personne est ce recours et qui ne le voit pas ainsi commet un crime de lèse-majesté ! Il me semble donc que Müller occulte l’élément moteur que je pointe ici qui est celui d’une personnalisation du « Nous sommes le peuple ». Je veux bien qu’il ne soit ni raciste, ni nationaliste, mais on ne peut occulter que son discours l’est, l’assume et que celles et ceux qui le dénoncent pour ce qu’il est, se rendent, aux yeux du populiste et de celles et ceux qui le soutiennent, fautifs de s’égarer loin du réel de nos sociétés. C’est bien ce qui rend la riposte difficile !

Un Nous non pluriel.

D’autant plus difficile que même cette logique inhérente au populisme, à ce type de discursivité, n’est pas le propre et l’exclusivité du populiste. Elle est, déjà, le propre du langage d’institution et d’un certain usage de la parole publique. Cet usage suppose et exige la reconnaissance et de celui qui parle et de ceux qui, par ses paroles mêmes, sont exposés à la reconnaissance de l’orateur. Or, c’est bien là ce qui se joue dans ce « Nous sommes le peuple ». Mais cette double reconnaissance ne tient pas tant à la seule matière du discours tenu (ce n’est pas dans les seuls mots prononcés que se trouve l’efficacité du discours), elle découle aussi de la manière dont il est tenu. En ce sens, c’est le propre de la parole publique autorisée, et qui l’est d’autant plus que la liberté d’expression l’autorise. En ce sens aussi, le populiste est, comme tout autre porte-parole de tout autre parti, celui dont la parole est autorisée par l’en-dehors du contenu de son discours.
« En fait, l’usage du langage, c’est-à-dire aussi bien la manière que la matière du discours, dépend de la position sociale du locuteur qui commande l’accès qu’il peut avoir à la langue de l’institution, à la parole officielle, orthodoxe, légitime. C’est l’accès aux instruments légitimes d’expression, donc la participation à l’autorité de l’institution, qui fait toute la différence – irréductible au discours même – entre la simple imposture des masqueraders qui déguisent l’affirmation performative en affirmation descriptive ou constative et l’imposture autorisée de ceux qui font la même chose avec l’autorisation et l’autorité d’une institution. Le porte-parole est un imposteur pourvu du skeptron. »[12]
Mais à la différence peut-être de tout autre porte-parole, l’incarnation de ce Nous dans la personnalité du leader populiste est exclusive et sans partage. Peu lui importe d’être le reflet fidèle de son auditoire ! Peu importe aussi à son auditoire qu’il manifeste ou non, par son histoire personnelle, les aléas de vie des gens du commun ! Il suffit que la mise en scène efficace de sa parole publique – son skeptron – se déroule sous les yeux de son public. Ce qui relève d’une alchimie pour le moins curieuse n’en est pas moins d’une opérationnalité puissante. Elle est, en effet, exclusive et sans partage, parce que – ce sont les éléments de définition que propose Jan Werner Müller – le populisme est nécessairement anti-pluraliste.
Je voudrais retrouver ici deux thèses qu’énonce l’auteur. La première :
« Le populisme ne peut être rattaché à des électeurs bien particuliers, à des profils socio psychologiques bien déterminés ou à un certain « style politique ». Nous n’avons pas avec le populisme une idéologie dense (au sens neutre du terme, purement descriptif), comme le socialisme, le libéralisme ou encore le néo-libéralisme et le conservatisme (ce dernier étant souvent apparenté au populisme, de façon erronée, parce qu’il est, lui aussi, difficile à saisir conceptuellement). Mais le populisme montre une logique interne spécifique et identifiable : les populistes ne sont pas seulement hostiles aux élites, ils sont fondamentalement anti-pluralistes. Leur revendication constante consiste à affirmer : nous – et seulement nous – représentons le peuple véritable. Et leurs distinctions politiques se ramènent inéluctablement à une distinction binaire, à caractère moral, entre le vrai et le faux, et en aucun cas à une unique distinction entre gauche et droite. Le populisme est synonyme de polarisation – une polarisation qui, toujours, revêt un fort caractère moral. »[13]
Et la seconde :
« Les populistes conçoivent le rapport de représentation comme un mandat impératif : la volonté clairement identifiable du peuple doit tout simplement, et elle seule, être mise en application. Il serait pourtant erroné de prendre au pied de la lettre cette idée de représentation de la volonté. Parce qu’une telle volonté unique d’un peuple homogène n’existe tout simplement jamais dans les faits (et ne peut déjà être établie a priori), les populistes se rabattent sur une conception de la représentation qui est plutôt symbolique : dans ces conditions, le peuple véritable doit, dans un premier temps, être extrait de la totalité empirique des citoyens. Cela signifie, très concrètement, ceci : seuls les travailleurs du cru, seul le pueblo de Chavez, seuls les chrétiens nationaux ou les descamisados, pour ne prendre que ces exemples, sont le peuple authentique. »[14]
Une polarisation morale donc,  qui est et demeure totalement indifférente à la totalité empirique des citoyens. C’est, en somme, un vrai tour de passe-passe et l’imposture du porte-parole populiste est ici redoublée : non seulement le populiste s’emploie à discréditer les institutions et ceux qui exercent les prérogatives qu’elles leur confèrent, mais il s’appuie sur ces mêmes institutions, sur la même logique de représentation, pour, une fois parvenu au pouvoir, oublier tout à fait celles et ceux qu’il dit incarner. Non seulement le populiste dresse une frontière irréductible entre le vrai et le faux, le peuple authentique et celles et ceux qui, dans l’exercice même des responsabilités, s’en détournent et le bafouent, mais il emprunte les mêmes voies, les mêmes procédures quand, une fois aux responsabilités, il conteste toute légitimité à celles et ceux qui entendent jouer le rôle de l’opposant ou bien du contre-pouvoir. Il y a là une vision totalisante ! Seul le clientélisme lui garantit la loyauté de ce peuple, qui, malgré les révélations sur les scandales et l’affairisme égratignant l’image du populiste au pouvoir, s’estime  ainsi défendu et préservé dans son identité. L’illusion se maintient tant que la possibilité d’un contre-pouvoir est rendue, par les attaques auxquelles la presse ou l’opposition font face, illégitime et suspecte. Il n’y a pas de place pour un entre-deux, une conception renouvelée de la communauté, une prise en compte du singulier (qui, par ailleurs, dans le débat politique traditionnel, est, par méprise et confusion sciemment entretenue, l’autre nom du communautarisme – que le populiste exerce bien par ce clientélisme).
Le Nous du populisme est un Nous sans âme, sans autre force que celle, illocutoire, de son discours. La riposte est difficile, tant l’imposture est tenace. Reste que, le populisme, loin de s’imposer du dehors, est bien le produit de nos démocraties représentatives qui voient, dans la représentation, leur unique et essentiel principe. Ce n’est donc pas tant du côté du populiste, et de lui seul, qu’il convient de faire porter la critique, mais bien du côté de notre représentation et de notre conception de la démocratie. Ce n’est pas encore proposer l’antidote : c’est en tout cas changer notre braquet d’épaule. C’est aussi avertir que si l’on n’envisage comme remède qu’une réforme constitutionnelle, sans passer par la redéfinition de la représentation, il y a fort à parier que la menace demeure celle inhérente à un système qui ne se renouvelle pas ni ne se renégocie pas.



[1] Note pour plus tard : qu’il s’agisse de la critique du leader politique, de celle de la démocratie libérale, la question se pose de savoir si la fédération n’est pas l’antonyme de la représentation démocratique.
[2] Müller, pp. 22-23.
[3] On se reportera à l’éclairant essai de Charles Wright Mills, L’élite au pouvoir, édition Agone, coll. « L’ordre des choses », 2012.
[4] Müller, p.41
[5] Müller, p.74.
[6] Müller, pp. 74-75.
[7] Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable, éd. Folio, 1998, pp. 40-42
[8] « Recep Tayyip Erdogan est allé droit à l’essentiel au mois de juillet 2014 en s’adressant de la manière suivante à ses adversaires : « Nous sommes le peuple. Qui êtes-vous ? » Un tel motif se trouvait déjà dans la rhétorique des révolutionnaires français, qui considéraient que le vrai peuple devait être pour ainsi dire extrait de la masse empirique de tous les Français (pour reprendre une formule très pertinente de Claude Lefort). Autrement dit, qui ne se rallie pas aux populistes s’exclut de lui-même du peuple. Et cette autodisqualification ne saurait être aux yeux des populistes qu’une autodisqualification morale dont les conséquences politiques ne peuvent être que graves. », Müller, pp.67-68.
[9] Müller, pp. 64-66
[10] Müller, p. 66
[11] « On devrait reconnaître franchement qu’il n’existe tout simplement pas aujourd’hui de théorie démocratique, à la fois rigoureuse et largement acceptée, qui permettrait de définir le peuple, le démos (et qui permettrait aussi de dire ce qu’est au juste la répartition territoriale des terres) : la décision démocratique portant sur le démos présuppose que l’on sache déjà qui en fait partie – alors même que cette question est précisément tout le problème et ne peut se voir apporter de réponse ( de sorte que l’on a ici affaire, en définitive, à une sorte de serpent se mordant perpétuellement las queue). Certes, le nationalisme a proposé une réponse relativement claire (et qui, de fait, s’est largement diffusée dans le monde entier) à la question de savoir comment dessiner les frontières. Mais cette réponse n’est ensuite valable qu’à la condition d’avoir affaire à un nationalisme culturel au sens le plus large du terme : quand nous avons affaire à un nationalisme politico-civil (ou pour le dire de façon plus concise, à un patriotisme constitutionnel), la question se repose alors à nouveau entièrement.
La solution la plus plausible réside ici dans une sorte de second-best normatif, de second meilleur choix normatif, qui implique toutefois, lorsqu’on y regarde bien, un « plus de démocratie » au sens d’une participation plus effective de la part du citoyen : au lieu d’attendre que la théorie politique fournisse, pour ainsi dire d’en haut, des critères incontestables permettant de dire qui peut faire partie du peuple et qui ne le peut pas, nous ferions mieux de comprendre la démocratie comme un processus qui permet de négocier toujours à nouveaux frais les questions de l’appartenance au démos et donc de la définition du démos. Ceux qui n’appartiennent pas officiellement au démos peuvent en effet proposer de nouveaux critères d’inclusion ou d’exclusion (ou, encore, exiger d’être représentés). Mais ce sont bien évidemment, de facto, ceux qui en font déjà partie qui décideront d’éventuels changements. » (Müller, pp. 126-127)
[12] Pierre Bourdieu, « Le langage autorisé : les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel », Ce que parler veut dire – L’économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982, p.107.
[13] Müller, pp. 175-176.
[14] Müller, pp.176-177.

vendredi 30 octobre 2015

L'anonyme rebelle

S’intéresser à la politique à travers le figure peu convoquée de l’anonyme. Il y a même contradiction à faire appel à elle. En lui-même, l’anonyme est le sans-nom, sans identité. On ne peut le caractériser par les qualités ou les propriétés qui définissent l’autre figure politique par excellence : le citoyen. Comme si, en tant que tel, l’anonyme n’était que l’antonyme du citoyen. Pure négation. Par là aussi, pur anéantissement du politique. Celui-ci n’a que faire de l’anonyme, parce que l’anonyme n’a pas la vertu, positive cette fois, de faire exister la politique.
A la limite, on veut bien, de façon condescendante, lui donner un statut de héros singulier qui, dans la déferlante de la meute protestataire, défile dans les rues et défie le pouvoir en place – les acteurs de ce pouvoir –, les institutions. Ou bien encore : on se prend d’amitié pour lui quand on le désigne par des expressions-slogans qui entendent remédier au divorce entre les élites dirigeantes et le peuple. « La France d’en-bas », celle qui se lève tôt devient alors la préoccupation principale. Mais c’est pour lui opposer, quasi simultanément, un devoir-être hors duquel la délibération démocratique ne peut avoir lieu : « la rue ne gouverne pas ! ». Cette rue, cette chienlit n’existe qu’à la condition suprême de ne pas se faire remarquer. Sitôt le fait-elle que l’arsenal répressif joue à plein ! Les mouvements révolutionnaires et destituants, ceux du Printemps arabe de 2011, ceux de Hongrie, en 1958, ou de Tchécoslovaquie, en 1968, appellent (comme de façon purement mécanique) une réponse-riposte d’autorité qui, d’une manière ou d’une autre, court-circuite l’expression spontanée des ces hommes, femmes et enfants osant braver l’interdit. Cette réponse d’autorité : « Nous vous avons entendu ! Puisque nous ne sommes ni sourds ni autistes, retournez chez vous pour que la troupe regagne sa caserne ! Ayez confiance, nous vous assurons de notre solidarité ! » La performativité du discours a quelque chose de terrifiant et de mensonger. A la fois « nous sommes la solution de vos problèmes ! » et l’avertissement sans appel : poursuivre le mouvement ne serait qu’un caprice de mauvais garnement. Mater la rébellion, dompter  et domestiquer la masse s’imposent ! C’est la « psychologie des masses » qui appelle la riposte. L’anonyme rebelle s’y dérobe tout à fait.
Car, malgré tout le déni ou, au mieux, la condescendance, l’anonyme fait peur. Précision : l’anonyme, tant qu’il n’est pas cet anonymat défini et garanti, en guise de protection de la personne[1], par l’institution, est, d’emblée et par définition, coupable. La lettre anonyme de délation est moralement coupable. Le message anonyme, dans une affaire criminelle, participe à l’aggravation de la réprobation sociale. Si tant est qu’il ait quelque chose à dire (et il s’en faut de beaucoup pour qu’il soit entendu ou, seulement, audible), l’anonyme ne mérite aucun égard. Son silence ou, plus vraisemblablement, sa mise en silence organisée et mise en scène, le répudie dans un ailleurs qui n’est pas politique et n’a aucune valeur. Aussi, la scène politique n’est pas et ne peut ni ne doit être une scène d’anonymes.
L’anonyme est sans histoire propre, pense-t-on. Le donneur anonyme accepte de ne pas être l’histoire qui construit l’identité de la personne qui a reçu le don. C’en est même la condition sine qua non. Mais s’il est sans histoire propre ou singulière, il participe tout de même à la singularité des histoires. Il fait histoire. Quitte à remettre en question une évidence ou un impensé, qui conditionne toute approche de la responsabilité morale, civile ou juridique : je ne suis pas sans mon nom propre.  L’anonyme interroge ce nom, mon nom. Disons aussi : de quoi le nom est-il la condition ? L’anonyme ne parle pas en son nom, mais il le dit en notre nom.
L’anonyme est sans image, dit-on. Mais il n’est pas sans visage ! Ces masses qui défilent et que captent les appareils photos et caméras rendent compte de la réalité non pas virtuelle mais physique du visage et du regard anonymes. C’est une même passion qui anime ces hommes et ces femmes réunis sous une même bannière, défiant le même adversaire. Et que dire de cet individu masqué qui intervient, via les réseaux sociaux, pour dénoncer! L’anonyme rebelle, même sous son masque plus suspect que protecteur, est celui qui se revendique rebelle.
L’anonyme est sans paroles, sans discours. Il ne dit rien. Ou plutôt : de son anonymat, on a tôt fait d’établir son aphasie. Reste que sa présence, perturbante, n’est pas sans signification et qu’elle n’exprime pas rien.
Donc l’anonyme comme personnage politique. Telle est l’intuition initiale. Reste à savoir ce qui en fait la singularité politique, à quelles conditions il participe de la politique sans pour autant tomber sous le reproche de son idéalisation.
Car, et telle est la thèse qu’il s’agira d’établir, l’anonyme rebelle est d’abord chacun d’entre nous et non pas tel ou tel, qu’il s’appelle Assange, Snowden, Manning ou, plus loin, tel signataire de tel manifeste public qui, par l’indignation exprimée, en appelle à la conscience de ses contemporains. Osons le rapprochement : Assange est un Maurice Blanchot, signataire du « manifeste des 121 » ou une des ses « 343 salopes ». Parce que chacun d’eux, s’il intervient sous sa signature propre, ne parle pas en son nom mais en un nom multiple, collectif et une conscience commune. Voilà le parallèle. Tel est aussi l’art et le genre du manifeste politique. Par là, nous sommes tous physiquement, présentement, sous le feu de l’action ou loin du théâtre des opérations, des anonymes. Mais  rebelles parce que la perspective d’une rébellion est une potentialité qui, à tout moment, peut advenir. L’anonyme rebelle n’est pas celui qui, par profession, fausse ou sincère, fait office de dissident. Comme tout anonyme il n’a rien dit et ne peut s’appuyer sur une œuvre, de l’esprit ou autre qui l’aurait amené à se singulariser et à développer, d’une manière ou d’une autre, un discours particulier le dissociant de la masse et de l’opinion courante. Mais rebelle parce que ce qu’il détourne, dans le cours régulier et normalisé des choses et des événements, relève du discours et engage sa subversion. Discours qui dit « non », qui refuse. Il n’œuvre pas à la reconquête : il travaille à son émancipation, sa libération. Rien, auparavant, ne le prédisposait à faire éclater au grand jour sa colère ou sa détermination à épouser l’élan protestataire ou à oser le grand retournement de son existence, révélé par sa protestation. Il ne se sentait aucune compétence particulière pour agir. Il était pris, tout simplement et comme plein d’autres, dans les tenailles d’un ordre du monde auquel il adhérait de fait et contre lequel, les quelques griefs qu’il pouvait éprouver, ne suffisaient pas à en faire le révolté qui, une fois son acte accompli, le mirent sur le devant de la scène politique. Projeté ainsi et à l’avant-garde, quelle que soit d’ailleurs sa position dans le mouvement lui-même (sur le coup, il se sait une avant-garde et s’en contente), parmi celles et ceux qui en épousent maintenant la dynamique ou le feront plus tard, il dit la rupture ; il en exprime l’urgence ; il en manifeste, par ses actes mêmes, l’impérieuse nécessité. L’anonyme rebelle est, comble du paradoxe, celui qui, en termes sartriens,  rompt la série avant d’être rattrapé et comme récupéré par ceux-là mêmes qui, dans une dynamique similaire, entendent organiser leur protestation et leur discours contestataire. Autrement dit, l’anonyme rebelle est celui-là même qui fait le mouvement et l’histoire politique. Politisé, même intuitivement, il est l’acteur incontournable des luttes passées comme à venir. Il n’est invisible que pour ceux-là mêmes  qui ne veulent pas le voir et l’écouter parce qu’ils s’effraient autant de son cri et de sa présence que de leur position occupée ainsi déstabilisée. Ou encore : il n’est pas cette invisibilité sociale qui, inscrite dans la fatalité de l’invisibilisation, exige reconnaissance… à défaut de quoi, elle n’est que subie et le demeure. Il est, pour tout cela, une figure politique à part entière.



[1] L’anonyme de la société anonyme est celui qui, actionnaire, n’a aucune responsabilité dans la gestion et la direction de l’entreprise. Il est le capital, et rien d’autre. 

dimanche 2 novembre 2014

La démocratie n’est ni domestication des masses ni guerre.

Les derniers événements que relaient en boucle les médias suscitent autant la réflexion sur la santé de nos institutions et l’intérêt de nos élites politiques que sur le sens même de la démocratie. Commencer ainsi le propos pose d’emblée problème : parler de démocratie (et poser la question de son sens) peut paraître prétentieux, arrogant voire, aussi, inutile. Nous savons tous ce qu’elle est, disons que nous souscrivons tous, assez facilement, à une représentation commune. En ce sens, le mot agit sur nous, sur notre esprit avec une puissance telle que l’idiome, à lui seul, vaut la chose. Comme « fiction théorique », le mot écarte le débat, la discussion sur l’essence qu’il dit désigner, et fonctionne comme force de l’évidence si bien que, le contester devient faute, délit voire crime.
Aujourd’hui, on se donne avec une facilité déconcertante et indécente des martyrs que l’on fait parler. Une semaine après le décès de Rémi Fraisse, alors que les rapports d’enquête établissent la responsabilité des forces de l’ordre, que des manifestations dégénèrent, dans certains centres villes, en guérilla urbaine, que des militants en appellent au souvenir d’un individu, devenu ami-camarade-frère qu’ils n’ont jamais connu (mais qu’à cela ne tienne !) justifiant ainsi que l’on « coupe » certaines têtes, et que le gouvernement lui-même condamne les propos et actes qu’il juge délictueux comme une injure à la mémoire de ce jeune militant, il y a, je le crains, une indécence à rappeler la mémoire de ce jeune homme qui, attaché à la cause qu’il défendait, n’est plus là pour nous dire ce qu’il en est. On tente d’épouser, dans une même émotion collective, l’authentique et l’incommensurable drame que vit la famille et les proches du disparu et on évacue tout à fait ce qui est en cause.
Sortir de l’émotion supposerait laisser aux proches de Rémi Fraisse la paix et le silence assourdissant du recueillement, mais aussi le recul nécessaire à la réflexion. Malheureusement, ce n’est pas encore le cas ! Sur un plateau de télévision, dans une émission devenue l’agora intellectuelle la plus convenue, un certain Mathieu Burnel tance les représentants de l’ordre établi. Il a raison. Le diagnostic qu’il dresse de la dégénérescence de la démocratie représentative, de la violence criminelle d’Etat, du phénomène même de cette violence en soulignant que l’intensité de la violence des manifestants-émeutiers est la conséquence de celle mise en scène par les forces de l’ordre, de l’inanité des positions convenues de nos élites intellectuelles et de nos représentants, etc., tout ce qu’il dit, dans cette logorrhée qui reflète d’autant plus le catéchisme du rejet du système qu’il interdit l’échange et la discussion, est énoncé avec force, certainement avec conviction,  mais tombe dès lors qu’il ne s’agit que d’une posture. Comme est une posture, la réaction officielle. Or les deux s’équivalent et, faute de pouvoir les dépasser, préfigurent la même impasse.
Evan Forget - Photographe Reporter Après avoir installé des poubelles sur la route, des casseurs y ont mis le feu. La gendarmerie est intervenue en gazant les incendiaires. 
Car la démocratie n’est ni la domestication ni la guerre. Elle n’est pas domestication parce qu’elle n’est pas un régime qui se prévaudrait du droit et de l’Etat de droit. Une telle prévalence n’est plus alors qu’une caricature. Il n’est pas anodin de remarquer que, depuis quelques années, face à l’opposition à des décisions politiques d’aménagement du territoire, à des mesures économiques ou autres, les gouvernements pensent tout à la fois à s’assurer et de la communication et de la prévention des débordements qui pourraient s’ensuivre. Mesure de prudence et de précaution, à défaut d’une véritable volonté de justifier et d’expliquer. Il suffit, pour nos responsables, de dire que les perspectives envisagées sont justes – autre « fiction théorique » - pour que toute discussion critique soit, dès lors, empêchée. Il suffit de renvoyer aux délibérations d’une assemblée et à la majorité des suffrages exprimée, une fois les débats épuisés, pour que la décision s’impose et ne souffre alors d’aucune contestation. La majorité légale vaut, à elle seule, la légitimité et toute minorité insurgeante, insurrectionnelle est discréditée. C’est œuvrer à une domestication discursive, par quoi, en renvoyant à la procédure délibérative, on ne fait que rendre la discussion vaine. Le sens de l’histoire (il est tout à la fois risible et exaspérant d’entendre nos élites parler, à cet égard, du progrès qui s’amorce ainsi) est ainsi déterminé et le remettre en cause ce n’est autre que régresser, conserver un passé, ne pas sortir et ne pas avancer vers un meilleur… Tout ceci n’est qu’une façon de court-circuiter des revendications et de les rendre inaudibles. C’est-à-dire imposer un jeu de langage tel que tout autre n’est plus possible ni permis. Mais cela ne saurait suffire. Domestiquer les procédures discursives n’est rien si on ne peut domestiquer les prises de parole et autres pratiques critiques. Depuis quelques années, on assiste à une inflation des textes réglementaires et autres qui limitent à la fois l’occupation critique de l’espace public (redéfinition des modalités de réunion, de manifestation et/ou de déclaration de grève, etc.), qui prend parfois la forme d’une criminalisation du mouvement social, et l’expression discursive (lois mémorielles, inflation des plaintes pour diffamation, notamment). Autrement dit, tout est tenté pour que l’opposition soit  réservée au seul moment illusoire mais consacré de nos institutions et de nos pratiques démocratiques : le vote, l’élection. C’est somme toute surjouer le contrat démocratique que de vouloir le réduire et le réserver à ce seul moment électoral. Parce qu’on oublie alors que le vote n’est plus tant l’expression d’une adhésion idéologique et programmatique que la réitération du vote lui-même : en ces périodes de crises autant économiques que politiques (où tout semble se valoir, en tout cas du point de vue des programmes et des idées), je vote non pour tel candidat, mais pour le vote lui-même. Or disposer de son vote, n’est pas faire usage de sa voix et n’est pas la faire entendre. Et réduire la démocratie au seul rituel du bulletin dans l’urne c’est réduire la voix au silence.
Reste que, face au prêche de nos politiques sur la démocratie représentative, sur le citoyenneté, ne peut que répondre l’insurrection de celles et ceux qui ne veulent pas se laisser gouverner comme nous sommes gouvernés. Aux premiers qui rêvent de pacification, de l’absence de division, d’homogénéité, les seconds répondent, avec la même arrogance que les autres, vouloir en découdre avec un système qui ne laisse plus de place aux vies singulières, aux modalités d’existence alternatives, aux hétérotopies. La confrontation, dans une société domestiquée, ne peut qu’être violente. Violente par l’incompréhension, la situation irrémédiable de malentendu. Mais violente aussi et surtout parce que pèse une double menace. D’abord, menace d’un Etat qui se dit, de fait, menacé en son sein, par un « ennemi de l’intérieur » et qui ne peut que s’armer en faisant, ensuite, peser la menace sur l’autre, la vie du contestataire, ou encore la vie même du dissensus, du débat et de la contradiction. Ne pouvant, ni les uns ni les autres, s’entendre ; ne cherchant aucunement à concilier des vues divergentes, puisque les dés sont lancés et que les décisions sont prises, c’est la surenchère guerrière, militaire. La voix discordante ne veut être bâillonnée mais elle doit l’être, manu militari. Je veux bien croire que la violence que met en scène l’Etat, au nom de l’Etat de droit,  enclenche celle qui lui fait face. Dans une société démocratique domestiquée, la sécurité des personnes n’est rendue possible que par l’effet d’un autoritarisme qui sévit sur chacun d’entre nous et dans la moindre de nos options de vie. Mais dans une société démocratique, véritable, la discorde ne peut pas être un échec. Or, ni la violence qui se fait au nom de l’Etat de droit, ni celle qui se déploie au nom de la liberté de ne pas être d’accord n’œuvrent à la démocratie. Elles sont faits de guerre, et se répondent, les unes et les autres, en tant que telles.
A cet égard, elles préfigurent toutes deux l’impasse démocratique. Elles sont toutes deux postures. Au catéchisme du militant contestataire répond celui, convenu, du représentant. Elles s’appellent l’une l’autre, comme elles se rejettent et s’excluent mutuellement. Ni l’une ni l’autre, alors même qu’elles le prétendent, ne revendiquent un quelconque bien commun. Elles se revendiquent elles-mêmes, s’auto-justifient en ne justifiant rien, s’auto-proclament légitimes en se détournant de leur programme.  Elles oublient juste qu’entre elles deux, il y a l’espace, infime, ténu, d’une vie beaucoup plus apaisée, créatrice qui, en déconstruisant les institutions consacrées, n’en instituent pas moins une vitalité démocratique qui ne se laisse réduire à aucun schéma d’interprétation ni à aucun horizon prédéterminé de vie en commun. Il y a certainement plus de démocratie dans la vie des ZAD, dans les communautés de partage, que dans ces affrontements de l'Etat et de ses insurgés (car c'est bien l'Etat , ses fonctionnaires et porte-paroles qui les créent de toute pièce) contre la démocratie elle-même.

dimanche 2 mars 2014

Sur les mouvements de contestation en démocratie…

« Si variés que sont leurs modes de formation et leurs mobiles qu’à première vue on croirait qu’elles n’ont rien qui les unissent. A un bout de la chaîne, on a vu des objecteurs de conscience qui prétendaient se soustraire à une obligation nationale définie et revendiquer un statut particulier, ou bien des homosexuels qui ne voulaient que faire respecter une manière d’être : c’est alors d’être différents sous quelque rapport qui rassemble; à l’autre bout de la chaîne, on a vu protester ceux que le sort privait de quelques moyens de subsistance : leur affaire est en quelque sorte de se retrouver semblables aux autre. A peine ose-t-on donc parler d’une chaîne, à considérer l’hétérogénéité des registres de la revendication. Mais en dépit de cette variété, les initiatives des minorités s’apparentent en ceci qu’elles combinent, d’une manière qui semble paradoxale, l’idée d’une légitimité et la revendication d’une particularité. Cette conjonction, quel que soit leur mobile, quelles que soient les circonstances de leur déclenchement, atteste l’efficacité symbolique de la notion des droits. D’un ordre différent sont les revendications fondées sur des intérêts : elles se heurtent les unes aux autres et se règlent en fonction d’un rapport de force. Le pouvoir s’appuie sur des intérêts, il s’affirme même en exploitant leurs divisions, en tirant parti des avantages procurés et des préjudices infligés, les uns et les autres toujours relatifs, pour agrandir le cercle de son autonomie. En revanche, face à l’exigence ou à la défense d’un droit, il lui faut donner une raison qui rende raison d’un de ses principes, qui produise les critères du juste et de l’injuste et non plus seulement du permis et de l’interdit. A défaut de cette réponse, la loi risque de déchoir au plan de la contrainte ; et, tandis qu’elle perd sa transcendance, le pouvoir qui paraît en disposer risque de s’abîmer dans la trivialité. Soulignons-le à nouveau, le droit qu’on affirme contre les prétentions du pouvoir à décider, selon ses impératifs, de son accroissement de puissance ne l’attaque pas de front, il l’atteint obliquement, pour ainsi dire en le contournant, il le touche au foyer auquel il puise la justification de son propre droit à requérir adhésion et obéissance de tous.
Ce qu’il nous faudrait donc penser c’est le sens des conflits qui supposent le fait du pouvoir et la recherche d’une prise en compte des différences dans le droit. Ces conflits font toujours davantage la spécificité des sociétés démocratiques modernes. Ineffaçable est en celle-ci l’instance du pouvoir et, sans cesse plus étendue, son intervention. Il y aurait naïveté ou mauvaise foi à imaginer qu’une abolition du pouvoir soit rendue possible ou seulement la tendance au renforcement de l’appareil d’Etat renversée à la faveur d’une substitution des détenteurs de l’autorité. On est tenté de penser au contraire que sous le couvert du socialisme s’accentuerait la concentration des moyens de production, d’information, de réglementation et de contrôle des activités sociales, l’emploi de tous les instruments de nature à faire prévaloir l’unité du peuple. Si le développement de cette tendance peut être mis en défaut, ce n’est pas depuis le lieu de l’Etat où elle s’engendre. Dès que ce lieu est pleinement fixé, se dégageant du lieu autre métasocial dont la religion fournissait autrefois la référence, la virtualité s’est dessinée d’une objectivation de l’espace social,  d’une détermination entière des relations entre ses éléments. Cette aventure, au demeurant, n’est pas le résultat d’un coup de force opéré par des aspirants au despotisme : la délimitation d’un espace proprement social, sensible comme tel, lisible comme leur espace, constitutif d’une identité commune, pour les groupes qui l’habitent, en se rapportant les uns aux autres, sans travestissement  surnaturel, va de pair avec la référence à un pouvoir qui, tout à la fois, en surgit et s’en fait comme à distance le garant. Aussi bien, devons-nous tout autant reconnaître que le projet qui hante à présent le pouvoir et qui bénéficie pour s’actualiser de ressources de la science et de la technique autrefois inconnues et insoupçonnées, ce projet n’est pas non plus imputable à une catégorie d’hommes ou quelque instinct de domination. Bien plutôt faut-il constater qu’il mobilise à son service les énergies et façonne les mentalités de ceux qui sont en position de l’accomplir. Cependant, cette conclusion ne fait que nous confirmer dans la conviction que c’est du sein de la société civile, sous le signe de l’exigence indéfinie d’une reconnaissance mutuelle des libertés, d’une protection mutuelle de leur exercice, que peut s’affirmer un mouvement antagoniste de celui qui précipite le pouvoir étatique vers son but.

Faisons donc apparaître un second trait des luttes inspirées par la notion des droits : naissant ou se développant à partir de foyers divers, parfois à l’occasion de conflits conjoncturels, elles ne tendent pas à fusionner. Quelles que soient leurs affinités et leurs convergences, elles ne s’ordonnent pas sous l’image d’un agent de l’histoire, sous celle du Peuple-Un et récusent l’hypothèse de l’accomplissement d’un droit dans le réel. Il faut donc se décider à abandonner l’idée d’une politique qui comprimerait les aspirations collectives dans le modèle d’une société autre ou, ce qui revient au même, l’idée d’une politique qui surplomberait le monde dans lequel nous vivons, pour laisser tomber sur lui les foudres du jugement dernier. Sans doute se résoudre à cet abandon paraît-il difficile, tant est profondément enracinée, dans l’esprit de ceux qui sont convaincus de la duperie du réformisme, la foi en un avenir libéré des attaches au présent. Mais on devrait sonder cette foi et se demander si le révolutionnarisme ne nourrit pas des illusions jumelles de celles du réformisme. Tous deux en effet éludent par un argument différent la question de la division sociale, telle qu’elle se pose dans la société moderne, la question de l’origine de l’Etat et de sa fonction symbolique, de même que celle de la nature de l’opposition dominant-dominé à l’œuvre dans toute l’étendue et dans toute l’épaisseur du social. Le réformisme laisse supposer que l’Etat, de son propre mouvement, ou en conséquence de l’essor des revendications populaires – dans les deux cas grâce à l’accroissement de la production, des richesses et des lumières –, peut se faire l’agent du changement social et le promoteur d’un système de plus en plus égalitaire. Le révolutionnarisme laisse supposer que la conquête de l’appareil d’Etat par les dominés ou tel parti qui les guide, et l’utilisation de ses ressources à leur profit, crée les conditions d’une abolition de la domination. L’un et l’autre paraissent impuissants à concevoir à la fois deux mouvements pourtant indissociables : celui par lequel la société se circonscrit, se rassemble, acquiert une identité définie à la faveur d’un écartement interne qui instaure le pôle du pouvoir comme pôle d’en haut, pôle quasi séparé de l’ensemble, et celui par lequel depuis ce pôle, sous l’effet de cette quasi séparation, s’accumulent des moyens en tous genres de domination (ressources matérielles, connaissance, droits de décision) au service de ceux qui détiennent l’autorité et cherchent à consolider leur propre position. Réformiste et révolutionnaristes sont aveugles à la fonction symbolique du pouvoir et obsédés par l’appropriation de sa fonction de fait, celle d’une maîtrise du fonctionnement de l’organisation sociale. Et cet aveuglement, et cette obsession ont non seulement les mêmes causes, mais les mêmes effets : les luttes qui se développent à partir des divers foyers de la société civile ne sont appréciées qu’en fonction des chances qu’elles offrent, à court ou à long terme, de modifier ou de bouleverser les rapports de force entre les groupes politiques et l’organisation de l’Etat. Or ce sont ces luttes, pensons-nous, qu’il s’agit de libérer de l’hypothèque que font peser sur elles les partis qui ont vocation au pouvoir, en mettant en évidence l’idée d’une transformation de la société par des mouvements attachés à leur autonomie.
Autonomie, voilà certes un grand mot lâché et qu’il convient de justement pesé pour ne pas céder à des fictions qui à présent désarment, plus qu’elles ne mobilisent les énergies. D’autonomie, il ne saurait être que relative, disons-le aussitôt. Mais reconnaissons qu’il est également vain de vouloir fixer ou de vouloir effacer sa limite dans la réalité empirique. Ces deux tentations s’observent dans le débat sur l’autogestion, concept qui n’a pas la même valeur que celui d’autonomie, mais bénéficie d’une faveur significative dans une société dominée par le fait de la production, et davantage encore par celui de l’organisation. Ou bien l’on dénonce comme inconsistante l’idée d’une société tout entière régie par le principe d’autogestion, ou bien l’on ne craint pas d’imputer à un désir de conservation des vieilles structures de domination toutes les résistances ou les critiques qu’elle suscite. Or les arguments qui s’échangent sont faits pour dissimuler la question du politique. Ceux qu’on invoque au nom du réalisme sont bien connus ; inutile de les développer… Les impératifs de la production et plus largement de l’organisation moderne rendraient inviables la participation de tous aux responsabilités publiques ; ils imposeraient un schéma de division du travail qui renforcerait les hiérarchies fondées sur la compétence et placerait celle-ci davantage au fondement de l’autorité ; en outre, la dimension de nos sociétés, la complexité des tâches que requiert la mobilisation des ressources pour des objectifs d’intérêt général, la coordination des secteurs d’activité, la satisfaction des besoins sociaux en tous genres, la protection de l’ordre public et la défense nationale ne pourraient s ‘accommoder que d’un processus de centralisation des décisions, au mieux, combiné avec la multiplication d’organes représentatifs, rigoureusement distincts de la masse instable de leurs mandants ; en regard de ces nécessités, l’idéal d’autogestion s’effectuant dans les frontières de multiples cellules sociales serait chimérique. De tels arguments ne sont ni faibles ni toujours hypocrites, comme on le dit parfois légèrement. Ils procèdent simplement d’une lecture de la structure sociale telle qu’elle est advenue et l’appréhendent comme naturelle. Ce faisant, ils confondent des notions qui devraient être distinguées, si l’on s’évadait des horizons de notre vie sociale. Ils confondent notamment l’exercice du pouvoir avec celui de la compétence. Que celle-ci confère une autorité, nous ne voyons pas quelle expérience on puisse invoquer qui y contredise ; mais que celle-ci secrète du pouvoir, on ne peut l’affirmer que pour une société où s’est dégagée une instance générale de pouvoir et où celle-ci se voyant assignée et s’arrogeant une position de connaissance et de maîtrise de l’ensemble social, la possibilité d’offre d’identifications en chaîne des individus détenant compétence et autorité avec le pouvoir (entendons : son point de vue). Cette objection n’est pas purement formelle ; elle permet de découvrir ce qui reste le plus souvent dissimulé par l’argument réaliste, à savoir qu’il y a une différence entre l’exercice de la compétence et celui du pouvoir. C’est l’image du pouvoir qui mobilise celle de la compétence et cela certes, au fur et à mesure que les développements techniques et scientifiques accroissent l’importance de cette dernière. Comment dirait-on, par exemple, que dans la réalité, les hommes qui disposent d’une formation technique ou scientifique ou dans quelque domaine que ce soit d’un capital de connaissances les distinguant du grand nombre, bénéficient à leur échelle d’une liberté et de moyens de décisions qui les insèrent dans le système du pouvoir politique ? L’enfouissement de la plupart d’entre eux dans les ténèbres des Organisation est bien plutôt remarquable. Ce qui est seulement vrai, mais tout différent, c’est que la compétence (réelle ou simulée) fournit le critère d’une hiérarchie des rémunérations que celle-ci constitue un solide appui à la conservation de la structure socio-politique.  Mais, précisément, il convient d’observer que l’aménagement de cette hiérarchie ne se déduit pas du principe de distinction des compétences, qu’il procède d’une interprétation au sens le plus large politique. La même sujétion aux conditions de l’ordre établi interdit enfin d’imaginer une société dont la marche ne soit pas commandée par un appareil d’Etat ultra-centralisé ; elle fait oublier, dans une large mesure, que les causes sont ici des effets, que les choix des technologies, des ressources énergétiques, des productions privilégiées, des systèmes d’information, des modes de transport, des modes d’implantation des industries, des programmes d’urbanisme, etc., précipitent le processus social de massification et celui de la concentration du pouvoir. Du même coup, la critique de l‘idéal d’autogestion induit à méconnaître toutes les possibilités d’initiatives collectives que recèlent des espaces gouvernables par ceux qui les peuplent, les possibilités de nouveaux modèles de représentativité, comme les possibilités de nouveaux circuits d’information qui changeraient les termes de la participation aux décisions publiques.
Reste qu’on est surpris, à l’inverse, de voir l’indigence de la pensée autogestionnaire, dès lors qu’elle prétend inscrire ses objectifs dans le réel. L’argument de l’adversaire se trouvant retourné, la limite de l’autonomie s’évanouit. Tout se passe come si l’idée d’être ensemble, produire ensemble, décider et obéir ensemble, communiquer pleinement, satisfaire aux mêmes besoins, à la fois ici et là et partout simultanément, devenait possible, sitôt levée l’aliénation qui rive le dominé au dominant ; tout se passe comme si seules une volonté maléfique et une servitude complice avaient depuis des siècles ou des millénaires dérobé aux peuples cette vérité toute simple qu’ils étaient les auteurs de leurs institutions et, plus encore, de leur choix de société.  Dès lors, plus de souci d’affronter les problèmes posés dans les frontières de l’histoire que nous vivons. Paradoxalement, l’idée que nul système établi ne soit susceptible d’être remis en question s’abîme dans ces affirmations : qu’il n’y a point d’autre pesanteur du passé que des pesanteurs de fait, que l’humanité s’est toujours trouvée, comme elle se trouve à présent, devant un possible radical – manière de dire qu’il n’y a pas d’histoire. Plus de souci non plus, de s’interroger sur l’égalité et l’inégalité : l’idée juste que cette dernière ne s’exprime dans le réel qu’au prix d’une élaboration sociale et politique s’abîme dans cette affirmation : qu’elle n’est qu’un leurre au service du projet de domination.
Il n’y aurait pas de mystère de l’obéissance au pouvoir, tel qu’il se condense dans des institutions matérielles, tel qu’il se trouve figuré par des hommes, simplement aimables ou haïssables, si la hauteur n’était qu’un leurre ; s’il ne témoignait pas d’un mouvement général d’élévation en même temps que d’un mouvement général d’abaissement ; s’il ne captait pas quelque chose de l’institution du social en même temps qu’il se repliait sur lui-même, en répondant, par un accroissement de sa force, par un appesantissement redoublé de sa masse, à la nécessité d’une destitution du social. Il n’y aurait pas, notamment, cet étonnant retournement de la liberté en servitude, pas d’énigme de la servitude volontaire – selon l’expression si forte de La Boétie –, d’une servitude qui soit contraire au désir de liberté sans y être étrangère, si le signe de ce qui tombe d’en haut n’entretenait pas quelque rapport avec une aspiration.
Penser ainsi la limite de l’autonomie, ce n’est pas résumer la question du politique dans les termes du rapport général de la société avec le pouvoir. Nous ne substituons pas à l’idée d’un pouvoir maléfique ou à celle d’un pouvoir bénéfique l’idée d’un pouvoir ambigu. Nous cherchons à faire entrevoir une dimension de l’espace social le plus souvent masquée. Or pourquoi l’est-elle, sinon, paradoxalement, par l’effet d’un fantastique attrait pour l’Un et d’une tentation irrésistible à le précipiter dans le réel. Qui rêve d’une abolition du pouvoir garde en sous-main la référence de l’Un et la référence du Même : il imagine une société qui s’accorderait spontanément avec elle-même, une multiplicité d’entreprises qui seraient transparentes les unes aux autres, se développeraient dans un temps et un espace homogène ; une manière de produire, d’habiter, de communiquer, de s’associer, de penser, de sentir, d’enseigner, qui traduirait comme une seule manière d’être. Or qu’est-ce que ce point de vue sur tout et sur tous, cette amoureuse étreinte de la bonne société, sinon un équivalent du fantasme de toute puissance qui tend à produire l’exercice de fait du pouvoir ? Qu’est-ce que le royaume imaginaire de l’autonomie, sinon un royaume gouverné par une pensée despotique ? Voilà ce qu’il conviendrait de méditer. Ce qui n’empêche pas de juger que les sages réformateurs, prédisant l’avènement d’un pouvoir rationnel qui sache enfermer les expériences d’autonomie dans de justes bornes, combiner, comme on l’entend dire, l’autorité du plan avec les vertus de l’autogestion, ceux-là ont décidé de mesurer la valeur des initiatives collectives au critère de leur conformité avec les décisions de l’Etat ; ils ne veulent laisser aux locataires de l’édifice socialiste que la liberté de s’entendre pour obéir aux prescriptions de pouvoir propriétaire.
Se défaire du révolutionnarisme n’est pas rejoindre le réformisme ; nous disons seulement que rien ne sert d’ignorer l’attrait pour l’Un, rien ne sert de dénier la distinction du Bas et du Haut ; qu’il vaut mieux s’acharner à résister à l’illusion d’un pouvoir qui coïnciderait réellement avec la position qui lui est figurée et qu’il tente d’occuper, comme à l’illusion d’une unité qui se ferait sensible, réelle et dissoudrait en elle les différences. Double illusion, sitôt que l’on confond le symbolique et le réel, et dont la conséquence est d’occulter d’une manière ou d’une autre la pluralité, la fragmentation, l’hétérogénéité des processus de socialisation, et tout autant le cheminement transversal des pratiques et des représentations, la reconnaissance mutuelle des droits. Ce qui défie l’imagination réaliste c’est que la société s’ordonne en quête de son unité, qu’elle témoigne d’une identité commune latente, qu’elle se rapporte à elle-même par la médiation d’un pouvoir qui l’excède et que, simultanément, il y ait des formes de sociabilité multiples, non déterminables, non totalisables. Ne nous en étonnons pas : l’imagination à laquelle on rend à notre époque de brillants hommages est impuissante à nous faire affronter la contradiction, entendons, la vraie contradiction, celle qui résiste obstinément à sa solution, parce qu’elle est l’indice de l’interrogation qui habite l’institution du social. Et remarquons au passage qu’il lui faut toujours trahir la marque de ce qu’elle refoule : imagination de l’Un, elle véhicule secrètement la représentation du pouvoir (l’Autre par qui l’Un se nomme), signe de la division sociale ; imagination du libre jaillissement et du libre épanouissement des énergies collectives, elle véhicule secrètement la représentation du Même, signe de la non-division. En fin de compte, ce qui se dérobe à l’imagination, quoiqu’elle trouve là des ressources inconnues, c’est la démocratie. Avec son avènement s’érigent, pour la première fois, ou dans une lumière toute nouvelle, l’Etat, la Société, le Peuple, la Nation. Et l’on voudrait en chacune de ses formes concevoir pleinement le singulier, le défendre contre la menace de la division, rejeter tout ce qui le met en défaut comme symptôme de décomposition et de destruction, et, puisque l’ouvrage de la division paraît se déchaîner dans la démocratie, on voudrait soit la juguler, soit se débarrasser d’elle. Mais, Etat, Société, Peuple, Nation sont dans la démocratie des entités indéfinissables. Elles portent l’empreinte d’une idée de l’Homme qui mine leur affirmation, idée apparemment dérisoire en regard des antagonismes qui déchirent le monde, mais en l’absence de laquelle la démocratie disparaîtrait ; et elles demeurent dans une perpétuelle dépendance de l’expression des droits rebelles à la raison d’Etat et à l’intérêt sacralisé de la Société, du Peuple et de la Nation. Qu’on ne croie donc pas que le désir de la révolution, comme avènement du communisme, le désir d’une bonne société nous fasse rompre l’attache avec les figures imaginaires qui hantent la démocratie ; il les modifie, mais il renforce fantastiquement la croyance dont elles se nourrissent ; il sert le culte de l’unité, le culte d’une identité enfin trouvée dans le singulier, et ce n’est aps par accident, mais suivant sa logique, qu’il abolit la pensée du droit. Il faut bien plutôt consentir à penser et agir dans les horizons d’un monde où s’offre la possibilité d’une déprise de l’attrait du Pouvoir et de l’UN, où la critique continuée de l’illusion et l’invention politique se font à l’épreuve d’une indétermination du social et de l’historique.
Politique des droits de l’homme, politique démocratique, deux manières de répondre à la même exigence : exploiter les ressources de liberté et de créativité auxquelles puise une expérience qui accueille les effets de la division ; résister à la tentation d’échanger le présent contre l’avenir ; faire l’effort au contraire de lire dans le présent les lignes de chance qui s’indiquent avec les défense des droits acquis et la revendication des droits nouveaux, en apprenant à les distinguer de ce qui n’est que satisfaction de l’intérêt. Et qui dirait qu’une telle politique manque d’audace, qu’il tourne les yeux vers les Soviétiques, les Polonais, les Hongrois ou les Tchèques ou vers les Chinois en révolte contre le totalitarisme : c’est eux qui nous enseignent à déchiffrer le sens de la pratique politique. »

Claude Lefort,
« Droits de l’Homme et politique », mai 1979,
L’invention démocratique,
édition Fayard, 1984, pp. 74-83