mardi 16 août 2011

Les Raisins de la Colère ou le Chemin de croix des opprimés.

Le déluge, la sécheresse, la terre fatiguée ne sont rien par rapport à ce qu’endurent les « Okies » que l’ordre capitaliste et industriel humilie.  Mais la foi, désertée ou qui abandonne les uns et les autres, est bien pire encore ! Et comment ce pire ne pourrait-il pas nous damner davantage?

C’est bien ce que Man redoute, et sa prévenance à l’égard de Tom (inquiète de le voir partir, de le savoir se confronter aux autres, d’autant plus que sa libération conditionnelle ne lui donne guère de marges de manœuvre et qu’il n’est pas plus que quiconque dans la possibilité de choisir et d’assumer ses choix, tant que ne se révèle pas à lui l’image de Casy et le sens  même de sa mission ; mais sa prévenance aussi vis-à-vis de Rose, pleine des rêves romantiques de la jeunesse, de l’idéal familial à jamais, dorénavant depuis la fuite de Connie, perdu, et qui doit se confronter à la crainte de l’enfantement mort-né) le révèle.
A cet égard, le départ de Noah, le décès du grand-père et de la grand-mère sont des non-événements. Certes, la famille est durement éprouvée et la perte des uns et des autres marque l’étiolement de ce qui faisait le lien, l’unité familiale. Mais en même temps, tout est arrivé, à leur sujet, en temps et en heure. Cela devait être et qu’il ne survienne pas n’aurait pas été naturellement possible. Si le respect dû aux morts est un devoir et l’exigence de ne pas les laisser comme indigents, une confirmation que la lignée Joad se perpétue, le départ de Noah reste un impensé, un immense refoulé de cette histoire…  N’y pense-t-on pas puisque lui seul est encore capable d’un choix que tous les autres ne veulent ni ne peuvent faire, s’éloignant de la rivière, autant que lui s’y accroche et enracine ? Si personne ne le retient, il n’y a point de haine (au contraire de Connie, dont le départ manifeste, pour ceux qui restent, l’évidente veulerie), il n’y a que silence et peut-être même bien respect. Certes, on compte celles et ceux qui sont restés sur le bord de la route, mais là, la nature a fait son œuvre, l’ordre des choses s’est réalisé et il n’y a rien qu’on ne puisse en dire.
Mais cet ordre des choses, ce déterminisme incontestable et incontesté, s’amenuise et se fragilise à mesure que l’homme, poursuivant d’autres intérêts et d’autres valeurs que ceux de sa propre humanité, exploite le monde de l’homme comme le moyen de sa puissance et de sa domination, notamment économique. Qui et où sont les nôtres ?
Le camp de Weedpatch n’est que trop providentiel pour que l’installation ne soit pas provisoire. Les tensions, dans ce havre de paix, ne viennent pas seulement de ces prophéties apocalyptiques de cette Adoratrice de Jésus, de l’absence de travail ou de la précarité laborieuse, des shérifs qui, postés à l’entrée du camp, attendent la moindre occasion d’intervenir parce qu’il y a du grabuge lors du bal… La fatigue et la faim sont bien plus fortes et tout le confort ici rencontré désarme d’autant plus le migrant qu’il se sait sur le départ, dans sa migration éternelle, celle des routes comme celle qu’il éprouve dans son corps meurtri et sans force. Ce confort, tout autant que la luxuriance et la fécondité des ces étendues arborées de Californie, n’assurent pas la sécurité du séjour et renforcent l’épreuve de la vie nue. Les enfers ne sont pas ailleurs que sur terre. C’est bien ici, d’ici, que l’homme se damne lui-même. En cela, il y a quelque chose de profondément rousseauiste : aux fanatismes des Adorateurs de Jésus ou de la nouvelle idole capitaliste et bancaire, subsiste, même fragile et ténue, cette conviction de l’harmonie absolue entre l’homme et le monde, cet homme auteur de tous les tourments des hommes, comme aussi de la générosité qui estime l'autre.

Aussi, le divorce d’avec la foi instituée n’est pas seulement le mouvement inaugural de la nouvelle ère de l’homme sans Dieu. Il est ce qui, en l’homme, le rend divin, en l’absence de toute transcendance dont il ne sait plus que faire et que l’existence matérielle rend impossible. En ce sens, le désenchantement du monde, déserté ou abandonné par la foi, réifie la divinité de/en l’homme.

Le personnage de Casy, pasteur, est ainsi une figure christique. Ses multiples références à la traversée du désert, ses interrogations et ses doutes, sa mise à mort et, à cette occasion, ses dernières paroles qui résonnent comme un « Seigneur, pardonne-leur ! Ils ne savent pas ce qu’ils font », incarnent ce chemin de croix. Grand taiseux, intimidé lorsqu’il s’agit de se lancer dans une bénédiction, c’est un personnage à la fois de la crise mystique et de la révélation christique. Certainement pas de la résilience[1] qui, pas plus qu’individuelle, ne sera communautaire. Sa mort, son assassinat, n’ouvre pas à la rédemption. Elle manifeste plus ce qui, dans cette Grande Transformation, pour reprendre Polanyi, est forclos (et doit le rester) dès lors que le principe (devenu impératif et véritable impensé de la société mercantile) de l’auto-régulation du marché concerne d’abord et surtout le travail des hommes/femmes, leurs activités comme eux-mêmes devenant marchandises. « Permettre au mécanisme du marché d'être l'unique directeur du sort des êtres humains et de leur environnement naturel aurait pour résultat la démolition de la société ». La mort de Casy est bien ce genre de démolition. Ce qui ne veut pas dire que la critique sociale n’est plus de mise, ou qu’elle ne serait pas pertinente… Cela signifie surtout combien la demande d’émancipation (comme celle de justice, etc.) peut devenir, au gré du système et des ses agents, inaudible s’il s’agit seulement d’opposer, termes à termes, un système contre un autre. Inventer une telle symétrie dans la contestation même c’est renoncer à ouvrir le champ des possibles de la lutte : elle pourrait même créer de nouvelles sources d’exclusion. Vouée à l’échec, irrémédiablement, la révolte idéalisée, la révolte comme programme de reconstruction, romancée comme lutte, n’est pas de ces mouvements qui peuvent suffisamment marquer le monde de leur empreinte. il y aura toujours suffisamment de forces et d’ordre établi pour la disqualifier.

Pas plus que Man, je ne crois donc dans le destin « politique » de Tom. Il ne s’y trompe pas. Il a certes été « touché » par la révélation de Casy et s’il veut s’y consacrer, s’il veut œuvrer à ce retournement du monde opéré par l’homme, redevenu humain (à savoir sans l’épreuve de la faim et de la fatigue), il s’y perdra tout autant…mais sans en perdre pour autant son âme, ou l’âme du monde. Cela redonne vie comme un sourire maternel/maternant, mais ne (re)construit pas de vie, car les luttes perdureront autant que l’épreuve de la faim.  

« Lentement, elle [Rose de Saron] gagna le coin de la grange et se tint plantée devant l’étranger, considérant la face ravagée, les grands yeux angoissés. Et lentement elle s’étandit près de lui. il secoua faiblement la tête. Rose de Saron écarta un coin du châle, découvrant un sein.
-         -  Si, il le faut, dit-elle.
Elle se pressa contre lui et attira sa tête vers elle.
-        -   Là ! Là.
Sa main glissa derrière la tête et le soutint. Ses doigts caressaient doucement les cheveux de l’homme. Elle leva les yeux, puis les baissa et regarda autour d’elle, dans l’ombre de la grange. Alors ses lèvres se rejoignirent dans un mystérieux sourire. »


[1] Dans un article paru dans Le Monde Diplomatique, Serge Tisseron, psychanlayste, développe une critique de la résilience, et notamment : « La « résilience » est inséparable de la conception d’un « Moi autonome » développée par la psychologie américaine, et qui n’est autre qu’une instance favorisant la réussite des « plus aptes ». La « résilience » est de ce point de vue un concept qui évoque plus la « lutte pour la vie » chère à Darwin que la distinction morale. Et c’est bien là que la confusion menace.Car, derrière ce mot, le mythe de la Rédemption n’est pas loin, le « résilient » étant censé avoir dépassé la part sombre de ses souffrances pour n’en garder que la part glorieuse et lumineuse. On entend de plus en plus de gens parler de leur « résilience » comme si c’était une qualité à porter à leur crédit, voire quelque chose qui pourrait nourrir l’estime d’eux-mêmes. Mais, à les écouter, on se prendrait parfois volontiers à plaindre leur entourage... J’ai connu quelqu’un qui avait grandi dans une famille où existait un secret grave. Il en avait d’abord beaucoup souffert, mais avait finalement réussi une promotion fort rapide. Il se disait fier d’être capable de dissimuler avec beaucoup d’habileté le fonctionnement réel de son entreprise aux syndicats, et d’arriver, pour cette raison, à manipuler efficacement ses « employés » - qui étaient symboliquement ses enfants. Cet homme, avec la découverte du mot résilience, avait appris à décrire son parcours d’une manière qui le gratifiait. Réchappé du camp des humiliés et des perdants, où il avait failli basculer, il ne s’était pas laissé « écraser » par ses traumatismes d’enfant, il avait sécrété sa perle. Soit. Mais nous sommes ici du côté de valeurs qui n’ont rien à voir avec la psychologie et tout avec l’adaptation sociale qui fait, aux Etats-Unis, de la réussite l’équivalent de la vertu. »

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