Si le besoin se marque par le manque, ce manque est lui-même une épreuve : quelque chose qu’il me faut surmonter (un danger, quelque chose de pénible) mais avec toute la difficulté que cela suppose. L’épreuve suppose effort, comme elle renvoie à quelque chose que je produis comme réaction à cette difficulté.
Ce qui est en jeu dans les trois textes, d’Epicure à Marx et Ricoeur, c’est effectivement le sens de l’épreuve. Faire l’expérience du besoin et de ce manque, c’est faire l’expérience de Soi confronté à quelque chose, qui, d’une manière ou d’une autre, peut remettre en cause les conditions mêmes de mon existence, en tout cas de l’affirmation de soi.
C’est ce que nous indique Marx, quand il évoque cette relativité du besoin. D’origine sociale, le besoin trouve sa justification dans la confrontation de Soi avec les Autres. En effet, autant dans le cas de la maison et du palais, que dans le cadre du salaire, la revendication sociale, l’expression du besoin se renforce, comme elle se nourrit, par cette relativité. Au point que, soulignera Marx, ce n’est pas dans l’objet de la satisfaction que se comble ce manque/besoin. Mais ce que décrit Marx, c’est aussi cette épreuve dans une situation sociale foncièrement inégale/inégalitaire. A cet égard, il nous rappelle la leçon de Jean-Jacques Rousseau qui, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) rend compte de cette origine de l’inégalité sociale par la propriété privée : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. [Et se désolant de l’histoire humaine, Rousseau poursuit, argument par l’absurde] Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misère et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. » (le fait même de l’histoire humaine, c’est que cet homme vigilant qui aurait pu nous avertir, soit n’a pas existé, soit ne s’est pas fait entendre, puisque c’est tout de même sur cette base, ce socle de la propriété privée que se sont construites les sociétés… Il y eût tout de même des individus qui, malgré tout, surent se montrer aussi vigilants que déterminés dans la lutte contre ces inégalités : Gandhi, que cite Ricoeur, peut être considéré de ceux-là).
Cette situation sociale appelle une logique de la surenchère. C’est tout le sens et le rôle de l’exemple de la maison et du palais. Logique de la surenchère vécue individuellement : « tandis que la civilisation progresse, ses habitants se sentiront toujours plus mal à l’aise, plus insatisfaits, plus à l’étroit entre leurs quatre murs, car elle [la maison] restera toujours petite si, le palais voisin grandit dans les mêmes proportions ou dans des proportions plus grandes. » Comme si le malaise dans la société s’exprimait à travers cette mise en concurrence des uns et des autres. Et c’est par cette concurrence que s’explique aussi la relativité des besoins.
Mais ce que nous signale Marx, c’est l’absence de pouvoir régulateur, au contraire de ce que préconisent Epicure et Ricoeur, quand il souligne que « l’homme est homme par son pouvoir d’affronter ses besoins et parfois de les sacrifier », c’est-à-dire de les « repousser comme raison d’agir ». Repousser ses besoins, c’est-à-dire aussi reporter à plus tard leur satisfaction, se détourner de leur but et viser autre chose qui dépasse l’instantanéité de la satisfaction du besoin, c’est décider et choisir. Ricoeur évoque deux types d’exemple : Gandhi, ou la grandeur morale qui, malgré la faim, choisit la grève de la faim, de gérer ce manque vital et de se détourner totalement et de façon déterminée de ce qui le comblerait parce qu’il a autre chose que vivre même, c’est-à-dire la satisfaction immédiate du besoin. Il s’agit de faire « fléchir l’adversaire ». C’est donc avant tout un acte politique, d’objection radicale et de prise de position forte, notamment le 13 janvier 1948, quand, à 78 ans, Il lance son dernier jeûne à Delhi, demandant que toute violence communautaire cesse définitivement, que le Pakistan et l'Inde garantissent l'égalité dans la sécurité et les droits pour les pratiquants de toutes les religions, et que le paiement de 550 millions de roupies soit fait au Pakistan. « La mort serait une glorieuse délivrance pour moi plutôt que d'être le témoin impuissant de la destruction de l'Inde, de l'Hindouisme, du Sikhisme et de l'Islam.» (Gandhi).
Mais c’est aussi ce que souligne Epicure. Travaillé par nos besoins, il s’agit de définir une règle de mesure nous permettant d’atteindre une sérénité, absence de troubles. Or, pour la définir, il faut travailler à la définition de la nature humaine et celle-ci se comprend par ce qui épouse notre nature, à savoir « le bonheur est le commencement et la fin de la vie heureuse ». Il y a en tout homme quelque chose de constant qui est de fuir la souffrance, la douleur et l’angoisse. Mais, souvent, la poursuite de nos plaisirs et désirs les plus capricieux nous causent plus de mal que de bien. Pourvoir réserver à l’action ce qui nous est nécessaire pour cette vie heureuse, telle est la leçon de sagesse morale que nous enseigne Epicure. Travailler nos besoins (« une vision claire de ces différents désirs permet à chaque fois de choisir ou de refuser ou de refuser quelque chose, en fonction de ce qu’il contribue ou non à la santé du corps et à la sérénité de l’âme »), se déterminer pour ce qui nous est moralement autant que vitalement nécessaire et se détourner de ce qui ne serait que caprice, se décider pour tel parti : c’est en somme, par cette distinction entre nos besoins, vrais ou faux, nos tendances, conquérir ce qui nous rend libres.
Comment distinguer les vrais des faux besoins, c’est en somme ne pas nous abandonner aux mouvements impulsifs et de surenchère et nous assurer, par ce pouvoir régulateur du choix, de la volonté, notre liberté, autonomie.
Qu’il soit considéré, par rapport à son origine et sa naissance, comme la manifestation d’un manque, ou, qu’il soit considéré, par rapport à sa fin et à son résultat, comme une jouissance, qu’est-ce que je désire quand je désire ?
Certes, on peut désirer la nourriture, quand s’éprouve la faim. Je l’éprouve et la satisfait par la consommation d’aliments et ainsi, je réalise une fonction quasi physiologique. Mon organisme, rassasié, ne me fera plus souffrir. Mais, à l’exemple de Gandhi, dans son jeûne de protestation qui vise autre chose que la satisfaction matérielle et nourricière, l’épreuve de la faim, réalise une autre fonction, plus politique et moins matérielle, au prix de souffrances physiques que l’on pourrait vouloir s’épargner. Et parce qu’il décide de mener cette épreuve de la faim, ne peut-on pas souligner combien ce qui fait la force du désir est autre chose qu’une satisfaction immédiate et matérielle ? En somme, poser la question du désir ne revient-il pas à demander ce qui fait la dynamique et l’énergie propre du désir ?
Platon, quand il évoque l’Amour, l’évoque ainsi alors qu’il souligne qu’Amour n’est pas dans les illusions que nous exprimons à son sujet. « Il s’en manque beaucoup qu’il soit délicat aussi bien que beau, tel que se le figure le vulgaire », nous avertit-il. Son image idyllique reste éloignée de sa réalité (« il est toujours pauvre, […], rude, malpropre, va-nu-pieds, sans gîte, couchant toujours par terre et sur la dure ; […] il partage à jamais la vie de l’indigence »). Mais s’il n’est pas dans l’opulence, il n’est pas non plus dans le dénuement. Il est tout entier dans la contradiction. Pourtant, il est ouverture au savoir. Et Platon de rappeler l’origine de la philosophie qui est amour de la sagesse, intermédiaire entre Savoir et Ignorance. Mais un certain amour car, juste avant de conclure dans cet extrait, il rappelle aussi combien les ignorants, qui n’ont que leur ignorance pour se définir et se caractériser, s’en contentent. Au contraire d’amour qui, parce qu’il se sait ignorant, cherche à savoir. « Celui qui ne pense pas être dépourvu n’a donc pas le désir de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’être pourvu ». Comme si donc, parce qu’il n’est pas dans l’opulence (le Savoir), il n’est pas non plus dans le dénuement (l’Ignorance), puisqu’il affiche une volonté de savoir. Autrement dit, il n’y a de philosophie, de cet amour particulier du Beau, que parce qu’il y a désir, c'est-à-dire prise contradictoire de conscience de ce qui n’est pas. Il n’y a donc de philosophie que parce qu’il y a manque de philosophie, d’amour, que parce qu’il y a manque d’amour. Comme si donc le désir s’entretenait de lui-même à désirer.
Il ne s’agit pas donc de savoir quoi désirer que de simplement pouvoir désirer. C’est le sens de l’avertissement de Rousseau : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! ». Ce que Schopenhauer pourrait reprendre, mais à titre de critique d’une vie qui se consacrerait aux désirs : « le but atteint n’est jamais que le point de départ d’une carrière nouvelle et cela à l’infini ». C’est tout à fait cette logique de la surenchère qu’évoquait Marx : le drame de la condition humaine c’est que nous n’en avons jamais fini de désirer et donc d’être dans la perpétuelle insatisfaction. Ou encore, toujours sous la plume de Schopenhauer, dans une condamnable inconstance : « il en est aussi de même des efforts et des désirs de l’homme ; leur accomplissement, but suprême de la volonté miroite devant nous ; mais dès qu’ils sont atteints, ils en sont plus les mêmes ; on les oublie, ils deviennent des vieilleries,et, qu’on se le cache ou non, on finit toujours par les mettre de côté, comme des illusions disparues ». A la positivité du désir qu’énonce Rousseau, nous avons là une théorie de la souffrance que nous cause le désir. Est-ce pour autant renoncer au désir ? Car de même que dans un monde d’ignorance, le vulgaire qu’évoque Platon qui se satisfait amplement de sa situation d’ignorant, il existe, même isolée, rejetée, une possibilité de savoir (ce n’est pas parce que tous rejettent la philosophie, et qu’il faut faire preuve de courage pour philosopher, que la philosophie est impossible ou impensable, même par quelques uns d’entre nous), de même, malgré la souffrance de l’insatisfaction que provoque le désir, il y a à désirer (il y a encore la possibilité de désirer).
Lorsque Spinoza définit l’Appétit (ce qui est voulu autant que réalisé matériellement –c’est ainsi qu’on peut comprendre ce qui a rapport à l’âme et au corps), comme le propre de l’homme, il rappelle combien la dynamique propre du désir ne se caractérise pas par un objet extérieur vers lequel nous tendrions pour en obtenir satisfaction (immédiate et/ou momentanée), comme si nous jugions « que cette chose est bonne ». Ce qui fait la dynamique même du désir, c’est que « nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, que nous la voulons, que nous en avons l’appétit et le désir ». En somme, il nous invite à reconsidérer l’objet du désir qui se réalise dans le désir lui-même, l’objet extérieur de ma satisfaction n’est qu’un faux prétexte. Ce serait se tromper que de focaliser toute l’énergie de la volonté, éclairée par le jugement, sur autre chose que sur elle-même.
Pascal nous en donne la raison, alors même qu’aucun indice matériel, qu’aucune présence ne peut servir de garantie au désir et à sa foi. Même s’il nous en coûte beaucoup : « ce qui fait que les uns vont à al guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues ; la volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre ». Autrement dit, peu importe l’objet extérieur, qu’il s’agisse du Bien ou du Mal : l’homme qui désire, désire son désir avant toute chose. La force de la foi en Dieu, comme celle du désir le plus quotidien est dans la création même de ce désir et de cette foi, non dans la possession de l’objet désiré si tant est qu’il existe. Mais en désirant son désir lui-même, l’homme peut à la fois se perdre comme se grandir parce que s’ouvrir. Ainsi que souligne Lévinas, l’Autre est irréductiblement Altérité, contrairement à la « fausse idée romantique » qui fait de « l’idée d’un amour […] une confusion entre deux êtres ». La relation amoureuse se fait alors transcendance, volonté de dépassement de soi et créativité. L’homme qui désire se crée en désirant.
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