« Les trois fameuses questions actuellement posées aux psychiatres qui viennent témoigner devant les tribunaux : « l’individu est-il dangereux ? L’inculpé est-il accessible à la peine ? L’inculpé est-il curable ? » - j’avais essayé de vous montrer à propos de ces questions, combien elles avaient peu de sens par rapport à l’édifice juridique du Code pénal tel qu’il fonctionne encore actuellement. Questions sans signification par rapport au droit, questions sans signification non plus par rapport à une psychiatrie qui serait effectivement centrée sur la maladie ; mais question qui ont un sens tout à fait précis à partir du moment où elles sont posées à une psychiatrie qui fonctionne essentiellement comme défense sociale ou, pour reprendre les termes du XIXe siècle, qui fonctionne comme « chasse aux dégénérés ». Le dégénéré, c’est celui qui est porteur de danger. Le dégénéré, c’est celui qui, quoi qu’on fasse, est inaccessible à la peine. Le dégénéré, c’est celui qui, en tout état de cause, sera incurable. Ces trois questions, médicalement sans signification, pathologiquement sans signification, juridiquement sans signification, ont au contraire une signification très précise dans une médecine de l’anormal, qui n’est pas une médecine du pathologique et de la maladie »[1]. Mais « la psychiatrie [qui, au XIXe siècle] ne cherche plus ou ne cherche plus essentiellement à guérir […] peut proposer (et c’est effectivement ce qui se produit à cette époque) de fonctionner simplement comme protection de la société contre les dangers définitifs dont elle peut être la victime de la part de gens qui sont dans un état anormal. A partir de cette médicalisation de l’anormal, à partir de cette impasse sur le maladif et donc sur le thérapeutique, la psychiatrie va pouvoir se donner une fonction qui sera simplement une fonction de protection et d’ordre. Elle se donne un rôle de défense sociale généralisée et, par la notion d’hérédité, elle se donne en même temps un droit d’ingérence dans la sexualité familiale. Elle devient la science de la protection scientifique de la société, elle devient la science de la protection biologique de l’espèce. C’est à ce point que je voudrais m’arrêter, en ce point où la psychiatrie, devenant science et gestion des anomalies individuelles, prend ce qui a été pour l’époque son maximum de pouvoir. Elle a pu effectivement (et c’est ce qu’elle a fait à la fin du XIXe siècle) prétendre se substituer à la justice elle-même ; non seulement à la justice, mais à l’hygiène ; non seulement à l’hygiène, mais finalement à la plupart des manipulations et contrôles de la société, pour être l’instance générale de la défense de la société contre les dangers qui la minent de l’intérieur. »[2]
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[1] Cours du 19/03/1975, éditions Gallimard/Le Seuil, collection « Hautes Etudes », p.300
[2] ibidem, p. 298-299.
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