dimanche 2 mars 2008

La société des victimes De Guillaume Erner, éditions de la Découverte, 2006.

Lecture stimulante que celle de cet essai, qui fait place autant à l’analyse sociologique, médiatique que philosophique, sur le vivre ensemble que dénature la compassion, érigée en principe politique et en valeur collective. Car, il ne s’agit pas de reprocher, au plan individuel, le mouvement compassionnel pour autrui. Il est surtout question de voir comment la compassion, installée dans les mœurs sociales autant que dans les pratiques scientifiques et dans le discours de nos élites pensantes, est devenue instrument dans la conquête du pouvoir et dans la direction des affaires publiques, et s’avère dangereuse car outrancièrement clivante. Ceux qui ont du cœur, en se plaçant du côté des victimes, et ceux qui n’en ont pas, en se plaçant du côté de la pensée, des principes et de la raison… que dans leur frénésie déraisonnable, les premiers dénoncent en accusant les seconds soit de vivre hors du monde, soit, comme on l’a entendu récemment par certains responsables politiques de l’UMP, au sujet de l’opposition aux projets de loi sur le thème de la sécurité et de la lutte contre l’insécurité, d’être du côté des bourreaux et des délinquants.

« La compassion n’est pas à sa place dans le champ politique. Certes, dans nos existences personnelles, c’est une marque d’humanité précieuse. En revanche, comme principe de gouvernement, elle est superflue et même nuisible. Quantité de sentiments indispensables à nos existences deviennent dangereux dès qu’ils entrent dans la sphère étatique ; l’amour ou la fidélité ont été vénérés par des régimes totalitaires. Un individu qui ne compatirait pas serait probablement un monstre ; un gouvernement compassionnel est, au mieux, une imposture. Plus encore : l’obsession des victimes contredit à la fois une valeur essentielle de la République – la Justice – ainsi que le principe sur lequel elle repose – la Raison. Certains pourraient être tentés de croire qu’une forme de gouvernement, forgée, il y a deux siècles, a fiat son temps. Dans ces conditions, que les partisans de la compassion déclarent publiquement leur volonté de changer de régime. Mais qui a véritablement envie de vivre sous le règne des émotions et des exceptions ? » (p.212)

Car si le mouvement ostensiblement compassionnel nous rattache à la souffrance de la victime, ainsi qu’à la victimisation des souffrances, elle nous éloigne aussi de ce qui fait le moteur du vivre ensemble, la solidarité. Et puis, c’est à peu de frais que le responsable politique joue de ce registre. La compassion s’oppose ainsi à ce qu’on est en droit d’attendre, à savoir rendre possible, au gré des circonstances, événements et problématiques nouvelles, ce vivre ensemble à partir des principes et valeurs qui le définissent. « L’empathie du politique témoigne non plus de sa capacité à résoudre une question, mais de son aptitude à communier avec le peuple, à abandonner esprit de système et calcul partisan au profit de l’expression de son humanité. Celle-ci devant servir de preuve, aux yeux des citoyens, que c’est bien un semblable qui les gouverne. Tandis que l’on prête des arrière-pensées à de nombreux actes politiques, l’acte de compassion est réputé sincère puisqu’il vient du cœur. » (151) Mais cela suppose responsabilité… en tout cas, la non confusion des genres entre responsabilité et pitié. Celle-ci est bien mauvaise conseillère quand il s’agit d’exercer un travail critique de l’action politique (aussi bien dans le sens de la contestation que dans celui de l’étude et la réflexion des conditions de possibilité de cette action, des ses règles et de ses conséquences). Et à être constamment mise en scène, relayée et/ou orchestrée par les médias, elle provoque, chez le spectateur de la douleur des victimes, « une réaction où la tristesse résignée le dispute à l’aquoibonisme. A force de vouloir vendre la famine, la guerre et la maladie, nous avons créé une situation de compassion fatigue, de lassitude compassionnelle […]. Si le spectacle du malheur débouche sur de la résignation et non sur une prise de conscience politique, c’est qu’il donne à voir une douleur dénuée de sens. » (p.82)

Déjouer le consensus compassionnel : c’est par là que nous retrouverons le sens de l’Universel.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Je n'ai pas lu cet ouvrage mais le commentaire m'incite à y rémédier. Comment, effectivement, la compassion peut-elle entrer dans le champ politique ? Comment un dirigeant peut-il proposer des pistes de réflexion ou des projets d'actions s'il est collé à une certaine réalité, passée ou présente ? Où serait la mise à distance qui permet toute latéralité et objectivité pour un discernement approprié, pour éviter toute confusion ? Où se situerait ce recul si nécessaire pour toute prise de décision ? C'est bien pour cela que le souci du bien commun, valeur politique si noble, ne peut faire fi de la solidarité, qui se trouve alors à un tout autre niveau. Celle-ci va de paire avec des propositions structurantes, éducatives (autrement plus larges que celles concernant le domaine scolaire), édifiantes pour l'individu comme pour la société. Elle évite l'assistanat.
Merci à Pigiconi d'être réactif sur ce type de sujet.