dimanche 30 mars 2008

Le théâtre, le point de vue.





L’un des exercices que je fais faire souvent, lors de l’apprentissage d’un texte, après une représentation théâtrale à laquelle nous avons assisté, c’est de demander aux élèves de restituer l’intrigue en adoptant un point de vue particulier, et qui ne serait pas celui du spectateur. Point de vue du comédien sur son personnage, du metteur en scène sur un comédien à propos de son personnage, d’un personnage (et pas seulement le principal) sur l’ensemble de la pièce ou sur un des autres personnage. Le Theatron est, depuis son origine la plus ancienne, le lieu d’où l’on voit.
De là, une multiplicité de points de vue.

Soit la définition suivante :
« Le théâtre est d’abord un spectacle, une performance éphémère, la prestation de comédiens devant des spectateurs qui regardent, un travail corporel, un exercice vocal et gestuel adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et dans un décor particulier. En cela, il n’est pas nécessairement lié à un texte préalablement écrit, et ne donne pas nécessairement lieu à la publication d’un écrit. Parce que spectacle, parce que concret, matériel, et parce que oral, adressé en réunion, c’est une activité collective. Etre au spectacle, c’est donc être avec d’autres à un moment particulier, se regrouper dans un lieu précis sous le motif de participer à un événement. »[1].

Participer à un événement.


Entre l’événement historique, dont la portée, la valeur ne se découvre qu’a posteriori, une fois l’événement passé, et l’événement théâtral qui repose sur la volonté consciente de ses acteurs (comédiens comme spectateurs), la différence est certainement dans ce motif évoqué ci-dessus.
Motif, parce que comme en peinture, il y a un sujet, un prétexte de départ et que l’ensemble, le tout s’organise à partir de lui.
Motif, parce que comme en chacune de nos actions, nous ne sommes jamais vraiment sans, dussions-nous ne pas les reconnaître. Mais motif aussi, parce que c’est là le difficile exercice de notre liberté créatrice pour chacun d’entre nous.

Motif, parce que au théâtre, et peut-être plus qu’ailleurs, nos choix et nos jugements (autant de valeur que de signification) ne sont jamais anodins, immotivés. Ils sont l’œuvre de ces points de vue.

Motif de l’auteur.

Qu’il soit rituel et d’incantation, satirique et de revendication, ou bien, simplement suspendu au jugement du spectateur, le point de vue de l’auteur est la fable qui en fait l’intrigue (cours chronologique des événements).

Si l’on reprend le vocabulaire aristotélicien, la fable est avant tout cet assemblage de faits et d’actions, qui eux-mêmes sont « imitation » des faits et gestes des hommes réels, historiques. La tragédie, selon Aristote, poursuit non pas l’être (du bonheur, du malheur, du beau ou du laid), mais les actions, parce que ce sont « dans les actions que les hommes réussissent ou échouent »[2]. Ainsi, définissant la tragédie, il évoque ses parties, ou éléments constitutifs : « ce sont la fable, les caractères, l’expression, la pensée, le spectacle et la composition du chant »[3]. L’ordre n’est pas anodin et reste impératif. « La fable est donc le principe et comme l’âme de la tragédie ; les caractères viennent en second.[…] La tragédie est une imitation d’action et c’est surtout en fonction de l’action qu’elle imite des hommes agissant. La pensée vient en troisième. C’est la capacité à dire ce qu’implique la situation et ce qui convient.[…] Le caractère c’est ce qui montre un choix, c’est-à-dire – dans le cas où les choses ne sont pas évidentes – le parti que l’on a choisi ou évité (c’est pourquoi il n’y a pas de caractère dans les discours qui ne comprennent aucune indication de ce que choisit ou évite celui qui parle). La pensée réside dans le discours où l’on essaie de démontrer qu’une chose est ou n’est pas, ou bien lorsqu’on énonce une généralité. »[4]
Sous cet angle aristotélicien, Woyzeck est une tragédie sociale (le retentissant « Nous, les pauvres » , en permanence humilié, exploité par ses supérieurs, réduit à vendre son corps au docteur qui se sert de lui comme d’un cobaye (il le fait uriner, absorber des pois ou à répéter mécaniquement« Oui mon capitaine », politique (puisqu’il est au prise aux différents pouvoirs qui s’exercent – pouvoir militaire et hiérarchique, pouvoir religieux, pouvoir scientifique), tragédie de la jalousie (la trahison de Marie fait perdre à Woyzeck le seul repère stable qu’il avait encore : surgit l’effroi devant la femme infidèle (« oh ! ça devrait se voir » répète-t-il compulsivement), tragédie métaphysique (Cet homme ordinaire (« Nous, les gens ordinaires » répète-t-il) que Büchner nous montre dans des activités quotidiennes est un penseur. Woyzeck est une pensée fébrile, qui va , sans cadre et sans limites à travers le monde « comme un rasoir ouvert » une pensée « jamais en repos » (« j’ai pas de repos » ne cesse-t-il de répéter.,) une pensée à fleur de peau, du doute), tragédie du langage (Woyzeck aimerait pouvoir déchiffrer le sens profond des signes qu’il croit percevoir à la surface des choses mais il n’a pas les mots pour le dire.
Il est très bouleversant de voir Woyzeck en lutte constante avec le Verbe, toujours à se débattre contre les mots qu’il ne trouve pas « Vous voyez, monsieur le Docteur, parfois on a une sorte de caractère, une sorte de structure. Mais avec la nature, c’est autre chose, vous voyez avec la nature c’est quelque chose, comment dire »).

C’est tout cela à la fois et aussi cette absence de prise de position sur le crime. Tout est ouvert. Ça n’est pas son rôle, comme le docteur Clarus, de se prononcer à charge (ou à décharge) contre Woyzeck. Qu’on en juge par cette lettre qu’il écrit à sa famille, en 1835 : « L’écrivain n’est pas un professeur de morale, il invente et crée des personnages, il fait revivre des époques passées, et qu’ensuite les gens apprennent là-dedans, aussi bien que dans l’étude de l’histoire ou dans l’observation de ce qui se passe autour d’eux dans la vie humaine. Si on allait par là [professeur de morale], on n’aurait pas le droit d’étudier l’histoire, parce qu’ on y raconte un très grand nombre de choses immorales, il faudrait traverser la rue les yeux bandés, parce qu’on pourrait voir les choses inconvenantes, et il faudrait crier haro sur un Dieu qui a créé un monde où se produisent tant de dévergondages. Si du reste on voulait encore me dire que l’écrivain ne doit pas montrer le monde tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être, je réponds que je n’entends pas faire les choses mieux que le Bon Dieu, qui certainement a fait le monde tel comme il doit être. Pour ce qui concerne encore les écrivains prétendument idéalistes, je trouve qu’ils ont donné presque uniquement des marionnettes avec des nez bleu ciel et un pathétique affecté, mais non des êtres de chair et de sang dont je puisse éprouver la souffrance et la joie, dont les faits et gestes m’inspirent horreur ou admiration. »

Par là, on interroge la genèse du texte.
« Büchner recrée l’histoire de Woyzeck à partir d’une mémoire qu’il s’est constituée en l’alimentant de nombreux documents. On sait que, jeune docteur et fils de docteur, il a découvert dans la bibliothèque de son père les pièces du « Dossier Woyzeck » ; l’histoire de cet homme qui, par jalousie, avait tué sa maîtresse et dont les experts avaient discuté la responsabilité. Folie ou pas ? Le Docteur Clarus avait enquêté ; ses conclusions étaient controversées. On en était au premier moment d’un débat sur l’aliénation mentale auquel notre siècle donnerait toute son ampleur. Büchner se passionne pour ce cas et, dans les six derniers mois de sa courte existence, il ne va pas cesser de porter avec lui cette histoire, de la retourner, d’essayer de la dire ou de lui faire dire tout ce que, dans son imaginaire à lui, elle a attiré comme un aimant puissant. Trop de choses sans doute, trop sensibles ou trop profondes pour que cela s’ordonne et s’achève. Restent plusieurs manuscrits, des états d’un texte qui ne connaîtra jamais d’édition ne varietur. Büchner avait trouvé matière a enflammé à la fois sa mémoire et son imagination »[5].

Une fable à écrire.


Woyzeck :pièce inachevée. Le typhus emporte Büchner. Il nous reste la version que Marthe Robert publie aux éditions de l’Arche en 1953. Viennent ensuite les fragments et ébauches du texte.
L’idée principale de l’année était de travailler autour du texte. Cette exigence, nous l’avions rencontrée l’an passé, dans le travail sur Baal. Poétique, chaque morceau du texte pouvait se prendre comme un fragment et que tout restait encore à écrire. Même inachèvement aussi de l’ensemble. Même destin Baal/Woyzeck. L’état fragmentaire d’un texte nous invite à réinscrire la fable dans une temporalité, dans un passage. A reconstituer le fil.
Et c’est aussi là que nous nous retrouvons confronté à la singularité du texte dramatique. L’exposition, tout d’abord. Je me rappelle que l’une des premières réactions des élèves fut justement l’absence de cette scène d’exposition. Et très vite, les questions : que signifie « exposer » ? pour qui/ pour quoi y-a-t’il exposition ? comment les scènes s’enchaînent-elles ? quelle fin ?
Le principe du travail a été de définir une trame (en anglais, on dirait the story, les événements de la pièce selon leur suite temporelle), à partir de la fable que raconte Woyzeck. Et de cette trame, « injecter » du texte. Ceux qui existent dans la version de Marthe Robert, ceux des fragments, ceux des élèves. Et petit à petit, se dégagent les personnages.

Un peu comme Baal, le personnage éponyme de Büchner n’est pas le héros de la pièce. Pourtant, comme Baal, Woyzeck ne subsiste que par ce tragique destin qui l’amène au meurtre. Tout comme Baal (la pièce), c’est « une sorte de regard angoissé sur la réalité, parce qu’on ne peut l’appréhender que de façon partielle. On ne voit pas la réalité, on voit de la réalité, on voit des choses, on voit des situations, on voit des hommes. D’où l’insistance de ce regard angoissé qui refuse la vision globale, ou la prise de distance. Celle-ci ne naît qu’ensuite, de l’angoisse même du détail. Ça c’est Büchner ».[6]

mars 2006





[1] C. Biet et C. Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Folio, 2006, p.7.

[2] Aristote, La Poétique, I,6

[3] ibidem

[4] ibidem

[5] Daniel Benoin, « Une permanente relecture », Théâtre/Public 98, Théâtre de Gennevilliers, Mars-Avril 1991, p.13.

[6] Heiner Muller, « Le refus d’une vision globale », entretien avec Olivier Ortolani, Théâtre/Public 98, Théâtre de Gennevilliers, Mars-Avril 1991,, p.70

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