vendredi 4 avril 2008

Hedda Gabler, la fureur de vivre chez les petits bourgeois/bobos.


Hedda Gabler, dans une mise en scène de Thomas Ostermeier.


Si Hedda Gabler a quelque chose de Emma Bovary ? La vie qui lui est promise est d’un mortel ennui. Mais alors qu’Emma croit en réchapper, Hedda ne peut plus guère avoir d’illusion. Dès le départ. L’héritage des armes à feu de son père est là pour en témoigner.

D’autres indices encore. L’univers ordonné, transparent à outrance. Un ordre délibérément entretenu par une tante ridicule, qui arbore ostensiblement une visière signée « Paris Hilton », qui soigne, range et ré-arrange les fleurs. Cet univers-là est prison.

Prison d’archives qui n’intéressent guère que son mari, l’ambitieux Tesman, petit rat de bibliothèque, incapable d’avoir une vision d’avenir, au contraire de son concurrent Loevborg, qui a commis un ouvrage sur l’avenir de la culture. Tout comme il est incapable d’avoir du style et de faire œuvre de génie. Il collecte, accumule… et l’essentiel le dépasse : comme il pâlit de jalousie à la lecture du nouveau livre. Même quand il s’en approche : le coup de feu qui tuera Hedda ne sera plus qu’un sujet de plaisanterie, tout affairé qu’il est à réunir et sauver les notes de bas de page du manuscrit perdu. Frôlant le cadavre de Hedda, il ne s’en apercevra même pas.

Loevborg, l’alcoolique, le bohême… cet amour de jeunesse de Hedda, qui malgré son audace intellectuelle, se noie dans l’ivresse de la boisson et des bordels. Son œuvre –autant ce qu’il aurait pu vivre avec Hedda que son travail de pensée - , il la dilapide et Théa, qui lui offre un moment de rédemption, ne suffit pas à le « ranger » de ses déboires. Et lui-même reconnaît son crime : son manuscrit, qu’il dit à Théa avoir envoyé au fond du fleuve, est l’enfant que, père indigne, il a perdu. Mais c’est aussi reconnaître que seule Hedda était la pièce maîtresse de son œuvre à venir et à jamais interdite.

Le conseiller Brack, gougeât malgré les apparence de la notabilité et de la bourgeoisie. La tentative de viol sur Hedda, après que celle-ci ne se rende compte qu’il ne peut être le complice de sa vie d’emblée défaite. Sa proposition de relation triangulaire. Brack est moins attiré par hedda que motivé par la possibilité d’une griserie, une gâterie que la société bourgeoise-bobo, libertine, sait imaginer et se donner. Avec Brack, on vire très vite au vaudeville, aux portes de placard qui claquent.

Dernier indice : Hedda n’est la femme de personne. Elle reste Gabler et ne deviendra jamais Tesman. Hedda s’ennuie, mais Gabler est libre, jusque dans sa mort.

Mais Hedda Gabler n’est pas la machiavélique Emma Bovary. L’héroïne de Flaubert tente de jouer d’égalé à égal. Elle élabore sa stratégie de prise de pouvoir et s’y brûle les ailes. Hedda, quant à elle, se sait inscrite dans un univers où tout renversement de l’ordre, toute révolution est impossible. L’annonce d sa grossesse n’est pas celle du désir d’enfant mais réitère l’ordre établi. Il y a quelque chose de la Fureur de Vivre dans ce personnage. Référence que les différentes projections vidéo consacrent (Hedda au volant de la voiture, de frayant un chemin dans les buissons, et Loevborg, imbibé d’alcool). Et quelque chose de Marylin Monroe…

Elle a le côté chipie, elle sort se griffes, mais elle se sait irrémédiablement attachée à son propre destin. Au théâtre, comme dans la vie, la mort est d’ennui. Telle est l’oeuvre de Hedda. Et cela, la mise en scène de thomas Ostermeier permet de l'assumer.

Entretien Thomas Ostermeier Les illusions bourgeoises

Pourquoi Hedda Gabler a-t-elle a épousé Tesman, historien terne et besogneux ? Que cherche-t-elle avec Lövborg, son amour d’antan, brillant esprit autrefois débauché mais qui a retrouvé le chemin du succès ? D’où vient ce vertige de destruction qui l’habite et la pousse jusqu’au suicide ? Sans doute ses rêves drapés de satin doré se sont-ils abîmés contre la réalité dégrisée de l?existence? Après Nora, Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne, revient à Ibsen avec Hedda Gabler. Il dissèque à vif ce drame écrit en 1890 pour faire entendre l’angoisse de la déchéance sociale qui hante la société d’aujourd’hui.

La décision de mettre en scène un texte du répertoire a toujours été liée chez vous au lien que vous pouvez établir avec notre époque. Qu’en est-il pour Hedda Gabler ?

Cette pièce évoque pour moi le dilemme entre carrière et famille auquel les femmes sont souvent confrontées, surtout en Allemagne. Beaucoup choisissent d’épouser un homme friqué et de rester à la maison, aspirant au bien-être et à la quiétude illusoire d?une position économique confortable. Hedda Gabler, éprise d’un idéal de beauté et de grandeur, espérait une vie agréable et pensait trouver dans le mariage les moyens de ses ambitions. Elle se retrouve coincée dans une existence étriquée qui l’ennuie mortellement. Pourtant, au moment où elle s’engage dans cette voie, elle pressent - voilà son drame – l’erreur, le leurre, le gâchis, mais elle n’a pas le courage de quitter cette route. Elle cherche alors à prendre le pouvoir, à coups d’intrigues, de jeux troubles de séduction et de manipulation. Par son obsession destructrice, exacerbée par la désillusion et le désoeuvrement, elle brise les murs de sa prison en même temps qu’elle se détruit elle-même.

Pourquoi « surtout en Allemagne » ?

La société allemande est restée très conservatrice sur la famille. Les femmes qui confient leurs enfants à garder pour poursuivre leur carrière sont considérées par beaucoup comme de mauvaises mères. La libération de la femme n’est pas allée aussi loin que dans d’autres pays occidentaux. Par ailleurs, la politique familiale, en particulier en matière de crèches, se montre très peu favorable.

Malgré ses airs émancipés, Hedda reste très soucieuse des convenances sociales?

Elle est partagée entre volonté de domination et soumission aux conventions. La bourgeoisie allemande est toujours soumise à la tyrannie des apparences et du statut social, d’autant plus que le marasme économique a attisé l’angoisse du déclassement et la compétition. L’âpreté de la concurrence dans l’entreprise et la rudesse anxiogène des relations humaines se doublent d?une peur de la déchéance sociale, drame collectif qui touche toute les couches de la population.

Hedda montre cependant une relation ambiguë à sa féminité : elle refuse le rôle d’épouse, de maîtresse mais aussi de mère?

Autant de figures imposées de la femme. Ce refus participe de sa schizophrénie. Son incapacité à s’extirper du modèle bourgeois renvoie à la situation de notre époque, où les alternatives semblent avoir disparu. Pour la génération 68, d’autres chemins possibles existaient?

Hedda a également un rapport très trouble au réel : elle semble presque le nier tant elle voudrait vivre dans son monde idéalisé. Comment avez-vous appréhendé cet aspect ?

Je conçois la mise en scène comme une exploration du réel qui révèle ce qui se joue au-delà de l’image superficielle. En ce sens, le réalisme consiste à dévoiler l’intériorité masquée derrière la façade. Si mon approche scénique utilise des effets de réel et s’appuie sur un langage réaliste dans un espace concret, elle tente de restituer la perspective intérieure des personnages. La pièce d’Ibsen m’intéresse parce qu’elle pénètre dans la réalité de la relation homme-femme et dans la cage d’or que constitue la famille bourgeoise. En dépit de leur apparente amabilité, les rapports humains n’existent presque plus dans ce monde très froid. La bombe est à l'intérieur même du système, dans le couple.

La société bourgeoise est un terrain d’exploration que vous abordez souvent. Un univers somme toute sociologiquement proche du public de la Schaubühne de Berlin?

Avec Nora ou Hedda Gabler, pièces de la grande époque du réalisme bourgeois dans les « drames de société » d’Ibsen, je peux interpeller le public là où il se situe socialement et exprimer mon regard sur notre temps. Les spectateurs peuvent se sentir de plain-pied dans les décors très design mais, peu à peu, ce monde explose et révèle, de façon peut-être plus tangible, les peurs et les mécanismes sociaux très brutaux de la société actuelle.

Comment avez-vous travaillé avec Katharina Schüttler, qui campe une Hedda très différente du stéréotype ?

Je voulais une jeune comédienne qui sorte justement du cliché, qui puisse évoquer cette frustration qui n’a pas tant à voir avec l’âge qu’avec un sentiment proche de celui qu’on ressent chez Sarah Kane. Avec Katharina Schüttler, une des actrices les plus douées de sa génération, nous avons cherché un langage très quotidien, très naturel. Mon mode de travail avec les acteurs consiste moins à les diriger qu’à trouver avec eux le chemin de leur personnage et le rythme, au sens presque musical, de la représentation. Sur le plateau, je donne des indications très concrètes sur les mouvements, les déplacements, les relations entre les acteurs, les rapports avec les objets et l’espace. L’état intérieur des personnages s’exprime à travers un enchaînement d’actions physiques.

L’espace ne dessine pas seulement un écrin mais participe de la dramaturgie. Comment l?avez-vous imaginé ?

La scénographie est un élément essentiel de mon travail et construit le sens. Le décor, pivotant, figure un intérieur chic, épuré, très contemporain, cerné de vitres et surplombé d’un immense miroir. Il permet ainsi de regarder la situation depuis différents angles, tandis que le jeu des transparences et des réflexions épie l’intimité en permanence et engendre une déconstruction de l’image, tout comme Hedda voit sa vie se décomposer.

Entretien réalisé par Gwénola David-Gibert

Hedda Gabler, d’Ibsen, mise en scène de Thomas Ostermeier. Spectacle en allemand surtitré. Du 31 janvier au 11 février. A lire : Thomas Ostermeier, entretien avec Sylvie Chalaye, éditions Actes Sud-Papiers.

© http://www.journal-laterrasse.fr/focus_desc.php?men=5&code=Sceaux&numero=142

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