mardi 15 juillet 2008

La Pensée Vive - essai sur l'inspiration philosophique


Saine lecture estivale que celle de La Pensée Vive, de Marianne Massin.

Retourner à la source même de la pensée, revenir à l’acte fondateur de ce qui se pense, de la manière dont cela se pense et dont cela se développe. Réhabiliter le souffle de la pensée quand les philosophes ont condamné l’inspiration au nom des chaînes de la raison qu’ils s’emploient à définir et décrire. Mon anti-cartésianisme, enfermé dans son « poêle » ! Mais réhabiliter aussi ce souffle de la pensée contre cet usage contemporain et consumériste de l’inspiration qui, par caprice, ne s’enracine plus dans l’acte créateur et transcendant, mais dans l’immédiateté des désirs morcelés et, aussitôt énoncés, satisfaits. Mon anti « c’est-mon-choix » !

Avec cette question qui parcourt tout l’ensemble de l’essai, et qui reste un programme à elle seule, tant elle figure et la condition de possibilité de l’activité même de la pensée et son contenu : « A vouloir être autonome et maître de lui, le sujet philosophant ne risque-t-il pas le solipsisme ou le ressassement ? ».

Une inspiration qui n’est pas mystique.

« Si l’on peut dire de l’attitude mystique qu’elle est transrationnelle et non irrationnelle, a fortiori l’inspiration qu’éprouvèrent certains philosophes ne pourra être stigmatisée comme irrationnelle. Aussi peu explicable qu’en paraisse le brutal surgissement, et même si elle peut être suspendue à ce qui dépasse la pure raison, elle s’inscrit dans un souci de vigilance et dans une recherche rationnelle qu’elle suscite ou couronne. Aussi doit-elle être distinguée des expériences mystiques sur plusieurs plans.

Remarquons d’abord que la réponse du mystique n’est pas nécessairement verbale et qu’étymologiquement elle n’a pas à l’être : le terme grec mustikos dérive des mystères et mustês signifie qu’on est initié à ceux des cultes (musterion) ; on y retrouve le verbe muô, qui signifie se fermer ou tenir fermé en parlant des yeux ou de la bouche. Si les mystiques cherchent à « épeler l’indicible », selon la belle expression de Michel de Certeau, le corps fournit souvent le clavier ou l’alphabet de ce nouveau langage qui en relève donc pas toujours du discursif, moins encore du démonstratif. Si les expériences mystiques – aussi diverses soient-elles, et elles le furent – incluent une sorte de savoir qu’on nomme souvent « contemplation infuse » en rappelant son origine surnaturelle, elles vivent dans une union avec le divin et dans une suspension des facultés humaines. A l’inverse, l’inspiration ressentie par le philosophe inaugure ou couronne une quête explicative et une démarche d’argumentation ou d’élucidation, elle récompense ou suscite un travail et une longue patience, elle produit une œuvre et une écriture. » (p.117)


Et, pour écarter toute confusion avec l’élan mystique,

« L’inspiration est bien philosophique et non mystique, puisqu’elle mobilise l’effort réflexif et constructif, puisqu’elle engage une pensée vigoureuse et cohérente tout en reconnaissant l’épreuve décisive d’une altérité saisissante. Mais, réciproquement, accepter de reconnaître l’épreuve comme telle, c’est admettre quelle engage non seulement une durée, voire une œuvre, mais aussi une certaine conception de la philosophie elle-même, à la fois ordonnée par la visée d’un sens qui transcende la personne singulière du penseur, et ordonnant en retour celui qui l’éprouve et met à son service, ses forces et sa personne. Ainsi conçue, la philosophie ne se limite pas à l’exercice maîtrisé et volontaire d’une rationalité analytique et démonstrative, elle fait place au surgissement de ce qui s’impose à la pensée, la déborde et l’aiguillonne, tout en mobilisant l’énergie spéculative et conceptuelle de celui qui est atteint et bouleversé dans son existence même.

Or celui qui, par métier et vocation, se pense philosophe peut redouter à ce qu’implique la disponibilité consentie à ce surgissement, à ce saisissement qui le dessaisit du contrôle rationnel. Il a peur de ce qui n’est pas raison en lui, peur de perdre la maîtrise de lui-même, rappelait Eric Weil. Répétons ici que cette peur constitutive ne doit pas être déniée mais affrontée avec clairvoyance.

Cela implique au moins deux attitudes. La première est de probité intellectuelle. Il faut admettre ce qui ne s’explique pas toujours, pour l’affronter lucidement sans le déguiser. La seconde consiste à résister aux amalgames dommageables, pour ne pas trop vite assimiler ce saisissement à la révélation d’une transcendance. Si, comme on vient de le montrer, il ne se réduit pas à celui du mystique, il ne se réduit pas non plus à l’appréhension du religieux. […] L’épreuve de l’inspiration fait irruption dans le cours ordinaire des choses, elle brise la stabilité des identités, la quiétude des certitudes acquises. Elle peut donc sembler surgir d’une irréfragable puissance extérieure. Mais si cette dimension prime dans le sentiment vécu, elle ne s’identifie pas nécessairement à la présence du divin. Aussi, pour bien nommer ce qui se vit, insistera-t-on sur la seule dynamique du verbe « transcender », sans se hâter de l’expliquer par une causalité extérieure au sujet humain. » (p.124)

Relire Nietzsche : c’est au programme, après Hegel.

Et, enfin,

« Nul n’est tenu pour être philosophe et nul n’est assuré de l’être. Mais la philosophie doit être à la hauteur de cette aspiration, de cet affrontement et de cette spiritualité. Partant, elle ne peut se vivre que comme une exigence. Parallèlement, le penseur en détient pas la vérité, elle n’est jamais donnée de droit, mais on peut cheminer vers elle par un ensemble de pratiques qui répondent à une nécessité intérieure et qui engagent une conversion dans l’illumination en retour du sujet. L’écriture est le corps vivant d’une telle philosophie, et singulièrement l’essai « qu’il faut entendre comme épreuve modificatrice de soi-même dans le jeu de la vérité », dit encore Foucault. L’écriture est aussi ce qui porte le souffle de la quête, ce qui prodigue sans les thésauriser les idées éblouissantes, ce qui est ainsi susceptible d’inspirer des lecteurs à venir dans une respiration poreuse et une propagation continuée. »(p.222)

Pour une recension, voir ici

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