vendredi 23 septembre 2011

Le projet d'une démocratie plurielle - Chantal Mouffe


« L’instauration du pluralisme et sa survie doivent être analysées comme le résultat d’une forme d’intervention politique dans un espace conflictuel, une intervention qui implique le refoulement des solutions alternatives. Celles-ci peuvent être marginalisées par l’avancée apparemment irrésistible de la démocratie libérale, mais elles ne disparaîtront jamais complètement ; et certaines d’entre elles peuvent être réactivées. Nos valeurs, nos institutions, nos modes de vie constituent une forme possible parmi plusieurs autres possibles, et le consensus qui leur correspond ne peut exister sans un extérieur qui expose continuellement à la contestation nos valeurs démocratiques libérales et notre conception de la justice. Pour tous ceux qui les contestent – ceux qui sont disqualifiés par nos libéraux pour cause d’irrationalité et ne participent donc pas au consensus par recoupement –, les conditions imposées par le débat rationnel sont inacceptables parce qu’elles se traduisent par la négation de certains traits caractéristiques de leur identité. Ils pourraient être contraints d’accepter un modus vivendi mais ce n’est pas celui qui pourrait perdurer dans le cadre d’un consensus stable et durable à celui que Rawls appelle de tous ses vœux. Selon lui, le régime libéral est un modus vivendi rendu nécessaire par le fait du pluralisme. Toutefois c’est un modus vivendi qu’il voudrait nous voir accepter et valoriser pour des raisons morales et non à la suite d’un calcul prudentiel. Mais que fait-on de ceux qui s’opposent à un tel modus vivendi ? De toute évidence il n’y a pas de place pour leurs demandes  à l’intérieur d’un modus vivendi libéral, même élargi. Pour eux, le libéralisme est un modus vivendi qu’ils sont contraints d’accepter alors même qu’il se traduit par le rejet de leurs valeurs.
Je pense qu’il n’existe pas de solution permettant d’éviter cette situation ; nous nous devons donc faire face à ses implications. Un projet de démocratie radicale et plurielle doit se confronter au politique dans sa dimension de conflit et d’antagonisme ; il doit tirer les conséquences de la pluralité irréductible des valeurs. Ce constat doit être le point de départ de notre tentative de radicaliser le régime démocratique libéral et d’étendre la révolution démocratique à un nombre croissant de relations sociales. Au lieu de se dérober à la violence et à l’hostilité présente dans toutes les relations sociales, il faut essayer de créer les conditions dans lesquelles ces forces agressives soient susceptibles d’être désamorcées et détournées, de telles sorte qu’un ordre démocratique pluraliste puisse exister. »[1]


[1] Chantal Mouffe, Le politique et ses enjeux – Pour une démocratie plurielle, édition La découverte/M.A.U.S.S., 1994, pp. 168-169.

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