samedi 17 mars 2012

Jean-Luc Nancy, le co-déploiement capitalisme démocratie


Cdely - Tu écris dans le même livre que l'équivalence marchande du capitalisme a produit un régime d'équivalence généralisé dans les sociétés démocratiques sur le mode du « tout se vaut ». Il faut sauvegarder la part du « sans-valeur parce qu'hors de toute valeur mesurable », la création, l'amour, la pensée, tout ce qui porte un désir ; et contre le slogan « tout est politique » de 68, tu dis que c'est à la politique de ménager cet espace sans l'investir. Une crainte que l'on peut avoir aujourd'hui, c'est que tout dépende en dernière instance du capitalisme financier, devenu le jeu d'un nombre infime de personnes dans le monde et quasi-incontrôlable (la crise du subprime a échappé à toute prévision). Entre la plus grande acuité de pensée survenue depuis 68 - année de la conférence du jeune JD à New York, "Les fins de l'homme" - et la tournure de plus en plus sombre des événements, le décalage paraît impressionnant. Sans chercher un mouvement historique, on aimerait y trouver du sens, pouvoir faire face par la pensée...
Jean-Luc Nancy - Je ne voudrais justement pas faire entendre que le capitalisme « a produit... un régime... dans les sociétés démocratiques » : justement pas ! Je voudrais faire entendre que le capitalisme et la démocratie ont à un certain égard partie liée en tant qu'ils renvoient ensemble à la possibilité du « tout se vaut », qui prend sa source dans une équivalence générale pour laquelle l'échange des marchandises englobe aussi l'échange des forces de travail et/ou des moyens de production entre des individus en principe équivalents et en pratique ordonnés à et par une exploitation et une domination des uns par les autres. Cela même dont l'exploitation plus contournée qui passe par la relative autonomie d'opérations financières donne une version plus retorse, plus fragile peut-être aussi mais non moins redoutable.
Or je pense que cet ensemble - équivalence des individus, des vies, des choses indéfiniment monnayables et surtout (car en un sens tout fut monnayable depuis qu'il y eut de la monnaie) toujours déjà monnayées (œuvres d'art déjà achetées, cotées, investies, paysages, eau, air, soleil de même...), sur fond d'arasement de tout moment, de toute forme, de tout éclat de sens qui se soustrairait à l'équivalence - je pense, donc, qu'il aura été le « choix » (sans délibération ni décision) de toute une civilisation. Et que nous sommes à présent au pied du mur : cette civilisation se détruit dans sa propre exploitation des hommes, de la nature et de ce que faute de mieux je nommerais l' « infini » pour ne pas dire « le divin ».
Pas de hasard si le christianisme est apparu et s'est déployé (précédé et suivi en cela à plusieurs égards par les deux autres figures du monothéisme) comme une face saintement glorieuse de l'équivalence : tous égaux, tous frères, ni Grecs, ni Juifs, ni hommes libres ni esclaves, ni hommes, ni femmes - mais en un sens qui devait être : chacun unique, chacun en exception singulière absolue. Si le christianisme s'est si bien codéployé avec le capitalisme, et jusqu'à y perdre son âme - comme c'est bien le cas de le dire - c'est en raison de cette très intrigante réversibilité de deux équivalences : celle du capital et celle du salut.
Je ne cherche pas à démêler cette pelote. Je veux seulement dire : ce qui a procédé d'un choix essentiel, ou si tu préfères d'une inclination dominante s'emparant de l'humanité en Occident - et cela, dès le « pré-capitalisme » - ne peut être retourné ou détourné que part l'effet d'une autre inclination et d'un autre choix. Nous ne pouvons certes pas « choisir » comme des sujets de libre-arbitre (autre apparence édifiée pour accompagner l'équivalence) mais nous pouvons essayer de comprendre comment un « choix » involontaire nous commande, et n'est pourtant pas sans pouvoir se trouver à son tour déporté, décalé, renversé par un autre. Nous avons cru naguère pouvoir ouvrir un nouveau cours de l'histoire - baptisé « socialisme » : l'erreur était de croire que nous avions devant nous des plans possibles et des leviers d'aiguillage. Mais aujourd'hui il nous incombe de savoir que nous sommes sans plans et sans aiguillages mais appelés malgré tout à incliner autrement... Certes, tu as raison, entre 68 et 80 (où nous avions repris ce titre pour Cerisy, Lacoue-Labarthe et moi) nous pensions encore, fût-ce de manière complexe, inquiète déjà et déjà détachée d'un « sens de l'histoire » que les fins de l'homme pouvaient être, sinon un mot d'ordre, du moins encore quelque chose comme une « orientation ». Depuis tout schème de toute espèce d' « orient » s'est effacé, en même temps que le schème d' « occident ». Les recouvre un nouveau partage de l'exploitation, une redistribution du monde dans laquelle ce ne sont plus « les fins » qui sont brouillées et volatilisées, mais « l'homme ». La question de l' « humanisme » était déjà présente en 68 - elle y était d'ailleurs aussi souvent mal reçue comme question. On ne voulait pas savoir que l' « humanisme » coupe l'homme de l'infini. Aujourd'hui nous le savons. Ce n'est pas un savoir contre « l'homme » : c'est un savoir qui ouvre toute grande l'interrogation sur ce que « homme » non pas « signifie », ni « est », ni « représente », mais appelle. Vers quoi appelle l' « homme » ? Ou vers qui ? Vers un « homme » encore, peut-être, mais comment, à quelles conditions, selon quelle ouverture infinie ?


© Entretien Jean-Luc Nancy et, Carole Dély, juin-juillet 2008
http://www.sens-public.org/spip.php?article619 



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