samedi 3 mars 2012

« The time is out of joint » : la  formule parle du temps, elle dit aussi le temps, mais elle se réfère singulièrement à ce temps, à ces temps, à un “ce temps-ci”, le temps de ce temps-ci, le temps de ce monde qui fut pour Hamlet un « notre temps », seulement un « ce monde-ci », cette époque et nulle autre. Ce prédicat dit quelque chose du temps et le dit au présent du verbe être (The time is out of joint), mais s’il le dit alors, en cet autre temps, au passé simple, un fois dans le passé, comment cela vaudrait-il pour tous les temps ? Autrement dit, comment peut-il revenir et se présenter de nouveau, à nouveau, comme le nouveau ? Comment peut-il être-là, de nouveau, quand son temps n’est plus là ? Comment peut-il valoir pour toutes les fois où l’on tente de dire « notre temps » ? Dans une proposition prédicative qui se réfère au temps, et plus précisément à la forme-présent du temps, le présent grammatical du verbe être, à la troisième personne de l’indicatif, semble offrir une hospitalité prédestinée au retour de tous les esprits, mot qu’il suffit d’écrire au pluriel pour y dire la bienvenue aux spectres. Être, et surtout quand sous l’infinitif on sous-entend être présent, ce n’est pas un mot d’esprit mais c’est le mot de l’esprit, c’est son premier corps verbal. »
Jacques Derrida,
Spectres de Marx
éd. Galilée, 1993, pp.88-89 

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