mardi 8 mai 2012

la politique n'est pas la communauté des intérêts qui se conjuguent mais la construction local des cas d'universalité




A protest dog during the May Day demonstrations in Athens, Greece. Photograph: Nikolas Georgiou/Demotix/Corbis
L’agir politique se trouve en effet aujourd’hui pris en tenaille entre les polices étatiques de la gestion et la police mondiale de l’humanitaire. D’un côté, les logiques des systèmes consensuels effacent les marques de l’apparence, du mécompte et du litige politiques. De l’autre, elles convoquent la politique chassée de ses lieux à s’établir sur le terrain d’une mondialité de l’humain qui est mondialité de la victime,  définition d’un sens de monde et d’une communauté d’humanité à partir de la figure de la victime. D’un côté, elles renvoient les mises en commun du compte des incomptés vers le dénombrement des groupes susceptibles de présenter leur identité ; elles localisent les formes de la subjectivité politique dans les lieux de la proximité – de l’habitat, de l’occupation, de l’intérêt – et les liens de l’identité – de sexe, de religion, de race ou de culture. De l’autre, elles la mondialisent, elles l’exilent dans les déserts de l’appartenance nue de l’humanité à elle-même. Elles engagent le souci même de refuser les logiques du consensus  penser comme fondement d’une communauté non identitaire une humanité de la victime ou de l’otage, de l’exil ou de l’inappartenance. Mais l’impropriété politique n’est pas l’inappartenance. Elle est la double appartenance : l’appartenance au monde des propriétés et de parts et l’appartenance à la communauté impropre, à cette communauté que la logique égalitaire construit comme part des sans-parts. et le lieu de son impropriété n’est pas l’exil. Elle n’est pas le hors lieu où l’humain, dans sa nudité, se confronterait à lui-même ou à son autre, monstre et/ou divinité. La politique n’est pas la communauté consensuelle des intérêts qui se conjuguent. Mais elle n’est pas non plus la communauté d’un inter-être, d’un être-en-commun fondée sur l’esse même de l’inter ou l’inter propre à l’esse. Elle n’est pas l’actualisation d’un plus originairement de l’humanité, à réactiver sous la médiocrité du règne des intérêts ou par-delà la catastrophe des incorporations. La seconde nature de la politique n’est pas la réappropriation à la communauté de sa nature première. Elle doit être pensée comme effectivement seconde. L’interesse n’est pas le sens de communauté que délivrerait la ressaisie dans son originarité de l’existence, de l’être ou de l’ « autrement qu’être ». L’inter de l’interesse politique est celui d’une interruption ou d’un intervalle. La communauté politique est une communauté d’interruptions, de fractures, ponctuelles et locales, par lesquelles la logique égalitaire vient séparer la communauté policière d’elle-même. Elle est une communauté de mondes de communauté qui sont des intervalles de subjectivation : intervalles construits entre des identités, entre des lieux et des places. L’être-ensemble politique est un être-entre : entre des identités, entre des mondes. Telle que la « déclaration d’identité » de l’accusé Blanqui[1] la définissait, la subjectivation « prolétaire » affirmait une communauté du tort comme intervalle entre une condition et une profession. Elle état le nom donné à des êtres situés entre plusieurs noms, plusieurs identités, plusieurs statuts : entre une condition de manieur bruyant d’outils et une conditio d’être humain parlant ; entre une condition de citoyen et une condition de non-citoyenneté ; entre un figure sociable définissable et la figure sans figure des incomptés. Les intervalles politiques se créent en séparant une condition d’elle-même, ils se créent en tirant des traits entre des identités et des lieux définis dans une place déterminée d’un monde donné, des identités et des lieux définis à d’autres places et des identités et des lieux qui n’ont pas de place. Une communauté politique n’est pas l’actualisation de l’essence commune ou de l’espace du commun. Elle est la mise en commun de ce qui n’est pas donné comme en-commun : entre du visible et de l’invisible, du proche et du lointain, du présent et de l’absent. Cette mise en commun suppose la construction des liens qui rattachent le donné au non-donné, le commun du privé, le propre à l’impropre. C’est dans cette construction que la commune humanité s’argumente, se manifeste et fait effet. […] La politique est l’art des déductions tordues et des identités croisées. Elle est l’art de la construction locale et singulière des cas d’universalité. Cette construction est possible tant que la singularité du tort – la singularité de l’argumentation et de la manifestation locales du droit – est distinguée de la particularisation des droits attribués aux collectivités selon leur identité. Et elle l’est aussi tant que son universalité est séparée de la mondialisation de la victime, séparée du rapport nu de l’humanité à l’inhumanité. Le règne de la mondialité n’est pas le règne de l’universel, il en est le contraire. Il est en effet la disparition des lieux propres de son argumentation. Il y a une police mondiale et elle peut parfois procurer quelques biens. Mais il n’y a pas de politique mondiale. Le « monde » peut s’élargir. L’universel de la politique, lui, ne s’élargit pas. Il reste l’universalité de la construction singulière des litiges, laquelle n’a pas plus à attendre de l’essence trouvée d’une mondialité plus essentiellement « mondiale » que la simple identification de l’universel au règne de la loi. On ne prétendra pas, à l’image des « restaurateurs », que la politique ait « simplement » à retrouver son principe propre pour retrouver sa vitalité. La politique, dans sa spécificité, est rare. Elle est toujours locale et occasionnelle. Son éclipse actuelle est bien réelle et il n’existe pas plus de science de la politique susceptible de définir son avenir que d’éthique de la politique qui ferait son existence le seul objet d’une volonté. La manière dont une politique nouvelle pourrait briser le cercle de la consensualité heureuse et de l’humanité déniée n’est guère aujourd’hui prédictible ni décidable. Il y a en revanche de bonnes raisons de penser qu’elle ne sortira ni de la surenchère identitaire sur les logiques consensuelles de la répartition des parts ni de l’hyperbole convoquant la pensée à une mondialité plus originaire ou à une expérience plus radicale de l’inhumanité de l’humain. 

Jacques Rancière,
La Mésentente,
éd. Galilée, pp. 184-188
http://nohelp.tumblr.com/post/22609473321


[1] Procès de Blanqui, en 1832. Alors que le président lui demande de décliner sa profession celui déclare : « Prolétaire ». Surpris, le président lui rétorque qu’il ne s’agit pas d’une profession, à quoi Blanqui répond : « C’est la profession de trente millions de français qui vivent de leur travail et qui sont privés des droits politiques ». Ce que le président concède.

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