dimanche 2 novembre 2014

La démocratie n’est ni domestication des masses ni guerre.

Les derniers événements que relaient en boucle les médias suscitent autant la réflexion sur la santé de nos institutions et l’intérêt de nos élites politiques que sur le sens même de la démocratie. Commencer ainsi le propos pose d’emblée problème : parler de démocratie (et poser la question de son sens) peut paraître prétentieux, arrogant voire, aussi, inutile. Nous savons tous ce qu’elle est, disons que nous souscrivons tous, assez facilement, à une représentation commune. En ce sens, le mot agit sur nous, sur notre esprit avec une puissance telle que l’idiome, à lui seul, vaut la chose. Comme « fiction théorique », le mot écarte le débat, la discussion sur l’essence qu’il dit désigner, et fonctionne comme force de l’évidence si bien que, le contester devient faute, délit voire crime.
Aujourd’hui, on se donne avec une facilité déconcertante et indécente des martyrs que l’on fait parler. Une semaine après le décès de Rémi Fraisse, alors que les rapports d’enquête établissent la responsabilité des forces de l’ordre, que des manifestations dégénèrent, dans certains centres villes, en guérilla urbaine, que des militants en appellent au souvenir d’un individu, devenu ami-camarade-frère qu’ils n’ont jamais connu (mais qu’à cela ne tienne !) justifiant ainsi que l’on « coupe » certaines têtes, et que le gouvernement lui-même condamne les propos et actes qu’il juge délictueux comme une injure à la mémoire de ce jeune militant, il y a, je le crains, une indécence à rappeler la mémoire de ce jeune homme qui, attaché à la cause qu’il défendait, n’est plus là pour nous dire ce qu’il en est. On tente d’épouser, dans une même émotion collective, l’authentique et l’incommensurable drame que vit la famille et les proches du disparu et on évacue tout à fait ce qui est en cause.
Sortir de l’émotion supposerait laisser aux proches de Rémi Fraisse la paix et le silence assourdissant du recueillement, mais aussi le recul nécessaire à la réflexion. Malheureusement, ce n’est pas encore le cas ! Sur un plateau de télévision, dans une émission devenue l’agora intellectuelle la plus convenue, un certain Mathieu Burnel tance les représentants de l’ordre établi. Il a raison. Le diagnostic qu’il dresse de la dégénérescence de la démocratie représentative, de la violence criminelle d’Etat, du phénomène même de cette violence en soulignant que l’intensité de la violence des manifestants-émeutiers est la conséquence de celle mise en scène par les forces de l’ordre, de l’inanité des positions convenues de nos élites intellectuelles et de nos représentants, etc., tout ce qu’il dit, dans cette logorrhée qui reflète d’autant plus le catéchisme du rejet du système qu’il interdit l’échange et la discussion, est énoncé avec force, certainement avec conviction,  mais tombe dès lors qu’il ne s’agit que d’une posture. Comme est une posture, la réaction officielle. Or les deux s’équivalent et, faute de pouvoir les dépasser, préfigurent la même impasse.
Evan Forget - Photographe Reporter Après avoir installé des poubelles sur la route, des casseurs y ont mis le feu. La gendarmerie est intervenue en gazant les incendiaires. 
Car la démocratie n’est ni la domestication ni la guerre. Elle n’est pas domestication parce qu’elle n’est pas un régime qui se prévaudrait du droit et de l’Etat de droit. Une telle prévalence n’est plus alors qu’une caricature. Il n’est pas anodin de remarquer que, depuis quelques années, face à l’opposition à des décisions politiques d’aménagement du territoire, à des mesures économiques ou autres, les gouvernements pensent tout à la fois à s’assurer et de la communication et de la prévention des débordements qui pourraient s’ensuivre. Mesure de prudence et de précaution, à défaut d’une véritable volonté de justifier et d’expliquer. Il suffit, pour nos responsables, de dire que les perspectives envisagées sont justes – autre « fiction théorique » - pour que toute discussion critique soit, dès lors, empêchée. Il suffit de renvoyer aux délibérations d’une assemblée et à la majorité des suffrages exprimée, une fois les débats épuisés, pour que la décision s’impose et ne souffre alors d’aucune contestation. La majorité légale vaut, à elle seule, la légitimité et toute minorité insurgeante, insurrectionnelle est discréditée. C’est œuvrer à une domestication discursive, par quoi, en renvoyant à la procédure délibérative, on ne fait que rendre la discussion vaine. Le sens de l’histoire (il est tout à la fois risible et exaspérant d’entendre nos élites parler, à cet égard, du progrès qui s’amorce ainsi) est ainsi déterminé et le remettre en cause ce n’est autre que régresser, conserver un passé, ne pas sortir et ne pas avancer vers un meilleur… Tout ceci n’est qu’une façon de court-circuiter des revendications et de les rendre inaudibles. C’est-à-dire imposer un jeu de langage tel que tout autre n’est plus possible ni permis. Mais cela ne saurait suffire. Domestiquer les procédures discursives n’est rien si on ne peut domestiquer les prises de parole et autres pratiques critiques. Depuis quelques années, on assiste à une inflation des textes réglementaires et autres qui limitent à la fois l’occupation critique de l’espace public (redéfinition des modalités de réunion, de manifestation et/ou de déclaration de grève, etc.), qui prend parfois la forme d’une criminalisation du mouvement social, et l’expression discursive (lois mémorielles, inflation des plaintes pour diffamation, notamment). Autrement dit, tout est tenté pour que l’opposition soit  réservée au seul moment illusoire mais consacré de nos institutions et de nos pratiques démocratiques : le vote, l’élection. C’est somme toute surjouer le contrat démocratique que de vouloir le réduire et le réserver à ce seul moment électoral. Parce qu’on oublie alors que le vote n’est plus tant l’expression d’une adhésion idéologique et programmatique que la réitération du vote lui-même : en ces périodes de crises autant économiques que politiques (où tout semble se valoir, en tout cas du point de vue des programmes et des idées), je vote non pour tel candidat, mais pour le vote lui-même. Or disposer de son vote, n’est pas faire usage de sa voix et n’est pas la faire entendre. Et réduire la démocratie au seul rituel du bulletin dans l’urne c’est réduire la voix au silence.
Reste que, face au prêche de nos politiques sur la démocratie représentative, sur le citoyenneté, ne peut que répondre l’insurrection de celles et ceux qui ne veulent pas se laisser gouverner comme nous sommes gouvernés. Aux premiers qui rêvent de pacification, de l’absence de division, d’homogénéité, les seconds répondent, avec la même arrogance que les autres, vouloir en découdre avec un système qui ne laisse plus de place aux vies singulières, aux modalités d’existence alternatives, aux hétérotopies. La confrontation, dans une société domestiquée, ne peut qu’être violente. Violente par l’incompréhension, la situation irrémédiable de malentendu. Mais violente aussi et surtout parce que pèse une double menace. D’abord, menace d’un Etat qui se dit, de fait, menacé en son sein, par un « ennemi de l’intérieur » et qui ne peut que s’armer en faisant, ensuite, peser la menace sur l’autre, la vie du contestataire, ou encore la vie même du dissensus, du débat et de la contradiction. Ne pouvant, ni les uns ni les autres, s’entendre ; ne cherchant aucunement à concilier des vues divergentes, puisque les dés sont lancés et que les décisions sont prises, c’est la surenchère guerrière, militaire. La voix discordante ne veut être bâillonnée mais elle doit l’être, manu militari. Je veux bien croire que la violence que met en scène l’Etat, au nom de l’Etat de droit,  enclenche celle qui lui fait face. Dans une société démocratique domestiquée, la sécurité des personnes n’est rendue possible que par l’effet d’un autoritarisme qui sévit sur chacun d’entre nous et dans la moindre de nos options de vie. Mais dans une société démocratique, véritable, la discorde ne peut pas être un échec. Or, ni la violence qui se fait au nom de l’Etat de droit, ni celle qui se déploie au nom de la liberté de ne pas être d’accord n’œuvrent à la démocratie. Elles sont faits de guerre, et se répondent, les unes et les autres, en tant que telles.
A cet égard, elles préfigurent toutes deux l’impasse démocratique. Elles sont toutes deux postures. Au catéchisme du militant contestataire répond celui, convenu, du représentant. Elles s’appellent l’une l’autre, comme elles se rejettent et s’excluent mutuellement. Ni l’une ni l’autre, alors même qu’elles le prétendent, ne revendiquent un quelconque bien commun. Elles se revendiquent elles-mêmes, s’auto-justifient en ne justifiant rien, s’auto-proclament légitimes en se détournant de leur programme.  Elles oublient juste qu’entre elles deux, il y a l’espace, infime, ténu, d’une vie beaucoup plus apaisée, créatrice qui, en déconstruisant les institutions consacrées, n’en instituent pas moins une vitalité démocratique qui ne se laisse réduire à aucun schéma d’interprétation ni à aucun horizon prédéterminé de vie en commun. Il y a certainement plus de démocratie dans la vie des ZAD, dans les communautés de partage, que dans ces affrontements de l'Etat et de ses insurgés (car c'est bien l'Etat , ses fonctionnaires et porte-paroles qui les créent de toute pièce) contre la démocratie elle-même.

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