Notes et
réflexions à partir de Qu’est-ce que le
populisme ? Définir la menace – Jan-Werner Müller, édition Premier
Parallèle, 2016.
Le terme de
« populisme » est de ceux dont l’emploi, dans l’espace public,
signifie autant une notion fourre-tout
(qui rime parfois avec fascisme) qu’un repoussoir. Il suffit de l’employer pour
disqualifier l’interlocuteur, aussi bien sa personne que son discours. Il
conclut l’échange sans apporter de conclusion ; il en signale la fin sans
apporter d’alternative. En somme, il relève d’une sorte de paresse
intellectuelle, aussi bien du côté de ceux qui s’en défendent que de celui de
ceux qui le revendiquent. Paresse rassurante en ce qu’il désigne à la fois
l’ennemi à combattre et la limite ou la frontière (conceptuelle ou autre) à ne
pas transgresser. Depuis quelques temps, sous l’impulsion d’une lecture qui se
veut non-marxiste (Laclau, Mouffe, Podemos), critique sur la représentation
démocratique et sur les modalités d’exercice du pouvoir représentatif, il est
devenu une perspective politique qui entend opposer au populisme de droite un
populisme de gauche comme s’il s’agissait de se contenter d’orienter dans l’une
ou l’autre direction ledit populisme pour lui rendre quelques couleurs acceptables.
Ce n’est pas pour autant gagner en précision et distinction. En tout état de
cause, ce n’est pas non plus se doter de moyens plus efficaces pour renouer
avec la démocratie. S’il est bien une cause à dénoncer, s’il est bien une offre
politique (sans plus de politique) à combattre, la méprise actuelle et la
confusion sur le terme ou la notion est telle qu’elle rate sa cible. Aussi
l’essai de Jan-Werner Müller tombe à propos !
Mais il en est
aussi sa limite : car s’il inscrit bien le populisme dans le cadre de nos
démocraties représentatives, et s’il souligne que le propre de la
représentation démocratique est de laisser ouverte la possibilité d’un
populisme (dont nous verrons qu’il n’est en rien démocratique), le refrain
entonné d’un contre-populisme ne peut suffire à le contrebalancer – ce que
l’auteur reconnaît et justifie. Il est même contre-productif et tend à le
demeurer durablement tant qu’il consiste à l’exclure de l’espace politique
comme le populisme lui-même en exclut celles et ceux qui ne peuvent ni ne
doivent y avoir droit. Ce qui est en cause est bien l’impératif de la
représentativité dans nos démocraties : on peut l’accorder ! Ce qui
en est l’obstacle c’est de ne pas pouvoir sortir de cette dimension-là et de
son unilatéralité! Sauf à tendre vers une autre définition de la démocratie
comme éthos plutôt que comme
institution ; à envisager la politique, autant dans sa conflictualité
inhérente que dans sa constitution ontologique, comme ce qui prend corps
d’abord hors de l’institution, dans les pratiques et les coalitions possibles
et, par la suite, mais pragmatiquement, dans l’institué[1].
S’il est utile d’identifier la menace, il reste urgent d’en proposer
l’antidote.
Des éléments de définition d’abord.
Le populisme « est l’ombre portée de la démocratie
représentative ; il est un phénomène spécifiquement moderne. Le populisme
n’existait pas dans l’Athènes de l’Antiquité. La démagogie existait alors très
probablement ; de grands démagogues de toutes sortes, qui pouvaient
inciter une masse versatile et démunie à soutenir une politique déraisonnable,
existaient très probablement aussi ; mais le populisme, à cette époque,
n’existait pas. Les populistes affirment : « Nous sommes le
peuple ! » Pareille
revendication, qui est toujours d’ordre moral, et en rien d’ordre empirique (et
qui, dans le même temps, est une déclaration de guerre politique), signifie
ceci : « Nous – et nous seuls – représentons le peuple. »
Tous ceux qui pensent autrement, qu’il s’agisse de manifestants descendant dans
la rue ou de députés, se voient ainsi frappés par eux d’illégitimité, et ce
sans considération aucune pour les pourcentages de voix ayant officiellement
conduit un représentant du peuple sur les bancs d’une chambre haute. Tous les
populistes sont hostiles à l’« establishment ». Mais il ne suffit pas
de critiquer les élites pour être un populiste. Les populistes sont nécessairement anti-pluralistes : ceux qui
s’opposent à eux et contestent leur revendication morale d’un monopole de la
représentation populaire se voient automatiquement exclus par eux du
« vrai peuple ». Or il ne peut y avoir de démocratie sans pluralisme.
Jürgen Habermas l’a formulé de façon claire et concise : le peuple
« ne se manifeste qu’au pluriel ». Et la démocratie ne connaît en
définitive que des chiffres : ce sont les pourcentages de voix qui
décident de qui représente les citoyens (pour reprendre des termes de Claude
Lefort ; en démocratie, le nombre décompose l’unité de la substance). Ce
fait-là pourrait passer par une banalité, mais il est d’une importance décisive
lorsqu’il s’agit de se confronter aux populistes, qui affirment représenter et
mettre à exécution la volonté du peuple – et qui, en réalité, instrumentalisent
une représentation symbolique du soi-disant « vrai peuple » afin de
discréditer des institutions démocratiques qui, hélas pour eux, leur échappent.
C’est pour toutes ces raisons de que j’affirme que les populistes ont tendance à montrer de l’hostilité à l’encontre de la
démocratie. »[2]
Quelques
remarques sur ces éléments de définition. Le populisme est d’abord et avant
tout un phénomène qui prend place dans un certain type de démocratie : la
démocratie représentative. Et le populiste est un avatar de toute forme de
représentation nationale. L’idée, pour être simple, n’en est pas moins
essentielle et doit nous prévenir plus ou moins : tant que nous ne
considérerons de démocratie que sous la forme de la représentativité du peuple,
il y aura place pour le populisme. Curieusement d’ailleurs, l’idée moderne de
démocratie (qui l’éloigne de son antique modèle hellénique) n’a jamais été
celle du peuple par le peuple, mais bien celle du peuple souverain qui délègue
et mandate à qui peut ne pas être du peuple la mission de le représenter – en
tout cas, dès lors qu’il en a le mandat, le représentant n’est plus du peuple,
il est de la nation et veille à l’intérêt général qui la définit et préserve.
Dès le départ, l’idée même de démocratie s’est élaborée en court-circuitant le
peuple, l’élément populaire, de tout pouvoir sur la destinée de la communauté. La
démocratie ne pouvant être celle de la multitude, il convenait donc de
s’assurer, par la police, notamment électorale (police en désignant, notamment,
qui a ou non voix au chapitre et donc au geste citoyen du vote), de sa
neutralisation. Et si l’on accordait au suffrage populaire la souveraineté
politique dont l’institution tirait sa propre légitimité, on l’accompagnait
d’une condition impérieuse, en tout cas essentielle : la rue ne gouverne
pas et la souveraineté se fond dans/se réduit à celle de l’Etat. Autrement dit,
la souveraineté populaire, devenue principe démocratique, ne peut être
autodétermination constitutionnelle. Et à cette rue, bruyante, qui cherche à se
faire entendre au nom de son droit à occuper (physiquement comme
symboliquement) l’espace public comme de le configurer (de le négocier pour le
configurer), la réponse répressive (notamment par la privatisation sécuritaire
des espaces publics) ne se fait pas attendre. La dissolution qu’elle cherche à
produire est l’effet du procès en légitimation (et en illégitimité) que la
représentation dite nationale entend instruire. D’une certaine façon, c’est le
propre de nos démocraties représentatives de ne pas envisager la source de tout
exercice du pouvoir comme étant le pouvoir populaire lui-même et d’en marquer
la séparation, la rupture. A tel point d’ailleurs que, le diagnostic sur la
crise de nos systèmes étant établi (la littérature à ce sujet ne manque pas),
l’idée même de crise, conçue comme état transitoire, n’est plus qu’un appel à
l’alternance politique, mais certainement pas à la reconfiguration du politique,
qu’on pourrait estimer, pourtant, nécessaire ou urgente. Le remède n’est plus
qu’une tentative de réaffirmation et de préservation du mal, dans l’attente de
la prochaine séquence! En disant cela, on peut déjà se poser la question de
savoir à quoi bon s’inquiéter d’une menace populiste si nous ne sommes pas en
mesure de concevoir de démocratie autrement que sous la forme de la
représentation, de cette médiation du représentant du peuple.
Un élément
essentiel de la définition du populisme renvoie à cette prophétie
auto-réalisatrice : « Nous sommes le peuple ». On aurait tort de
penser que ce Nous s’oppose seulement, comme son antithèse, à l’élite qu’il
prétend dénoncer, cerner et destituer. Qu’il le veuille ne surprend
guère ! Mais même celles et ceux qui, au prétexte de la transgression et
d’un discours de changement, de la réforme et de la rupture, cherchent à
s’imposer au moment des campagnes développent cette antienne anti-élite. La
dynamique qu’ils souhaitent imposer et qu’ils incarnent est bien celle qui vise
la destitution annoncée. Cela ne fait pas pour autant d’eux des populistes !
Il s’agit, tout simplement, d’un ressort et d’un atout du discours de campagne.
Là encore, il y a paresse intellectuelle, à défaut d’un véritable projet !
Par ailleurs, il ne faut guère s’étonner que ce soit tout de même un
représentant de cette élite, fort bien installé dans les rouages par lesquels
elle se protège, qui l’énonce. Les dernières élections américaines le montrent
à l’envi : un Donald Trump ou une Hillary Clinton n’auraient pu s’imposer
sans tout leur passé de digne acteur de l’élite américaine, convaincue qu’il
n’y avait rien de plus urgent que de préserver son statut[3].
Mais entre les deux, la défaite de l’une autant que la victoire de l’autre est
la consécration d’une même cause, réservée aux plus méritants. En ce sens, non
seulement le discours anti-élite est une opportunité de circonstance, qui ne
laisse rien au hasard et relève même d’un pur calcul stratégique ou tactique,
mais en plus, c’est bien un discours qui s’inscrit dans l’ordre et la logique
de nos démocraties représentatives et entend les défendre, les préserver en
l’état. Le populiste participe aux élections, il y revendique sa place et exige
que son audience soit garantie par le système même qu’il combat. Sa défaite
électorale, si elle a lieu, n’en sera pas une : elle sera la confirmation
que, d’une part, tout ce qu’il ciblait, dans les dysfonctionnements de nos
démocraties, a fonctionné à plein pour lui faire barrage (ce qui est une
manière de contester le résultat sans contester la procédure… ce que Trump a
fait quand, lors de la campagne, il refusait de préciser sa position, en cas de
succès de son adversaire), et que, d’autre part, les jeux étant ainsi faits
pour le disqualifier aux plus hautes fonctions politiques, l’élan populaire qui
l’a soutenu a une réelle existence, en tout cas algébrique (le nombre de
suffrages) pour le réconforter dans son rôle de porte-parole. Le tout
fonctionnant comme une pétition de principe inébranlable !
De l’irréalité du Nous à sa moralisation.
On aurait tort
de penser aussi que ce Nous représente quelque chose. Pronom englobant, ce Nous
ne désigne rien ni personne. En tout cas, il ne renvoie à aucune référence empirique.
S’il n’est pas certain ni avéré que les déclassés et précaires se mobilisent
plus pour les partis dits-populistes que pour les autres, il est, en
contrepartie, autorisé de penser que, partisans d’une sorte de darwinisme
social, des citoyens « arrivés », qui connaissent une certaine
réussite sociale et économique, se reconnaissent davantage dans les thèses
populistes que dans d’autres. Ce n’est pas tant les accidents de la vie
sociale, les effets du déclassement et la précarisation de la vie individuelle
qui alimentent le crédit accordé au populisme que la peur elle-même :
celle d’un avenir non assuré, celle de cohortes qui nous envahiraient et exigeraient
de l’Etat-providence ce que les « installés » prétendent ne plus
pouvoir obtenir. L’électorat de Trump n’est pas si tranché qu’on peut le
penser. Certes, il y a une majorité de blancs, mais aussi des femmes (quand on
sait combien la réputation misogyne du personnage le précédait à chaque nouveau
meeting, on peut s’en étonner comme on doit aussi chercher à reconnaître selon
quelle procédure complexe et psychologique elles y sont parvenues), des
minorités ethniques (notamment des hispaniques, régularisés, déclarant avoir
été reconnus et exigeant, contre les prétendues hordes d’irréguliers, que le
traitement soit le même pour tous alors que le Président Obama envisageait la
redéfinition de la politique d’immigration, ouvrant davantage les portes aux
nouveaux arrivés). « Nul besoin d’être frappé à titre personnel de crises
d’angoisse, ni d’aller particulièrement mal pour faire un tel choix
politique : l’élément décisif, ici, est un jugement personnel consistant à
penser que le pays entier « est sur la mauvaise pente ». Ce jugement
d’ensemble n’a pas forcément à se nourrir de données fausses quant à la
situation économique ou sociale ; il peut aussi (de façon plus ou moins
évidente) être fondé : les élites mèneraient une politique inique,
l’avenir des enfants serait bientôt gâché, les organisations internationales
exerceraient une influence bien trop grande, etc. Ce sont avant tout des
réflexions de ce type qui peuvent conduire à formuler l’exigence « Nous
voulons que le pays nous revienne ! ». »[4]
Point n’est donc besoin de preuve empirique, de données incontestables ou de
justification savamment développée : le ressort, tout irrationnel qu’il
soit, de la peur suffit. D’une certaine manière, ce qui est frappant
outre-Atlantique ou ici en France, c’est d’abord et avant tout une vraie
mobilisation par la Peur. Mais avant d'être peur des autres, c'est la peur POUR
soi-même, pour sa situation, crainte terrible et légitime contre le
déclassement, la précarisation de nos existences sociales et économiques et,
par là, crainte du devenir invisible qui nous attend. Cette Peur, certains
discours la justifient par la référence aux AUTRES, celles et ceux qui viennent
d'ailleurs, celles et ceux qu'on institue en Droit
de Non Cité ou en Non Droit de Cité : par quoi l’on peut comprendre les
relents racistes/racialistes. Elle l’est aussi par les effets de la
médiatisation des récits individuels, leur mise en scène dans la société de
spectacle qui ne permet plus de fixer son attention sur soi et qui entretient
la confusion entre l’ici et l’ailleurs, ce qui arrive à mon voisin, attesté ou
non, et ce qui arrive ailleurs... Mais aussi, à l'AUTRE au sens où, et c'était
un refrain des plus déterminés et réactionnaires de la Manif pour tous, elle
est crainte d'un monde et d'un système de valeurs qui évoluent au point de ne
plus s'inscrire dans la sacro-sainte référence d'un récit national qui emprunte
au bon Ancien Régime son alliance à l'Eglise et à la chrétienté... Peur POUR
soi-même, ce qui rend la versatilité possible, facile, tout comme l’absence de
discernement, et nous rend tellement oublieux de soi, comme, par les effets
mêmes du système, la Classe est oublieuse d'elle-même et se rassure quand un
porte-voix autoproclamé parle d'elle. A cet égard, il devient difficile de
proposer une offre politique contre la peur. Voire : nombreux sont celles
et ceux qui, tout en rejetant la moindre suspicion de populisme, s’emploient à
faire place, dans leur discours même, à cet élément psychologique
(mélancolique) de la peur. D’une certaine façon, dans la syntaxe électorale, il
y a là quelque chose d’incontournable.
Ce « Nous sommes le peuple », s’il ne désigne rien
ni personne, ne renvoie pas non plus à une catégorie spécifique de partisans. A
la prétention d’incarner le peuple que le leader populiste dit avoir trouvé, ce
Nous n’a de sens et de perspective non pas parce qu’il est en acte et en
marche, mais parce qu’il s’inscrit dans une conception morale (ou moralisante).
Ce n’est pas un peuple qui se saisit en tant que tel. « En en appelant au
peuple, [le populiste] en appelle, dit-il, à une entité qui ne saurait
s’articuler au moyen d’élections ou d’autres procédures démocratiques
conventionnelles. »[5] « Il est absolument impossible d’attester, de façon
empiriquement vérifiable, de l’existence d’un peuple prépolitique, d’un peuple existentiel dans l’acception schmittienne
du terme, c’est-à-dire d’un peuple existant à l’écart des institutions. Il
est même permis d’aller plus loin et d’affirmer que le peuple dans son ensemble
ne se laisse jamais saisir no même représenter : c’est qu’il est
empiriquement «introuvable » (pour citer Pierre Rosanvallon).»[6]A défaut d’un peuple réel, le populiste invoque cette entité
morale du Peuple qu’aucun argument empirique ne peut réfuter. Suffit-il pour le
coup d’être désigné comme peuple ? C’est bien l’artifice du discours et de
l’argumentation qui, en la matière, est principal. Mais en même temps qu’elle
relève de la logique intrinsèque au populisme, elle relève aussi de celle de la
démocratie représentative. Et c’est bien ce que rappelle la définition
ci-dessus donnée des caractéristiques du populisme. La démocratie
représentative est une affaire comptable ; la majorité n’a rien d’une
qualité morale et d’une vertu (la responsabilité) : elle est arithmétique.
Certes, une arithmétique dont on peut s’honorer quand elle décide de définir
l’intérêt général au-delà/au-dessus de l’intérêt partisan/particulier. Mais
elle est aussi une artificialisation de
l’institution démocratique. S’étonner, aujourd’hui, de la montée des
populismes, dont le leitmotiv est de refléter et de représenter au plus près la
réalité de ce peuple qui le soutient, c’est largement oublier que la démocratie
représentative s’édifie sur le divorce, en tout cas sur la tension, entre le
peuple et ses représentants. Si le peuple-totalité est plus une idée
romantique, la perspective politique, elle, reste, dès l’origine, ambiguë et
entretient d’autant plus l’ambiguïté qu’il faut vite et fermement renoncer à
l’idée d’une démocratie directe, exercée directement par le citoyen.
« C’est d’abord un peuple-principe qui s’affirme dans la modernité démocratique.
Principe et promesse à la fois, il symbolise par la seule présence de son nom
la constitution de la société en un bloc et sert à universaliser l’entité
nationale. Il est la vérité du lien social : il renvoie à une proposition
politique avant d’être un fait sociologique. Il en résulte une inévitable
tension entre les valeurs qu’il incarne et la réalité qu’il évoque, densité
politique et flou sociologique allant de pair. Il est une force historique
évidente en même temps que sa nature apparaît problématique. On pourrait
presque parler à ce propos de deux corps du peuple : comme peuple-nation,
il est, malgré son abstraction, un corps plein et dense, vivant du principe
d’unité qu’il exprime ; comme peuple-société, il est au contraire sans
formes, corps fuyant et improbable. La spécificité de la démocratie française
peut être comprise à partir de cette tension. Elle a superposé abstraction
politique et flou sociologique. Elle a exacerbé la distance entre les deux peuples,
le peuple-nation en son abstraction et le peuple-société en son
indétermination, la sphère politique tendant du même coup en permanence à se
substituer à celle du social. D’où, aussi, l’ambigüité de cette démocratie qui
a procédé de manière très précoce à l’intégration du grand nombre dans le corps
abstrait de la citoyenneté (par le suffrage universel), en même temps qu’elle
semblait s’accommoder plus facilement des situations d’exclusion économique et
sociale, comme si la seule affirmation symbolique du peuple Un suffisait à sa
réalisation. »[7]
En somme, la
démocratie (représentative et instituée) n’a pas besoin du Démos pour être
démocratique. Ce que le leader politique, en tout cas celui des temps
contemporains, entend combler c’est cette distance entre les peuples
(peuple-nation/peuple-société) de ce peuple-principe et revendiqué. On peut le
lire (entre les lignes) dans les programmes de ceux qui veulent changer la
constitution, ou bien rapprocher l’institution démocratique (politique et
décisionnaire) du terrain, ou bien encore dans ces storytellings qui, faute
d’argument, organisent les discours. Ce qui fait la spécificité du populiste
est très certainement son effort non pour combler la distance existante mais
pour, incarner, à lui seul devant une masse rassemblée qui le porte ou bien une
masse diffuse et inaccessible d’électeurs, tous les peuples du peuple-principe,
hors duquel les autres, représentants qui font carrière, élite qui se conforte
dans l’arrogance de son savoir et du pouvoir qu’elle exerce, mais aussi
l’étranger sont définitivement exclus[8].
C’est son rôle et sa fonction première. On peut minorer la dimension
individuelle de la personnalité du leader, on doit bien reconnaître qu’il ne
peut maintenir son leadership, en interne comme à l’extérieur, qu’à cette
condition quasi-métaphysique.
« Le dirigeant populiste […] ne doit pas nécessairement être un
outsider ou un non-politicien faisant preuve d’inexpérience politique tout en
faisant de ce manque d’expérience un argument politique. Bien sûr, la critique
des élites ne s’avère guère convaincante qu’à la condition de démontrer que
l’on n’en a jamais fait partie. Mais cette posture de marginal, souvent très
consciemment mise en scène, n’est pas ce qui importe le plus ; quant à
l’idée qu’il suffirait, pour discréditer les populiste, d’attirer l’attention
sur le fait que nombre d’entre eux sont des politiciens professionnels, elle
est plutôt naïve. Et il est d’ailleurs tout aussi naïf de croire que tus les
partis populiste finiront bien par disparaître un jour au motif même que leur
dirigeant fondateur charismatique est en définitive mortel.
La spécificité du leader populiste n’est pas liée à la question du
charisme personnel ni à un quelconque statut d’outsider, mais à tout à voir
avec la logique interne propre au populisme. […] Il est décisif, du point de
vue des populistes, que le dirigeant (ou la dirigeant) puisse reconnaître tout
seul, de lui-même, et avec justesse, l’authentique volonté du peuple, et qu’il
ou elle puisse la représenter de façon cohérente. Quant à la volonté du peuple,
elle est par définition, aux yeux des populistes, moralement pure : il ne
peut tout simplement pas exister de peuple corrompu dans l’imaginaire populiste
(alors que, par exemple, les marxistes, les léninistes ou encore les libéraux
peuvent le concevoir). De cette combinaison résulte une revendication bien
précise : celle du monopole de la représentation [qui] revêt un caractère
moral. […]
Pour être populiste, il n’est donc en rien nécessaire d’être
nationaliste, raciste ou partisan d’un quelconque chauvinisme ethnique. Mais les
populistes ont besoin d’une sorte de critère moral préexistant à toute décision
et séparant le bon peuple des mauvaises élites, d’un critère moral expliquant
aussi qui fait véritablement partie du peuple authentique et qui n’en fait pas
partie. L’histoire nous montre que les idées morales de vertu et de dur labeur
ont souvent joué ce rôle-là ; l’abbé Sieyès, déjà, à la veille de la
révolution française, justifiait l’idée que le tiers état était l’authentique
peuple français au motif qu’il travaillait contre l’aristocratie et le clergé.
Aux États-Unis, le populisme s’accompagnait souvent d’une idéologie
productiviste (le « producerism »), et donc de l’idée voulant que le
peuple vertueux était un peuple de producteurs (et avant tout de petits
producteurs, dont il était possible de se représenter concrètement à al fois le
travail et les produits). La Ligue du Nord italienne présente des traits
similaires, comme en témoigne son slogan « Roma Ladrona »
(« Rome est une voleuse ») : au Nord, on travaille dur ; au
Sud, il n’y a que des chapardeurs.
De tels critères moraux de mérite et de vertu sont seuls à même de
permettre le passage d’une représentation empirique de la volonté à une
représentation symbolique de cette volonté ; toutefois, un autre trait
caractéristique distinctif vient toujours, automatiquement, se surajouter à des
tels critères : l’idée selon laquelle ceux qui ne soutiennent pas les
populistes ne peuvent en aucun cas faire partie du vrai peuple. »[9]
Pas besoin
d’être nationaliste ou raciste. Pourquoi pas ! On peut certes créditer
l’idée que ce racisme ou ce nationalisme se surajoute à la logique et à
l’argumentation populiste. « Le national-socialisme était une forme de
populisme, mais tout populisme n’aboutit pas au national-socialisme ou à une
autre forme de totalitarisme. Dans les années 1920 et 1930, il fallut que le
racisme et l’exaltation de la violence se surajoutent à la revendication d’un
monopole de la représentation pour qu’une logique populiste devienne
spécifiquement national-socialiste.»[10]
Sans le dire, il y a le sous-entendu qu’il est vain de vouloir identifier le
populisme au racisme, et donc naïf de croire qu’à dénoncer son racisme, on le combat
efficacement. N’est-ce pas, toutefois, oublier que la dynamique argumentative
du populisme s’élabore par celle de l’exclusion, hors de l’entité morale qu’est
le peuple unifié qu’il retrouve, de tout ce qui est Autre ? Cet Autre que
l’on se figure sous les traits les plus grossiers et caricaturaux de
l’étranger, de celui qui ne peut partager nos valeurs et notre culture, avant
d’instituer les modalités d’exclusion par lesquelles, non seulement il ne pourra plus les partager mais il ne le devra surtout pas : juste
une question (malheureuse et totalement détournée) d’essence ! Le propos
de Müller semble minorer trop cet élément discursif. Je parlai plus haut de la
police électorale, distinguant et désignant qui a voix ou non au chapitre. On
ne peut négliger cet aspect constitutif de la démocratie représentative. Ce
serait méconnaître les débats qui ont toujours eu lieu sur qui est citoyen ou
ne l’est pas, qui peut s’exprimer ou doit se taire, voire se cacher de l’espace
public. Cette opération de partage dans la citoyenneté est une réponse à la
question qui est celle même de la politique : à qui il revient le pouvoir
de prendre part comme de prendre décision ? Or le propre de la démocratie
représentative est d’exclure, de ce champ d’exercice du pouvoir, qui n’a pas
voix au chapitre. Müller le reconnait[11],
mais il ne me semble pas qu’il en tire les leçons, pas plus qu’il ne nous
engage à véritablement œuvrer à une démocratisation de nos démocraties. Au
contraire ! Même dans ce qui peut être l’aveu d’un échec de nos
démocraties, Müller ne fait qu’adhérer à la pétition de principe initiale et le
serpent ne cesse de se mordre la queue. A n’envisager de citoyenneté que
nationale, que dans le cadre de la souveraineté nationale, on ne peut envisager
de civilité que restreinte à cette nationalité et le Nous, autant celui désigné
par le populiste que celui décrété par nos institutions, reste une figure
particulière à l’exclusion de toutes les autres. Autrement dit, à une
universalisation uniformisée qui peine à et refuse de rencontrer le singulier,
de s’y lier et articuler. C’est donc dire qu’il ne peut y avoir d’autre
démocratie qu’instituée : la penser comme éthos reste alors une gageure,
quand elle devrait être la pleine et entière ambition de qui, au sein même du
chapitre, et donc de nos espaces publics, lui donne vie.
Pas besoin
d’être raciste ou nationaliste. Soit ! Mais il me semble que Müller minore
aussi le rôle et la figure bien spécifique du leader populiste. Ceci dit comme
une note pour plus tard et en guise de Work in progress. Le leader populiste
est une bête de scène et son charisme n’est pas si étranger au spectacle qu’il
donne. Il faudrait relire Weber, mais aussi Michels, pour saisir de manière
quasi éthologique le comportement de ce personnage. Car, si incarner à lui seul
la totalité du Nous s’inscrit dans la logique inhérente au populisme, c’est tout
de même un individu particulier qui le fait, non interchangeable avec n’importe
qui d’autre, et qui l’assume bien plus que ses lieutenants. Ce que l’on peut
retenir, ce qu’il faut mettre en avant, c’est que la synthèse qu’il opère (il
représente tout le peuple, qu’il dit avoir rencontré ; il en est le
porte-parole spécifique ; il ne laisse guère de place à l’Autre du peuple
si ce n’est comme ennemi ou mauvais élément, parasite ; etc.) est une
synthèse aussi vaine et artificielle (c’est bien parce qu’il s’inscrit dans la
logique de la démocratie représentative et qu’il en épouse les procédures,
quand bien même les contesterait-il, qu’il sait
que c’est une synthèse impossible) qu’efficace (ce que j’ai pu dire, plus haut,
de la peur). Il est, peut-être, comme tout autre leader : aussi timide et
aussi peu engagé dans la transformation de la vie politique. S’il sait bien que
la représentation n’est certainement pas l’alpha et l’oméga de la démocratie,
il ne veut rien de moins que poursuivre l’œuvre d’un affaiblissement de la
démocratisation – éthos, qui se
manifeste par le débat, l’exercice de la discussion, de la contradiction et du
contre-pouvoir – qui s’opère dans nos
démocraties libérales. Mais alors que les candidats plus traditionnels s’usent
à justifier leur programme, innovant en novlangue comme en stratégies
court-circuitant tout débat et donc toute contradiction (qui est l’essence même
de la démocratie), lui, en se plaçant
d’emblée au niveau de la morale (et de la moralisation… ce qui reste pour le
moins incongru de sa part), n’a besoin ni d’un programme cohérent, ni d’une
vision enchanteresse, pas plus que d’une vision rationnelle et pragmatique. Il
se pose en recours ; toute sa personne est ce recours et qui ne le voit pas
ainsi commet un crime de lèse-majesté ! Il me semble donc que Müller
occulte l’élément moteur que je pointe ici qui est celui d’une personnalisation
du « Nous sommes le peuple ». Je veux bien qu’il ne soit ni raciste,
ni nationaliste, mais on ne peut occulter que son discours l’est, l’assume et
que celles et ceux qui le dénoncent pour ce qu’il est, se rendent, aux yeux du
populiste et de celles et ceux qui le soutiennent, fautifs de s’égarer loin du
réel de nos sociétés. C’est bien ce qui rend la riposte difficile !
Un Nous non pluriel.
D’autant plus
difficile que même cette logique inhérente au populisme, à ce type de
discursivité, n’est pas le propre et l’exclusivité du populiste. Elle est,
déjà, le propre du langage d’institution et d’un certain usage de la parole
publique. Cet usage suppose et exige la reconnaissance et de celui qui parle et
de ceux qui, par ses paroles mêmes, sont exposés à la reconnaissance de
l’orateur. Or, c’est bien là ce qui se joue dans ce « Nous sommes le
peuple ». Mais cette double reconnaissance ne tient pas tant à la seule
matière du discours tenu (ce n’est pas dans les seuls mots prononcés que se
trouve l’efficacité du discours), elle découle aussi de la manière dont il est
tenu. En ce sens, c’est le propre de la parole publique autorisée, et qui l’est
d’autant plus que la liberté d’expression l’autorise. En ce sens aussi, le
populiste est, comme tout autre porte-parole de tout autre parti, celui dont la
parole est autorisée par l’en-dehors du contenu de son discours.
« En fait, l’usage du langage, c’est-à-dire aussi bien la manière
que la matière du discours, dépend de la position sociale du locuteur qui
commande l’accès qu’il peut avoir à la langue de l’institution, à la parole
officielle, orthodoxe, légitime. C’est l’accès aux instruments légitimes
d’expression, donc la participation à l’autorité de l’institution, qui fait toute la différence – irréductible au
discours même – entre la simple imposture des masqueraders qui déguisent l’affirmation performative en affirmation
descriptive ou constative et l’imposture autorisée de ceux qui font la même
chose avec l’autorisation et l’autorité d’une institution. Le porte-parole est
un imposteur pourvu du skeptron. »[12]
Mais à la
différence peut-être de tout autre porte-parole, l’incarnation de ce Nous dans
la personnalité du leader populiste est exclusive et sans partage. Peu lui
importe d’être le reflet fidèle de son auditoire ! Peu importe aussi à son
auditoire qu’il manifeste ou non, par son histoire personnelle, les aléas de
vie des gens du commun ! Il suffit que la mise en scène efficace de sa
parole publique – son skeptron – se
déroule sous les yeux de son public. Ce qui relève d’une alchimie pour le moins
curieuse n’en est pas moins d’une opérationnalité puissante. Elle est, en effet,
exclusive et sans partage, parce que – ce sont les éléments de définition que
propose Jan Werner Müller – le populisme est nécessairement anti-pluraliste.
Je voudrais
retrouver ici deux thèses qu’énonce l’auteur. La première :
« Le populisme ne peut être rattaché à des électeurs bien
particuliers, à des profils socio psychologiques bien déterminés ou à un
certain « style politique ». Nous n’avons pas avec le populisme une
idéologie dense (au sens neutre du terme, purement descriptif), comme le socialisme,
le libéralisme ou encore le néo-libéralisme et le conservatisme (ce dernier
étant souvent apparenté au populisme, de façon erronée, parce qu’il est, lui
aussi, difficile à saisir conceptuellement). Mais le populisme montre une
logique interne spécifique et identifiable : les populistes ne sont pas
seulement hostiles aux élites, ils sont fondamentalement anti-pluralistes. Leur
revendication constante consiste à affirmer : nous – et seulement nous –
représentons le peuple véritable. Et leurs distinctions politiques se ramènent
inéluctablement à une distinction binaire, à caractère moral, entre le vrai et
le faux, et en aucun cas à une unique distinction entre gauche et droite. Le populisme est synonyme de polarisation
– une polarisation qui, toujours, revêt un fort caractère moral. »[13]
Et la
seconde :
« Les populistes conçoivent le rapport de représentation comme un
mandat impératif : la volonté clairement identifiable du peuple doit tout
simplement, et elle seule, être mise en application. Il serait pourtant erroné
de prendre au pied de la lettre cette idée de représentation de la volonté.
Parce qu’une telle volonté unique d’un peuple homogène n’existe tout simplement
jamais dans les faits (et ne peut déjà être établie a priori), les populistes
se rabattent sur une conception de la représentation qui est plutôt
symbolique : dans ces conditions,
le peuple véritable doit, dans un premier temps, être extrait de la totalité
empirique des citoyens. Cela signifie, très concrètement, ceci : seuls
les travailleurs du cru, seul le pueblo
de Chavez, seuls les chrétiens nationaux ou les descamisados, pour ne prendre que ces exemples, sont le peuple
authentique. »[14]
Une
polarisation morale donc, qui est et
demeure totalement indifférente à la totalité empirique des citoyens. C’est, en
somme, un vrai tour de passe-passe et l’imposture du porte-parole populiste est
ici redoublée : non seulement le populiste s’emploie à discréditer les
institutions et ceux qui exercent les prérogatives qu’elles leur confèrent,
mais il s’appuie sur ces mêmes institutions, sur la même logique de
représentation, pour, une fois parvenu au pouvoir, oublier tout à fait celles
et ceux qu’il dit incarner. Non seulement le populiste dresse une frontière
irréductible entre le vrai et le faux, le peuple authentique et celles et ceux
qui, dans l’exercice même des responsabilités, s’en détournent et le bafouent,
mais il emprunte les mêmes voies, les mêmes procédures quand, une fois aux
responsabilités, il conteste toute légitimité à celles et ceux qui entendent
jouer le rôle de l’opposant ou bien du contre-pouvoir. Il y a là une vision
totalisante ! Seul le clientélisme lui garantit la loyauté de ce peuple,
qui, malgré les révélations sur les scandales et l’affairisme égratignant
l’image du populiste au pouvoir, s’estime
ainsi défendu et préservé dans son identité. L’illusion se maintient
tant que la possibilité d’un contre-pouvoir est rendue, par les attaques
auxquelles la presse ou l’opposition font face, illégitime et suspecte. Il n’y
a pas de place pour un entre-deux, une conception renouvelée de la communauté,
une prise en compte du singulier (qui, par ailleurs, dans le débat politique
traditionnel, est, par méprise et confusion sciemment entretenue, l’autre nom
du communautarisme – que le populiste exerce bien par ce clientélisme).
Le Nous du
populisme est un Nous sans âme, sans autre force que celle, illocutoire, de son
discours. La riposte est difficile, tant l’imposture est tenace. Reste que, le
populisme, loin de s’imposer du dehors, est bien le produit de nos démocraties
représentatives qui voient, dans la représentation, leur unique et essentiel
principe. Ce n’est donc pas tant du côté du populiste, et de lui seul, qu’il
convient de faire porter la critique, mais bien du côté de notre représentation
et de notre conception de la démocratie. Ce n’est pas encore proposer
l’antidote : c’est en tout cas changer notre braquet d’épaule. C’est aussi
avertir que si l’on n’envisage comme remède qu’une réforme constitutionnelle,
sans passer par la redéfinition de la représentation, il y a fort à parier que
la menace demeure celle inhérente à un système qui ne se renouvelle pas ni ne
se renégocie pas.
[1] Note
pour plus tard : qu’il s’agisse de la critique du leader politique, de
celle de la démocratie libérale, la question se pose de savoir si la fédération
n’est pas l’antonyme de la représentation démocratique.
[2]
Müller, pp. 22-23.
[3] On se reportera
à l’éclairant essai de Charles Wright Mills, L’élite au pouvoir, édition Agone, coll. « L’ordre des choses »,
2012.
[4] Müller,
p.41
[5] Müller,
p.74.
[6] Müller,
pp. 74-75.
[7] Pierre
Rosanvallon, Le peuple introuvable,
éd. Folio, 1998, pp. 40-42
[8]
« Recep Tayyip Erdogan est allé droit à l’essentiel au mois de juillet
2014 en s’adressant de la manière suivante à ses adversaires : « Nous
sommes le peuple. Qui êtes-vous ? » Un tel motif se trouvait déjà
dans la rhétorique des révolutionnaires français, qui considéraient que le vrai
peuple devait être pour ainsi dire extrait de la masse empirique de tous les
Français (pour reprendre une formule très pertinente de Claude Lefort).
Autrement dit, qui ne se rallie pas aux populistes s’exclut de lui-même du
peuple. Et cette autodisqualification ne saurait être aux yeux des populistes
qu’une autodisqualification morale dont les conséquences politiques ne peuvent
être que graves. », Müller, pp.67-68.
[9] Müller,
pp. 64-66
[10] Müller,
p. 66
[11]
« On devrait reconnaître franchement qu’il n’existe tout simplement pas
aujourd’hui de théorie démocratique,
à la fois rigoureuse et largement acceptée, qui permettrait de définir le
peuple, le démos (et qui permettrait
aussi de dire ce qu’est au juste la répartition territoriale des terres) :
la décision démocratique portant sur le démos présuppose que l’on sache déjà
qui en fait partie – alors même que cette question est précisément tout le
problème et ne peut se voir apporter de réponse ( de sorte que l’on a ici
affaire, en définitive, à une sorte de serpent se mordant perpétuellement las
queue). Certes, le nationalisme a proposé une réponse relativement claire (et
qui, de fait, s’est largement diffusée dans le monde entier) à la question de
savoir comment dessiner les frontières. Mais cette réponse n’est ensuite
valable qu’à la condition d’avoir affaire à un nationalisme culturel au sens le
plus large du terme : quand nous avons affaire à un nationalisme
politico-civil (ou pour le dire de façon plus concise, à un patriotisme
constitutionnel), la question se repose alors à nouveau entièrement.
La solution la plus plausible réside ici dans une
sorte de second-best normatif, de
second meilleur choix normatif, qui implique toutefois, lorsqu’on y regarde
bien, un « plus de démocratie » au sens d’une participation plus
effective de la part du citoyen : au lieu d’attendre que la théorie
politique fournisse, pour ainsi dire d’en haut, des critères incontestables
permettant de dire qui peut faire partie du peuple et qui ne le peut pas, nous
ferions mieux de comprendre la démocratie comme un processus qui permet de
négocier toujours à nouveaux frais les questions de l’appartenance au démos et donc de la définition du démos. Ceux qui n’appartiennent pas
officiellement au démos peuvent en
effet proposer de nouveaux critères d’inclusion ou d’exclusion (ou, encore,
exiger d’être représentés). Mais ce sont bien évidemment, de facto, ceux qui en
font déjà partie qui décideront d’éventuels changements. » (Müller, pp.
126-127)
[12] Pierre
Bourdieu, « Le langage autorisé : les conditions sociales de
l’efficacité du discours rituel », Ce
que parler veut dire – L’économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982,
p.107.
[13] Müller,
pp. 175-176.
[14] Müller,
pp.176-177.
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