samedi 16 juin 2007

Eloge de Socrate 2

Alcibiade, ivre et soutenu par une bande de joyeux fêtards, vient d’entrer avec bruit et voit Socrate, alité. Rebondissement aussi, dans cette soirée où les convives avaient tenu à ne pas se laisser aller à l’ivresse, car plutôt que de faire un éloge d’Eros, ainsi que tous les autres convives, c’est à un éloge de Socrate que le jeune Alcibiade se lance, amant déçu car toutes ses avances ont été repoussées [cf. p 172 : « il dédaigna ma beauté, il s’en moqua et se montra insolent à son égard »].
Au milieu de tous les traits anecdotiques, qui nous renseignent sur le Socrate historique (sa vaillance au combat, sa vaillance pour le conflit d’idées, sa position sociale qui en fait un personnage fort singulier pour l’Athènes de l’Antiquité, tout autant que sa personne et se physionomie), c’est d’abord à un éloge de la philosophie que nous avons affaire.
Quelle place et quel accueil pour la parole philosophique ?

Mais c’est d’abord un Socrate comparé aux silènes et satyres qui accompagnaient Dionysos. On le représente d’ordinaire entouré de tout un cortège triomphal, lui-même trônant sur un char traîné par des panthères, orné de lierres, suivi de bacchantes – danseuses endiablées -, de satyres – aux oreilles pointues et aux queues de bouc – jouant flûtes, syrinx, ainsi que de silènes, vieillards au nez camus. Première représentation tout en contraste. Ces silènes et satyres étaient dans la représentation populaire des démons, moitié animaux, moitié humains, impudents, bouffons, paillards. C’est donc un Socrate silène peu avenant, qui représente la licence des instincts. En somme, la négation de la culture et de la civilisation. Loin de cette image de sagesse, de culture qu’on pouvait s’imaginer. Et Alcibiade continue en évoquant ces statuettes, comme des poupées russes, que l’on divise en deux et qui renferment d’autres poupées. Comme si, sous l’apparence, se cachait autre chose. Comme si donc, cette apparence bouffonne n’était qu’un masque, une façade. Et, puisque cela ne suffit pas à l’amant éconduit, Socrate est aussi musicien. Petit rappel à ce que Socrate révèle devant ses disciples, aux derniers jours de sa vie, avant de boire la ciguë : « à maintes reprises, j’ai eu, au cours de ma vie, la visite du même songe, ne se présentant pas toujours à moi dans une même vision, mais me tenant un langage invariable : « Socrate, me disait-il, fais de la musique ! Produis ! » Et moi, ce que justement j’avais, en vérité, fait jusqu’à ce moment, je m’imaginais que c’était cela même que me recommandait le songe et à quoi il m’exhortait : comme on encourage les coureurs, ainsi le songe, me disais-je, m’exhorte moi aussi à faire ce que je faisais justement, de la musique, en ce sens que la musique est la plus haute philosophie et que c’est de philosophie que je m’occupe ! » (Phédon, 60e-61). Et s’agissant de cette musique, de cette partition que joue Socrate, Alcibiade précise : « et les airs de Marsyas, qu’ils soient interprétés par un bon joueur d’aulos ou par une joueuse minable, ce sont les seuls capables de nous mettre dans un état de possession…. Tu n’as pas besoin d’instruments, et c’est en proférant de simples paroles que tu produis le même effet… nous sommes troublés et possédés. » La partition de Socrate silène est envoûtante. D’un envoûtement qu’Alcibiade comparera aussi à une morsure de vipère venimeuse. En somme, l’entreprise philosophique, à en croire Alcibiade, réclame ce délire de l’esprit, puisque le pouvoir exercé par la parole philosophique est pareil au délire de l’amour.

Ce pouvoir de la parole philosophique, c’est la nature du discours socratique qui permet de le saisir.
Retrouvons la parole d’Alcibiade :
165 : « tu es un insolent n’est-ce pas ? »
167 : « il ignore tout et il ne sait rien, c’est du moins l’air qu’il se donne. »
167 : « il passe toute sa vie à faire le naïf et à plaisanter avec les gens »
passages qui rappellent cet autre, au début du symposium : « le savoir qui est le mien doit être peu de chose voire quelque chose d’aussi illusoire qu’un rêve, comparé au tien qui est brillant et qui a un grand avenir » 92

Les discours de Socrate semblent au premier abord ridicules. A noter, à cet effet, que les points de départ des dialogues posent la question du qu’est-ce que… ? La méthode est redoutable. Alors que les différents interlocuteurs sont invités à discourir sur la justice, le courage, la connaissance ou, ici, l’amour, ils passent en revue les premières idées, préjugés et autres idées communément admises. Ils discourent, sûrs d’eux et de la vérité qu’ils énoncent, quand Socrate, respectueux de cette parole, et prévenant qu’il ne sait rien, si ce n’est qu’il sait qu’il ne sait rien, reprend le discours, s’y confronte et, par le jeu de questions simples mais aussi embarrassantes, révèle la contradiction de la proposition faite. On remarquera, à cet égard, que Diotime agit envers lui, comme lui envers les autres, de même que Socrate envers Agathon. L’interrogatoire qu’il fait subir à son hôte [pp.130-136], qui lui-même ne peut que s’avouer vaincu, consiste en une mise à l’épreuve du discours afin d’aboutir à ses paradoxes, car si on suit la parole d’Agathon, il faudrait alors admettre qu’Eros aime le Beau et éprouve le manque de beauté qu’il désire. Socrate sait qu’il ne sait rien, mais, simultanément, son interlocuteur, ainsi prévenu qu’il ne saurait tirer de leçon de sa fréquentation du maître [Socrate se défend d’être un maître], sait que par le commerce avec cet homme c’est la vérité qui va se révéler. Telle est l’ironie socratique : feindre de donner raison à l’interlocuteur, d’adopter son point de vue et d’apprendre quelque chose de lui. Mais en fait, alors qu’il semble d’identifier avec son interlocuteur, entrer totalement dans son discours, c’est l’interlocuteur qui, inconsciemment, entre dans le discours de Socrate, s’identifie à Socrate, quitte à ce qu’il n’ait rien appris du tout. En tout cas aura-t-il vécu une expérience philosophique, celle du doute, de la mise en question, du recul par rapport à soi et ses propres croyances. Et c’est aussi ce qui fait de la fréquentation de Socrate une partition envoûtante. Le discours est mis à nu, délivrer de tout préjugé, atteint la vérité, ainsi que le souligne Alcibiade. Retrouvons l’aveu de ce jeune homme : « Il est le seul devant qui j’ai honte. Car il m’est impossible, j’en ai conscience, de n e pas être d’accord avec lui et de dire que je ne dois pas faire ce qu’il me recommande de faire. Mais chaque fois que je le quitte, je cède à l’attrait des honneurs que confère le grand nombre. » [167] Ainsi, la leçon entendue ne l’est –elle que partiellement puisque Alcibiade reconnaît qu’il s’en détourne.
Mais en même temps, retenons le principe qui gouverne cette ironie dont se plaint Alcibiade et qui gouverne leur relation. Si Socrate sait résister aux avances de ce jeune homme, dont l’avenir politique sera controversé, c’est que ce dernier se trompe en croyant s’attirer les faveurs de ce grand Athénien par la séduction, le partage de bons dîners et autres festivités. Socrate l’a mordu, piqué au vif, non pas en le poursuivant de son amour, mais en le révélant à lui-même. L’amour que le jeune Alcibiade a pour Socrate a eu pour effet de révéler au jeune homme la vanité de sa conduite, et donc de lui donner l’exemple à suivre dans l’ordre de la vertu. Ce que nous disons là pour l’amour entre ces deux individus, il faut aussi le souligner pour ce qui concerne l’amour des beaux corps, démonstration à laquelle Diotime s’emploiera, mais aussi de la vérité. Ainsi, au tout début de son éloge, s’emploiera à noter que « je m’imaginais qu’il fallait dire la vérité sur chacune des choses dont on fait l’éloge…. Mais, en fait, selon toute apparence, ce n’est pas la bonne façon de faire l’éloge de quelque chose ; il faut plutôt doter l’être considéré des qualités les plus grandes et les plus belles possibles, qu’il se trouve les posséder ou non ; et même s’il ne les présente pas, cela n’a aucune importance. » [129]

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