vendredi 13 juillet 2007

microfiction9

J’ai vu grandir ce quartier. Du jour au lendemain, juste après la guerre, dans les cinq-six années qui ont suivie, toutes les semaines, une nouvelle percée. C’était moderne pour l’époque. Et puis fallait faire vite. Tout avait été détruit par les bombardements des alliés et des allemands. Quoique ! D’en bas, c’était assez difficile de savoir qui était qui ! On entendait les détonations, le sifflement des avions. On voyait le feu prendre. Du moins on le devinait tellement bien, dans nos caves, qu’on le sentait comme si ça avait été là, juste en bas de la rue. Nous, les gosses, on sortait pas, mais on en avait assez vu, par surprise, alors que la sirène n’avait même pas eu le temps de retentir, et qu’on courait, tenus fermement par la main des parents et d’autres, à en être blessés, qu’on pouvait tout de même imaginer..........

Plus tard, on me l’a expliqué, ça s’appelait la reconstruction. Mais pour mes yeux de petit enfant, et d’ailleurs aujourd’hui encore, il me semble bien que je n’y voyais pas de différence. Tout était le même. Même bruit, mêmes inquiétudes, mêmes attentes, mêmes pleurs, mêmes terreurs, mêmes envies d’un tout autre horizon, même absence de possibilité, même jeu sous les regards terrifiés, même suspicion. Surtout elle, la suspicion. Comme elle nous a bouffés ! Le voisin n’était pas assez voisin, on définissait des distances que pas même l’espace de l’allée qui séparait nos bicoques reflétait. Non, le voisin, parce qu’il était là, dans les parages, peut-être aussi parce qu’il avait survécu sans qu’on connaisse le prix à payer, le voisin, il ne méritait pas nos actions de grâce. On en voulait à la terre entière, et il n’était pas surprenant de le comparer à un chien errant, affamé et errant. Nous l’étions tous un peu ! Les tickets de rationnement dans la poche de ma mère nous le rappelaient sans cesse. S’il fallait vivre, s’il fallait consacrer cet instinct de la survie, on ne nous l’a jamais suffisamment et explicitement dit à l’époque, c’était toujours au détriment de….

Reconstruction, mais ils nous avaient oubliés. « Ils », on le mettait au pluriel, parce qu’ « Ils » ne pouvaient pas être comme nous, au milieu de nous.

Des gens venaient, qui n’étaient pas comme nous, qui sortaient de voitures qu’on ne rêvait pas de posséder parce que nous n’en avions pas les moyens. Des gens bien habillés, costume gris, cravate, chapeau et par-dessus. Sans oublier la serviette, porte-documents. « Ils » notaient, n’interrogeaient personne et quand « ils » nous voyaient rôder condescendaient peut-être à nous sourire mais insistaient surtout pour que nous déguerpissions, nous les mômes du quartier. Parfois un adulte, un père ou une mère, les apostrophait. Les gens s’approchaient d’eux, se mettaient à leur niveau et leur répondaient par un hochement de tête, genre « on comprend bien, voici ma carte, contactez-moi à ce numéro, prenez rendez-vous, nous traiterons votre question en priorité », et « Ils » s’en retournaient prendre quelques notes, quelques mesures. Le téléphone, « Ils » nous amusaient beaucoup à nous proposer le téléphone. Au sortir de la guerre, « Ils » venaient de redécouvrir la liberté de communiquer au téléphone, libres de parler sans crainte d’une quelconque surveillance, libres et pleins de puissance pour indiquer ce qu’il fallait faire, comment, et de le faire ainsi et pas autrement parce que…. Le téléphone était l’arme de leur pouvoir, d’autant plus exclusif, que dans le quartier, aucune sonnerie ne retentissait.

Certains d’entre nous, les plus courageux, allaient voir ces gens, s’introduisaient dans les couloirs administratifs, qu’enfants nous craignions tous un peu du fait de leur longueur. Reçus, les parents installés sur les deux chaises, les enfants derrière, l’homme en gris, derrière ses lunettes, le nez sur un dossier, jetait furtivement un regard inquiet aux parents, puis les enfants, puis sa table, une pile de dossiers, son agenda, l’autre pile de dossiers, le dossier sous son nez, et ainsi de suite, trois-quatre fois, le même trajet des yeux, jusqu’à la fatidique réplique « Monsieur, Madame, je m’occupe de votre dossier » qui devait immanquablement clore la rencontre, et Monsieur, Madame se levaient, les enfants de chaque côté, retraversaient ce couloir qui n’en finissait pas. Une fois à l’air libre, nous nous doutions que rien n’avait changé. Nous repartions, pas vraiment satisfaits.

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