samedi 15 mai 2010

Etat des lieux d’un Etat sans plus d’espace.

Il y aurait certes à définir précisément l’espace public ; ce qu’est l’espace public devenu. Il y aurait nécessité à retrouver, dans l’acte instituteur du droit, la notion de la frontière qui opère à la manière d’une dynamique et d’un principe d’articulation de la multitude. Il y aurait urgence à savoir ce qui se peut dans cet espace (et donc de saisir le système de la légalité, comme principe de cette articulation de la multitude).
Mais il est utile de commencer déjà par l’idée que nous ne sommes pas là dans une caractérisation géométrique du public, ni dans une pure et simple circonscription de cet espace. Une première intuition : la notion de frontière n’est pas celle d’une limite et encore moins celle d’une détermination formelle de notre représentation. A cet égard, s’il est bien une intuition, il n’est pas/plus une condition de notre représentation sensible. Il est devenu une condition de la souveraineté dépassée de l’Etat.
Il y aurait à chercher ce que cet espace crée. Il y aurait à saisir ce qui fonctionne et dysfonctionne dans cet espace-là. Mais il y a aussi à reconnaître combien, par une sorte d’inflation et de surenchère d’un certain type de représentation, notamment en fonction d’intérêts « publics » déclarés ou inavoués, cet espace est mouvant, et d’une forme universelle dans la géométrie, il est, du point de vue politique, une forme hégémonique et « impériale ». Au sens déjà où cet espace peut être celui d’un espace publiquement dépossédé… à moins qu’il ne soit investi par une frénésie de souveraineté institutionnelle qui souffre de n’être plus que délocalisée/ non localisée. Frénésie qui ne sait plus comment contenir – si tant est que tel soit son objectif et sa finalité ultime – la mise en voix comme la prise de parole(s), et que l’institution, pourtant, n’a de cesse de favoriser, de préserver.

Il y aurait à en faire l’articulation. Le lien. A vérifier qu’ un tel lien puisse exister, surtout comme une forme d’excroissance pathologique de souveraineté. Pour autant, évoquer l’espace public comme je le fais ici, c’est aussi interroger ce qui, à l’encontre du système légal, caractérise l’exception, qui est à la fois l’arme du souverain mais aussi la dépossession de souveraineté.

« La forme nationale d’un Etat s’articule autour d’une frontière qui est le lieu où est suspendu l’ordre juridique normal. Chez Schmitt, la frontière est dans l’Etat moderne la « condition antidémocratique de la démocratie ». Comme l’interprète Etienne Balibar, elle est « le lieu où le monopole de la violence légitime prend la forme de la contre-violence préventive ». La gestion des mouvements de populations, à travers les politiques migratoires et d’asile, en est une parfaite illustration.
Si la souveraineté de l’Etat national s’exerce sur un territoire déterminé, l’Etat américain échappe à cette limite. Il est le seul à s’affranchir de la frontière comme borne de son pouvoir. En matière de lutte contre le terrorisme, les tribunaux américains se sont donné une compétence extraterritoriale qui échappe au droit international. Cette auto-attribution de compétences est une opération de légalisations d’opérations policières à l’extérieur des Etats-Unis ou d’opérations militaires conduites sans déclaration de guerre.
L’accord sur l’extradition et l’entraide judiciaire entre les Etats-Unis et l’UE donne une nouvelle dimension aux compétences extraterritoriales des Etats-Unis. La possibilité de se faire remettre un ressortissant européen, de le juger en dehors de toute contrainte spécifiant un Etat de droit, donne à l’appareil judiciaire américain une place particulière dans le maintien de l’ordre mondial. L’ensemble de cet accord enregistre dans le droit le rôle spécifique de l’Etat national américain comme gendarme du monde. Si la forme nationale de l’Etat répond à la fonction du maintien de l’ordre, l’Etat américain a, à ce niveau, un rôle directement impérial.
Ainsi, l’Etat national des Etats-Unis occupe une place particulière. Sa structure exécutive reste intégrée et ne s’efface pas au profit d’un de ses appareils tel que la police. La police fédérale américaine a, quant à elle, une fonction internationale d’organisation des polices nationales des autres pays. »
Jean-Claude Paye, La fin de l’Etat de droit – La lutte antiterroriste de l’état d’exception à la dictature, éd. La Dispute, 2004, pp.153-154.

Ce qui est dit de la lutte antiterroriste, au regard de la menace, diffuse à l’échelle d’un monde globalisé, vaut pour un Etat de droit qui ne sait plus qui il vise et ce qui le vise. Un Etat de droit qui ne se sait plus/ ne se sent plus souverain, au point que, par une sorte de redite – apparemment rassurante pour les opinions publiques –, il se dote d’outils juridiques qui répètent ceux déjà existants. Diffuse, cette menace rend confuse toute idée de frontière. L’en-dedans comme l’en-dehors ne se déterminent plus dans le cadre d’affirmations nationales ou d’entre-nations, pas plus que, comme dans l’espace géométrique, par pure extériorité des éléments les uns avec les autres, par positions respectives. Il ya là comme quelque chose de perdu, et l’inflation comme la surenchère juridictionnelles manifestent une sorte de pathologie en souveraineté.

Il y aurait nécessité à voir si le seul acte de souveraineté, acte auto-instituteur de l’autorité, est celui de la frontière.
Il y a toutefois quelque chose qui manifeste cette pathologie : la même urgence et frénésie, pour l’institution d’Etat, de répondre à tout ce qu’elle considère comme menace en étouffant le privé de l’espace public, tout comme cette institution est elle-même étouffée par le privé (l’intérêt privé… comme si le privé, qu’il soit celui de la bulle financière qui s’auto-génère elle-même, ou qu’il soit celui de l’affirmation de soi, de nos identités propres et marques distinctives revendiquées comme étendard d’exclusivité, soit lui-même l’objet de la spéculation;…), qu’elle favorise pourtant – mais c’est aussi en le marginalisant.
Cette pathologie s’affiche dans une volonté d’absolue régulation. Mais loin d’être inclusive, elle est d’exclusion du privé dans le public. Or comment un espace public, qui ne peut se vouloir/se valoir comme uniformité, ne pourrait-il plus se caractériser par le privé qui s’y exprime ? Comment concevoir un espace public privé de ce qui est privé (et ne relève que du privé)?
Le mouvement, dans les années 90, des Free parties, comme celui des Apéros géants de Faceboock, se voulait une extension du privé sur le public. La surenchère juridictionnelle et sécuritaire est une extinction, par sa reconfiguration, sa redéfinition, du privé dans le public. Et comme dans cette pathologie en souveraineté, il n’est d’autre acte d’autorité que liberticide, le sentiment de dépossession qu’éprouve(nt) la/les multitude(s) est symptôme de cet état des lieux d’un Etat sans plus d’espace public.

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