mercredi 18 août 2010

La revanche des intérêts.





Bobbio énumère ici sur les promesses non tenues de la Démocratie.


« La démocratie moderne, née comme démocratie représentative par opposition à la démocratie des Anciens, aurait dû être caractérisée par la représentation politique, c’est-à-dire par une forme de représentation dans laquelle le représentant, appelé à poursuivre les intérêts de la nation, ne peut être lié par un mandat impératif. La représentation politique se fonde sur un principe qui est l’exact opposé de celui de la représentation des intérêts dans laquelle le représentant est lié par son mandat ( ce qui est le propre du contrat de droit privé qui prévoit la révocation pour abus de contrat). Un débat essentiel eut lieu à l’Assemblée constituante française qui donna naissance à la constitution de 1791 : celui où triomphèrent ceux qui soutenaient que le député, une fois élu, devenait représentant de la nation et non le représentant de ses électeurs – dès lors, il n’était lié par aucun mandat. Le mandat libre avait été une prérogative du roi, lequel, en convoquant les états généraux, avait décidé que les délégués des trois ordres ne seraient pas envoyés à l’Assemblée avec des pouvoirs restrictifs. Expression de la souveraineté, le mandat libre fut transféré de la souveraineté du roi à celle de l’assemblée élue par le peuple. Depuis lors, l’interdiction du mandat impératif est devenue une constante de toutes les Constitutions de démocraties représentatives. Ceux qui défendent la démocratie représentative contre toute tentative de la remplacer ou de la compléter par une représentation des intérêts ont toujours soutenu à outrance la représentation politique et donc le mandat libre.
Pourtant, jamais norme constitutionnelle n’a été plus souvent violée que l’interdiction du mandat impératif. Dans une société composée de groupes relativement autonomes qui luttent pour la suprématie, pour faire prévaloir leurs intérêts contre ceux d’autres groupes, une telle norme avait-elle une chance d’être appliquée ? En dehors du fait que chaque groupe tend à assimiler l’identité nationale à ses intérêts propres, existe-t-il un quelconque critère qui permette de distinguer l’intérêt général de l’intérêt particulier de tel ou tel groupe ou de la combinaison d’intérêts particuliers de groupes qui s’accordent entre eux au détriment des autres ? Ceux qui représentent des intérêts particuliers ont toujours un mandat impératif. Mais où trouver un représentant qui ne soit pas celui d’intérêts particuliers ? Certainement pas dans les syndicats dont dépend la signature des accords nationaux sur l’organisation et le coût du travail qui ont une très grande importance politique. Au parlement ? Mais la discipline de parti est-elle autre chose qu’une violation flagrante de l’interdiction du mandat impératif ? D’ailleurs ceux qui transgressent parfois la discipline de parti à la faveur du vote secret sont traités de « francs-tireurs » et comme tels désignés à la réprobation publique. L’interdiction du mandat impératif est surtout une règle sans sanction. La seule sanction qu’ait à redouter un député dont la réélection dépend du soutien de son parti provient en réalité de la transgression de la règle opposée, celle qui impose de se sentir lié au mandat qu’il a reçu de son parti.
La meilleure preuve de la revanche, que je crois définitive, de la représentation des intérêts sur la représentation politique réside dans le type de rapport qui s’est instauré dans la plupart des démocratie européennes entre les groupes d’intérêts (industriels et ouvriers) et le Parlement, qui a donné lieu à un nouveau système qu’on appelle à tort ou à raison néo-corporatif. Ce système se caractérise par des relations triangulaires dans lesquelles le gouvernement qui dans l’idéal représente l’intérêt national intervient uniquement comme médiateur entre les partenaires sociaux et comme garant généralement impuissant du respect de l’accord. Ceux qui ont élaboré ce modèle qui est aujourd’hui au centre du débat sur les « transformations » de la démocratie ont défini la société néo-corporative comme une forme de résolution des conflits sociaux qui emploie une procédure – l’accord entre grandes organisations – qui n’a rien à voir avec la représentation politique, mais est en revanche l’expression même de la représentation des intérêts. »
in Le futur de la démocratie, pp.115-117, édition Seuil

Aucun commentaire: