jeudi 21 mai 2015

Critique de la délibération démocratique - la perspective agonistique II

A rebours de l’institution démocratique.
Je souhaite ici mettre en avant trois éléments essentiels.
Tout d’abord, la notion de sujet. L’une des tendances de la démocratie libérale est de définir la société comme une totalité, certes égalitaire, mais unifiée par les postulats qui la caractérisent et qui en définissent les frontières, comme s’ils lui étaient consubstantiels et quasiment naturels. Ainsi pensée, on peut alors comprendre que la tâche politique par excellence est de maintenir l’unité et l’homogénéité de l’ensemble. Une telle société est plurielle car elle entend bien reconnaître les individus qui la constituent et concevoir que leur identité est une construction qui dépend plus de ces individus eux-mêmes et de leur autonomie que de la totalité.
Pour y parvenir, la société libérale développe une conception de la citoyenneté qui présuppose un sujet, antérieur à la société comme à toute société et, en tant que tel, porteur de droits qui lui seraient naturels. Or, une telle conception ne s’envisage qu’en faisant tout à fait abstraction des relations sociales, des relations de pouvoir qui les caractérisent, des expressions de la culture et de tout un ensemble de pratiques qui rendent l’individualité des sujets possible.
La perspective agonistique, telle qu’elle est développée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, avance justement que le concept ou la prémisse d’une société comme totalité suturée, achevée et auto-définie n’est pas une référence qui importe dans la construction du corps social et des identités des agents de ce corps social. « La ‘société’, écrivent-ils dans hégémonie, n’est pas un objet de discours valable. » (10) Une telle construction, si elle était possible, ne pourrait l’être que dans la mesure où la totalité même, l’achèvement absolu et du corps social et du sujet/agent social seraient auto-référentiels. Ce qui est, pour le coup, tout à fait impossible. « la tension insoluble intériorité/extériorité est la condition de toute pratique sociale : la nécessité existe seulement comme limitation partielle du champ de la contingence. C’est dans ce champ, où ni une intériorité totale, ni une extériorité absolue n’est possible, que se constitue le social. » (11)
Par là, deux conséquences. La première est que toute identité, toute construction identitaire ne peut être tout à fait achevée, une totalité absolument fixée, mais doit toujours être pensée comme le résultat de cette tension entre son intérieur et l’extérieur, entre soi et les autres, entre – catégories politiques essentielles que j’aborderai après – Eux et Nous, Moi/Eux les Autres. Autrement dit, toute identité est avant tout relationnelle et jamais pleine et entière. La seconde, qui peut être particulièrement troublante pour le projet libéral de nos démocraties, c’est qu’à travers cette tension entre Intérieur/Extérieur, la construction des identités comme des relations sociales est le produit d’articulations possibles, toujours mises en scène, discursivement et pratiquement. Mais par là, par cette mise en scène toujours jouée et actualisée, « toute pratique sociale […] puisqu’elle n’est pas le moment interne d’une totalité auto-définie, […] ne peut simplement être l’expression de quelque chose de déjà acquis […Elle] ne peut être entièrement subsumée à un principe de répétition [… Elle] consiste toujours en la construction de nouvelles différences. Le social est articulation parce que la société est impossible. » (12)
Ce « Je ne m’y reconnais pas » n’est donc pas le signe d’un échec, mais bien plutôt celui d’une vitalité et d’une créativité du corps social et de l’individualité des agents. La politique est principalement, pour ne pas dire principiellement, l’affaire de ces différences et donc de ces conflits potentiels entre individualités, qui sont autant de positions de sujets. Mais en même temps, par la contradiction de leurs pratiques articulatoires propres, l’ambition demeure bien, pour chacun, de faire, de produire du commun (commonality). Plutôt que de vouloir balayer toute forme de conflictualité, et en particulier toute conflictualité discursive, notamment en faisant taire et en court-circuitant les passions et les émotions au prétexte de leur irrationalité ou de leur côté déraisonnable, la démocratie libérale n’affronte plus la politique mais se cherche, à travers les postulats qui la gouvernent, à travers l’universalisme qui la sous-tend, des réponses qui ne peuvent être ni tout à fait durables, ni totalement acceptables.
Ce qui amène au second point. Si la démocratie est le lieu du débat, de la contradiction et de la différence, elle ne peut vouloir l’homogénéité des pratiques de ses agents. Par voie de conséquence, s’il convient de maintenir ouvert le champ des possibles de nos sociétés démocratiques, de laisser ce champ ou ces possibles être investis par la pluralité, et si, par ailleurs, il faut prendre au sérieux ce que la conflictualité expose, alors la catégorie politique essentielle et qui ne peut être balayée au prétexte de la délibération est celle d’adversaire (qui n’est pas ici un Autre, un Ennemi avec qui toute conciliation est impossible, même s’il campe sur ses positions alternatives).
L’un des principaux reproches concernant les procédures de la délibération démocratique est de vouloir mettre en place les conditions d’une performance délibérative. Pour y parvenir, cette approche promeut le consensus comme l’indice et la garantie de cette performance et de la rationalité des débats. Reste que par cette promotion d’une certaine forme de rationalité, il est toujours possible (voire, stratégiquement intéressant) de faire l’impasse sur les points de désaccord qui subsisteraient, soit parce que les questions ne sont pas prévues à l’ordre du jour de la délibération, soit parce qu’elles sont balayées arbitrairement et autoritairement (réduire au silence la parole autre, radicalement toute autre, parce que étrangère, non experte(13)), soit enfin par des procédures discursives (rhétoriques, références à des fictions devenues de véritables mythes tellement évidents et naturels qu’il serait un pur non sens de les contester). Mais ces tentatives de court-circuit ne garantissent aucunement que le consensus obtenu par la procédure délibérative soit l’objet de l’adhésion de tous. D’abord, et pour reprendre le motif qui justifia l’écriture, par John Stuart Mill, du « Discours sur la liberté de discussion », « Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette dernière, pas plus que celle-ci d’imposer le silence aux hommes si elle en avait le pouvoir. » (14). Cet homme qui ne partage pas l’opinion commune, qui ne s’y reconnaît pas, manifeste qu’il y a dans sa position quelque chose d’irréductible, une mésentente qui ne peut se taire. Son désaccord ne peut être marginalisé, pas plus que cet homme ne peut pas prétendre détenir à lui seul l’opinion qui conviendrait à tous. Par ailleurs, ce qu’il manifeste ainsi, c’est une double violence qui s’exerce sur lui : celle de la décision qui est prise, qui vaut pour tous également, d’autant qu’elle est le produit de la délibération, et vis-à-vis de laquelle il ne se reconnaît pas ; celle de lui imposer silence, comme si la norme, conçue pour faire le bien commun, ne pouvait pas, par nature, faire le mal et commettre un tort qu’il estime, pour ce qui le concerne, préjudiciable.
La perspective agonistique entend prendre à rebours l’ordre que les procédures délibératives entendent établir. Au lieu de considérer le désaccord comme un échec, un désaveu du consensus, il s’agit de l’envisager comme une interprétation possible des principes d’égalité et de liberté qui nous lient les uns aux autres. Tout comme il convient d’envisager l’ordre actuel de nos démocraties comme une réponse, une hégémonie provisoire qui ne vaut pas pour elle seule et en elle-même, mais seulement de façon contingente, contextualisée (circonstanciée) parce qu’il est, à tel ou tel moment, possible de s’entendre à son sujet, de se convertir à ses intentions, sans pour autant la décider unilatéralement comme nécessaire. Aussi, l’approche agonistique n’est-elle pas le refus de tout consensus, mais, par cette catégorie de l’adversaire qui entre dans le jeu de la démocratie, l’acceptation de la plurivocité et, ainsi, d’une démocratisation de la délibération.
Enfin, et ce sera mon dernier point, en assumant la part de dissensus et de l’irréductibilité du conflit, on peut alors être capable de procéder à une déconstruction de la démocratie et de la décision démocratique. Une démocratie réellement pluraliste, qui ne considère pas le consensus comme le signe de la performance du discours et de la décision politique, assume la part d’exclusion et de violence que cette exclusion implique(15). Mais, au lieu de se voiler la face sur ces violences et les laisser en l’état, un jeu politique et réellement démocratique serait alors un jeu qui reconnaît la nécessité des frontières, des différences, des confrontations des voix multiples sans recourir à quelque essence que ce soit pour les justifier (mais simplement parce que c’est par ce jeu-là que le social s’engage). Ce serait un jeu politique qui, plutôt que de fuir, assumerait une part d’indéterminé et d’indécidable. C'est-à-dire que la tâche démocratique est encore à venir, une promesse et une construction à jamais inachevée et toujours, véritablement et radicalement (en ses principes mêmes) à l’ouvrage.
« Je ne m’y reconnais pas » est alors bien plus vital et essentiel au projet démocratique que les principes universels qui le définissent. Il marque encore et certainement plus fortement qu’on ne le suppose d’ordinaire, ma relation à l’Autre. Relation à propos de laquelle Derrida disait qu’elle « ne se referme pas, et c’est pour cela qu’il y a histoire et que l’on essaie d’agir politiquement. » Il est donc plus le signe authentique d’un vouloir faire commun.



(1)   C’est ce que décrit Sartre, dans la Critique de la Raison dialectique, quand il évoque le groupe en fusion : il s’agit d’une fusion des corps qui n’est pas rendue possible par une conscience collective, une conscience d’appartenance à une catégorie ou à une classe, et encore moins par la présence d’un leader. Pouvoir sans cause, c’est un mouvement sans une voix spécifique identifiable, même si elles entonnent toutes le même slogan et le répercutent en s’articulant les unes aux autres, dans une même dynamique, dans une même praxis.
(2)   C’est ce que signale Chantal Mouffe quand elle entend dissocier, dans un entretien avec Markus Miessen, The space of agonism , les différentes mobilisations populaires qu’elle ne veut pas mélanger: « Civil society is important for voicing concerns about certain issues, but once it does that it is necessary for parties to respond to those demands. Creating a synergy between social movements and parties is vital, because parties are the ones that are going to translate those demands politically. But if a social movement refuses all communication with parties then there is a problem. This does not mean that these types of movements are useless, since they do put issues on the agenda, but somehow they are less effective than if they would agree to work with parties » (89-90) Je traduis : « la société civile est essentielle pour mettre en voix les problèmes que soulèvent certaines questions, mais une fois qu’elle l’a fait, il est nécessaire que les partis politiques réagissent à ces revendications. Créer une synergie entre les mouvements sociaux et les partis politiques est vital, parce que les partis politiques sont les seuls à pouvoir traduire ces revendications d’un point de vue politique. Mais si le mouvement social refuse toute communication avec les partis politiques, alors il y a impasse. Cela ne signifie pas que de tels mouvements sont inutiles, puisqu’ils définissent un agenda d’actions politiques, mais d’une certaine manière ils sont moins efficaces que s’ils acceptaient à travailler avec ces partis politiques. »
(3)   Habermas, p. 392
(4)   Habermas, p.409
(5)   Habermas, p.386
(6)   Habermas, p. 390
(7)   Habermas, p. 390
(8)   Habermas écrit, p. 401 : «  Les mouvements sociaux, les initiatives et les plates-formes civiques, les associations, politiques ou autres, bref les groupements de la société civile, sont, certes, les détecteurs de problèmes, mais les signaux qu’ils émettent et les impulsions qu’ils donnent sont, en règle générale, trop faibles pour déclencher dans de brefs délais des processus d’apprentissage au niveau du système politique ou pour réorienter des processus de décisions déjà engagés. » Mes italiques.
(9)   Non pas tant que l’on présupposerait, a priori, dans ce public de masse de l’espace public politique une quelconque déficience cognitive à envisager raisonnablement une solution, mais parce qu’on ne voit davantage une déficience structurelle liée à un problème d’échelle et d’identification.
(10)                      Hégémonie et stratégie socialiste, p. 206
(11)                      Hégémonie et stratégie socialiste, p. 207
(12)                      Hégémonie, p. 211
(13)                      C’est ainsi que Stanley Cavell interprète la position de Torvald qui, parlant de sa femme Nora (La maison de poupée d’Ibsen : « Pour chanter, un oiseau chanteur doit avoir une voix claire » - le genre de mots qui lui ont permis, pendant les huit années qu’a durés leur mariage, de contrôler la voix de sa femme, de dicter ce qu’elle peut énoncer et la manière dont elle peut l’énoncer » (Qu’est-ce que la philosophie américaine, p.201), surtout en ce qui concerne des questions de la plus haute importance, des questions de justice.
(14)                      On Liberty, p. 85
(15)                      Une telle perspective, en assumant l’adversité et la conflictualité, assume une part d’exclusion. Mais à l’approche consensuelle qui, malgré les désaccords, peut être vue comme une injonction à l’homogénéité (injonction à s’inclure), l’approche agonistique oppose une exclusion toute relative. Non pas tant exclusion du corps social, mais exclusion, provisoire, et affirmation de sa différence tout autant que affirmation d’une articulation entre Soi et les autres qui est alors altérée.

(16)                      Déconstruction et pragmatisme, p. 169

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