jeudi 21 mai 2015

Critique de la délibération démocratique - La perspective agonistique I

Je ne m’y reconnais pas !
Voire : j’ai beau faire, je ne m’y reconnais pas !
Rassurez-vous, il ne s’agit pas d’une critique que j’adresse aux organisateurs de ce colloque et que je tiens à remercier chaleureusement pour leur invitation. Il s’agit plutôt d’exprimer le désaccord, dans sa dimension politique, et tenter de voir ainsi ce qui s’engage dans ce désaccord. D’abord, une connaissance, non pas qui manquerait ou qui ferait défaut, mais une connaissance qui me met dans une situation où je ne suis plus en accord avec ce que je pouvais, auparavant,  estimer comme acceptable. Il y a donc entre ce qui, d’une part, relevait de cette connaissance et, d’autre part, ce Je singulier qui s’avoue ici démuni, quelque chose comme une articulation qui n’est plus possible, comme l’affirmation d’un divorce, sans être pour autant une rupture ni une renonciation radicale. Et lorsque j’insiste par ce « j’ai beau faire », le faire dont il est ici question n’est pas seulement un faire cognitif (une tentative de reconnaissance, de remédiation cognitive et d’appropriation conceptuelle). Il doit se comprendre au pied de la lettre comme ce qui renvoie à tout ce qui dans ma pratique aurait pu, avant le désaccord, participer à cette articulation et qui, dorénavant, parce que je ne m’y reconnais pas, n’est plus tout à fait l’horizon de mes possibles, entendus ici autant comme mes actes que mes pensées.
Ce « je ne m’y reconnais  pas » renvoie ensuite à un Je. C’est-à-dire à un locuteur singulier, qui s’énonce et se qualifie ainsi désarmé, et singulier aussi, vis-à-vis d’autres locuteurs qui eux, peuvent s’y reconnaître ou bien ne pas s’y reconnaître, parce qu’ils l’éprouvent autant que moi, mais indépendamment de moi, ou bien parce que, à la suite de mon énoncé, et dans une perspective qui leur est tout aussi singulière que la mienne, ils s’éprouvent aussi dans une situation où ils ne s’y reconnaissent pas, mais pour d’autres raisons (1).
Enfin, le « je ne m’y reconnais pas » n’est pas ici la simple anecdote d’un énoncé, mais il marque bien quelque chose qui renvoie à des circonstances qui font le désaccord, le problème. Peut-être que la politique, en tout cas dans la perspective agonistique que je veux aborder, est-elle cet énoncé toujours possible, toujours réactualisé, et à partir de  là, toujours à travailler et à ré-ouvrir, d’un « je ne m’y reconnais pas ».
Il est en tout cas la forme que Wittgenstein donnera, Investigations philosophiques I, 123, au problème philosophique, et dont il dira qu’il s’agit de la position sociale du problème. Il poursuit, en I, 124 : « la philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte à l’usage réel du langage, elle ne peut faire autre chose que le décrire. » Et enfin, en I, 125 : «  ce n’est pas l’affaire de la philosophie de résoudre la contradiction [le « je ne m’y reconnais pas »] au moyen d’une découverte mathématique ou logico-mathématique. Mais de permettre un aperçu d’ensemble de l’état des mathématiques qui nous inquiète : l’état de choses avant que la contradiction soit résolue. (Et il ne faut pas croire que par là on éluderait une difficulté.). »
Chez Wittgenstein, la philosophie est moins prescriptive que descriptive. Elle nous confronte à un état de choses, nous met en observation du langage qui fait signe vers cet état de choses. Or s’il ya accord ou désaccord, c’est d’abord dans ce langage, dans cet état de choses que décrit le langage. Ce n’est pas tant par rapport à des règles qui s’imposeraient d’elles-mêmes et indépendamment de tout contexte, de toute pratique par laquelle nous conformons la règle à notre langage (ou bien nous nous en détournons), c’est-à-dire encore du langage que nous nous donnons dans la pratique que nous en faisons comme dans les pratiques, non linguistiques cette fois, par lesquelles nous nous adressons les uns aux autres. La perspective agonistique que j’entends développer ici prend appui sur ces jeux de langage, sur nos usages du langage. Par là, si la référence à Wittgenstein s’impose, ce n’est pas tant parce qu’il y aurait une lecture politique chez cet auteur, mais bien parce que sa pensée du langage, des jeux de langage est au cœur de cette réflexion agonistique. Cette approche peut alors se comprendre comme la possibilité, pour une multiplicité de jeux ou de manière d’être démocratique, de retrouver la signification politique de ces manière d’être alors que les procédures démocratiques en cours, notamment les procédures délibératives, ont tendance à exclure du champ politique.
A cet égard, « je ne m’y reconnais pas » est une manière d’être dans le jeu de la démocratie. Il y acquiert un sens spécifique : cette manière d’être, cette façon d’agir et de jouer la citoyenneté par ce Je qui ne s’y reconnaît plus est la formulation spécifique du problème et de la contestation au sein même de l’espace public. Pour le préciser, un tel problème est celui d’un faire commun, a commonality, qui ne peut plus être celui auquel ce Je, comme tant d’autres, peuvent se reconnaître. Il s’agit donc d’un énoncé qui vient contrebalancer autant les principes sur lesquels nos institutions démocratiques sont fondées que les croyances ou les mythes et fictions auto-réalisatrices de la démocratie, les relations et les aspirations au commun partagées par une pluralité de Je ; ce « Je ne m’y reconnais pas » est de l’ordre de la mise en voix spécifique et singulière qui se heurte à une manière de décider et de faire commun.
La mise en voix agonistique.
« Ne pas s’y reconnaître ! » ne doit pas ici s’entendre seulement comme une circonstance, un événement qui viendrait rompre, à un moment donné, l’équilibre des institutions et de la concorde sociale. Il prend certes cette forme de la rupture, mais il ne peut se limiter à ce seul moment, s’y réduire. Nos sociétés libérales ont toutes été traversées par ces éruptions populaires qui, à une période ou une autre, sont venues déstabilisées l’ordre établi. Plus récemment, les mouvements des Indignés en Espagne, Occupy Wall Street, ou, plus en amont, les émeutes en France en 2005 ou encore le mouvement des Piqueteros en Argentine au début des années 2000, ont tous été des mouvements à travers lesquels les protagonistes affichaient qu’ils ne se reconnaissent pas dans l’ordre politique établi. Leurs slogans affirmaient que l’exclusion socio-économique et par la suite politique dont ils étaient victimes ne pouvait plus se perpétuer, et ils exprimaient ainsi une revendication de plus de démocratie (notamment par un changement du personnel politique). En ce sens, la vertu du mouvement social est de mettre en voix ce qui, politiquement, reste invisible, inaudible ou à la marge. Mais de tels mouvements, éruptifs, ont aussi leurs propres limites. La principale d’entre elles c’est que, par leur rejet des institutions politiques et démocratiques établies, ils ne peuvent s’inscrire dans la durée et, ainsi, ne peuvent se donner les moyens d’investir lesdites institutions pour les démocratiser davantage. La perspective agonistique dont il est ici question n’entend pas œuvrer à une Tabula Rasa. Elle entend, au contraire, travailler à revisiter et à redéfinir comme à radicaliser la politique, entendue ici au sens d’un ensemble de pratiques, de relations, de manières d’être qui appellent, dans le cadre des institutions ou des contre-pouvoirs organisés en parti politique, en syndicats ou associations, une traduction politique et pluraliste de ces discours et pratiques discordants (2).
Cette exigence de traduction politique et pluraliste est le fait même de la conception de la démocratie et, notamment, de cette conception de la délibération démocratique. Cette dernière entend, en effet, s’appuyer sur le pluralisme des intérêts, des revendications. On en trouve une confirmation chez Jürgen Habermas, dans Droit et Démocratie, au chapitre qui envisage « Le rôle de la société civile et de l’espace public politique ». Il y définit l’espace public politique (la société civile) comme une caisse de résonnance, une mise en voix, et même une mise en voix de la plurivocité du public (3), une mise en voix du lancement d’alerte, une dramatisation (4) des problèmes et de questions qui, par ailleurs, ne trouvent pas de réponses ou qui ne sont même pas abordées dans les débats et discussions des institutions démocratiques. Mais il ajoute aussi :
« Du point de vue de la théorie de la démocratie, l’espace public doit, en outre, renforcer la pression qu’exercent les problèmes eux-mêmes, autrement dit non seulement percevoir et identifier, mais encore formuler les problèmes de façon convaincante et influente, les appuyer par des contributions et les dramatiser de façon à ce qu’ils puissent être repris et traités par l’ensemble des organismes parlementaires. Un travail de problématisation efficace doit donc s’ajouter à la fonction signalétique de l’espace public. Sa capacité retreinte à traiter lui-même les problèmes qu’il rencontre doit par ailleurs être mise à profit pour contrôler le traitement ultérieur du problème, dans le cadre du système politique. » (5)
Quelques éléments de cette définition. Tout d’abord, parce qu’il n’est pas une institution, parce qu’il n’est pas organisé [le système politique est ailleurs, en dehors de l’espace public], l’espace public politique, envisagé comme caisse de résonnance, exerce une influence. Si l’on se fie aux éléments de la discussion que Habermas engage à son sujet, cette influence, en elle-même et au moment où elle est mise en voix, n’est pas un contenu ou un pouvoir politique. Non seulement, elle pourrait très bien ne pas avoir lieu, mais elle est surtout en dehors de tout pouvoir. Certes, elle peut être prise en compte. Encore faut-il comprendre que si tel est le cas, si l’influence fonctionne, c’est qu’ « elle s’appuie sur une confiance accordée par avance à des possibilités de persuasion qui ne peuvent pas être effectivement contrôlées » (6). Autrement dit, l’influence n’opère que si les acteurs de cette mise en voix des problèmes qui ne trouvent pas leur solution par ailleurs présupposent, par cette confiance accordée, que les institutions et organisations délibérantes traduisent fidèlement la demande ainsi formulée. Ce qui signifie, par cette confiance accordée, qu’ils présupposent l’identité réelle entre le corps social et le corps délibérant, comme si le premier fusionnait dans le second, chargé de le représenter. Car, de toute façon,
« l’influence politique, fondée sur des convictions publiquement défendues et exercée au moyen des médias, ne se transforme en pouvoir politique – autrement dit en un potentiel permettant de prendre des décisions qui engagent – que dans la mesure où elle agit sur les convictions des membres autorisés du système politique, déterminant ainsi le comportement à la fois d’électeurs, de parlementaires, de fonctionnaires, etc. Tout comme le pouvoir social, l’influence politique ne peut être transformée en pouvoir politique qu’au moyen de procédures institutionnalisées. » (7)
C’est donc renvoyer à plus tard et à des procédures de médiation, non seulement la possibilité mais aussi la responsabilité de mettre en voix (cette fois-ci autorisée, officielle) et de mettre en œuvre la traduction et la décision politique que l’influence engage. Et comme l’espace public politique signale – on se rappellera la première citation de Habermas : il en a tout à fait la capacité, mais celle-ci est restreinte –, il n’est pas chargé de concevoir, de conceptualiser et donc de décider de la réponse qui s’impose. On comprend bien qu’il n’est pas auto-législateur et ne se donne pas sa propre règle. Mais on comprend aussi que, loin d’évacuer la possibilité et l’importance de la contestation politique (et l’on trouvera dans ce chapitre de Droit et démocratie des lignes sur la désobéissance civile), loin donc d’évacuer le poids de la voix privée, de la plurivocité dans le processus politique qui mène à la délibération et à la décision, ce renvoi et ce recours à des instances organisées, pour prendre en charge les problèmes que suggèrent ces voix, semble tout de même bien qualifier le moment éruptif de la contestation comme un moment pré-politique. C’est, autrement dit, renvoyer au politique, cette fois conçu comme l’ensemble des institutions chargées de la régulation de ces voix, la responsabilité de la réponse.
Reste que, le propre de la politique, est, malgré tout, la possibilité toujours renouvelée et actualisée que je ne m’y reconnaisse pas. Ou encore, la possibilité d’une dissidence au sens où la règle à laquelle je dois obéir n’est pas suffisante pour que, dans mes actes, je la suive, je l’accepte. Le Je dont il est ici question est certes l’individu, dans sa singularité même, mais aussi tout acteur de cet espace public. Or, nous dit Habermas, la multiplicité des acteurs, indépendamment des relais qu’ils peuvent trouver notamment dans les mass-médias, ne les rend pas identifiables (8). Ne pas être identifié, voire, selon le traitement médiatique, être rendu invisible parce que la mise en voix du problème, de ce singulier « Je ne m’y reconnais pas » n’a pas d’audience au sein de cet espace public et auprès des relais de l’opinion, c’est très exactement ce qui, dans nos sociétés démocratiques, se produit et alimente le désaveu des institutions et de la représentation politique (9).
La perspective agonistique entend prendre en compte ce divorce. En définitive, et c’est ce que soutient Chantal Mouffe à plusieurs reprises dans sa critique du modèle délibératif, la pluralité semble balayée au profit d’une performance (au sens technicien du terme) que les procédures de la délibération démocratique mettent en place. Dans le cadre de ces procédures, si tous ont d’égale chance et l’égale opportunité de participer, de prendre voix, il n’en demeure pas moins qu’il existe des possibilités de médiation entre la voix privée et ce qui doit ressortir de la délibération. Cette médiation, assurée par la représentation politique, ne nous met pas à l’abri de nouveaux et de singuliers « je ne m’y reconnais pas ». La contestation dans les espaces publics politiques de nos sociétés libérales, la façon dont les citoyens-électeurs se détournent des urnes, le désaveu de la représentation politique, mais aussi l’audience qu’acquièrent de plus en plus les partis d’extrême droite (tous justifiant leurs mots d’ordre par la crainte de l’autre, l’étranger, de la mondialisation et par le procès des élites le recours à un repli identitaire), les Tea-Parties, confirment bien que, malgré le présupposé égalitaire de nos sociétés politiques, ce sont d’abord les inégalités, les injustices qui, vécues, ne sont pas suffisamment prises en considération.

Le propre de la perspective agonistique, dans cette critique de la procédure délibérative instituée comme garantie de la rationalité politique, est de restaurer ce que cette dernière entend évacuer. Il s’agit donc de prendre la démocratie à rebours de son institution. Ce sera le second moment de mon intervention.

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