Au sujet du livre que vient de faire paraître Manuel Cervera-Marzal, aux éditions textuel, dans la collection "petite encyclopédie critique".
A l’outrance des positionnements pro ou
anti-intellectuels, comme à celle de ceux qui, sur les ondes comme dans les
journaux, s’autoproclament « penseurs du monde contemporain », il y a
quelque chose d’assez stimulant à lire le parti-pris de Manuel Cervera-Marzal.
Car ce suicide des intellectuels qu’il appelle de ses vœux n’est pas un
attentat contre la pensée, les ci-dessus désignés le commettent en toute
arrogance sur les plateaux médiatiques qui les mettent en scène, reconfigurant
une société du spectacle autant qu’une anémie de pensée. Il s’agit bien, au
sens fort, de sa réhabilitation. Il ne s’agit pas non plus d’une expression
d’un agacement et d’une provocation qui amuserait par son ridicule et sa
pseudo-impétuosité. Les circonstances du pseudo-débat démocratique exigent son
revers. Il n’en appelle pas au meurtre. Il s’agit d’une renaissance. En tout
état de cause, Manuel Cervera-Marzal entend relever le défi du brouillage des
ondes, des idées et des discours tout en proposant un éthos intellectuel, loin de tout intellectualisme de salon ou
d’experts. Aussi, l’ouvrage est-il un manifeste et comme une invitation à de
nouvelles tribulations intellectuelles.
Parmi les perspectives qu’esquisse l’auteur, il y a celle de
l’intellectuel
précaire. Non pas tant seulement en référence à la « génération
précaire », étiquette de circonstance devenue catégorie sociologique. Je
vois dans cette précarité énoncée une double condition, qui dépasse les aléas
de la vie sociale et peut mener à une subversion de la pensée même. Elle est
d’abord celle d’un intellectuel qui ne peut asseoir sa position sur
quelqu’institutuion que ce soit. En rupture avec toute notion d’héritage, de
déterminisme social et de tout mécanisme de reproduction, mais en rupture aussi
avec la position et le rôle social que, dans les cénacles consacrés, on fait
jouer à la pensée, sans, toutefois, l’y trouver. Manuel Cervera-Marzal
reconnaît bien qu’il s’agit là du point faible de sa proposition. Il pourrait y
avoir là quelque démagogie à l’affirmer[1],
comme une sorte de romantisme à moindre frais de la vie de la pensée qui inonde
le monde réel. Si la proposition est fragile, elle appelle toutefois une
exigence épistémologique que Luc Boltanski énonce, quitte à assumer quelque
chose qui, aussi bien dans l’univers des idées mises en scène que dans celui de
la politique et de l’espace public, reste tabou, ou, du moins, un aveu
d’impuissance : l’indécidable.
« Renonçant à nous prévaloir d’une capacité d’analyse radicalement différente
de celle de l’acteur, à partir de laquelle nous pourrions expliquer ses
démarches à sa place et mieux qu’il ne pourrait le faire lui-même, nous faisons
le sacrifice de notre intelligence
[…]. Nous renonçons à présenter notre propre version avec l’intention d’avoir
le dernier mot, et nous nous refusons par là une activité dont l’acteur ne se
prive pas. »[2] Ne pas
trancher sur qui est ou n’est pas intellectuel, entretenir le flou pour que ce
ne soit plus une catégorie et que l’étiquette se désagrège d’elle-même,
voilà bien le premier sens de cette
précarité.
Elle nous assigne directement à cette confrontation avec
ceux que l’auteur appelle les « a-tellectuels ». Intellectuels de
profession, ils ne voient de société que dans le cadre des contrats, des discussions
et d’un consensus artificiel, d’un universalisme formel et oublieux du
singulier ; soucieux de l’émancipation de celles et de ceux qui se
trouvent au bas de l’échelle sociale, ils n’exercent pas leur lucidité et leur
vigilance sur les processus complexes d’exploitation et d’aliénation. Ils sont,
d’une certaine façon, des adeptes du statu quo, comme ils le sont de la pensée
binaire et du manichéisme. En somme, ils reproduisent le système de
l’exploitation et leur bienveillance à dénoncer le morcellement de la société
n’a d’autre raison que la division du monde, dans laquelle ils s’inscrivent et
qu’ils entretiennent comme effet d’un privilège de classe. Le suicide des
intellectuels est celui de ces « a-tellectuels ». Et pour l’auteur, ça
n’est rien d’autre que de travailler à l’abolition de cette séparation
dominant/dominé, travail intellectuel/travail manuel, et donc de la catégorie
même d’intellectuel comme « fraction isolée du reste de la
population ».
La seconde condition, conséquence de la première, est celle
d’un retrait délibéré de toute la scène médiatique et d’un engagement effectif
qui renoue avec le geste de Thoreau et de celles et de ceux qui ont pensé et
mis en œuvre la désobéissance civile. A chacun son Walden, en somme !
Il s’agit alors de s’installer dans le monde précaire des idées et de la
pensée. Le Walden en question est celui qui nous fait renouer à un dialogue et
à une coopération de soi avec les autres, ou encore à la critique et à
l’intellectualité démocratique. Or cela suppose engagement. Non pas tant à
produire des livres (car telle demeure la fonction visible de l’intellectuel)
mais à œuvrer à l’émancipation.
Or ce travail appelle une méthode[3].
C’est certainement là ce qu’il y a de plus intéressant et de plus solide dans
ce petit livre, même si ce n’est pas tout à fait original.
« La tâche de
l’intellectuel est de prendre en charge la
globalité du domaine du pensable. Il ne s’arrête devant rien.
L’intellectuel a pour ambition de devenir spécialiste en tout, technicien de
l’universel, tout en étant impitoyable quant à ses propres faiblesses, dont
notamment ses boursouflures narcissiques. Il cultive ensemble le goût de
l’aventure intellectuelle poussée toujours plus loin et de l’humilité de celui
qui connaît l’immensité de son ignorance. Penser l’homme suppose de scruter les
méandres de son inconscient, les complexités de sa relation à autrui et les
sinuosités de sa présence au monde. Il faut pour cela être tour à tour
psychologue, sociologue, philosophe, et aussi musicien, historien,
mathématicien. Mille vies n’y suffiraient pas. De nos jours, le temps de lire
un livre, cent ont été publiés. La réduction des postes et l’austérité
budgétaire imposées aux universités n’entravent pas la production prolifique
des universitaires. La somme de connaissances à acquérir est démesurée. Et
pourtant, l’intellectuel ne renonce pas à se saisir des vastes chantiers du
savoir. Il vise toutes les régions de la connaissance, sans se laisser enfermer
dans l’une d’elles, et encore moins dans l’autosatisfaction de sa propre
grandeur. »[4]
Manifeste, ai-je dit. Je reviendrai sur l’idée même de
globalité qui ne signifie nullement totalité. Mais je remarque déjà que rien ne
s’oppose plus à la tâche de l’intellectuel que l’idée de faire système. Autre
façon de désigner une pensée close sur elle-même, arrogante et incapable de
s’ouvrir à ce qu’elle décrète, toujours plus ou moins arbitrairement, comme
n’étant pas son objet propre et qui n’ose trouver hors d’elle-même sa propre
nourriture. Mais on le comprend aussi :
la précarité même de l’intellectuel ne lui ferme aucune source, aucune
tentative ; elle réside dans cette exigence d’essayer la pensée, sous les
formes, les champs, les perspectives diverses, ouvrant et œuvrant à la
multiplication des angles et points de vue. Cesser, en fait, dans une logique
purement productiviste, de penser hors-sol.
Globalité de la méthode.
« La critique authentique
ne porte aps sur des aspects secondaires ou techniques de l’ordre social mais
sur cet ordre dans sa globalité. Il s’agit donc d’une théorie globale qui va au-delà des
compréhensions partielles de la réalité. Or l’institution universitaire génère
un morcellement de notre compréhension du monde, parce qu’elle isole les
disciplines les unes des autres : « La connaissance elle-même tombe
en miettes, réduites à un amas de fragments reliés par l’idéologie, tenus en
place par l’autorité. C’est la culture en mosaïque, mais la mosaïque mal
cimentée ne présente que des figures incomplètes et grimaçantes. » La
dissolution de la pensée est le soubassement nécessaire de l’ordre dominant. La
césure introduite entre les différentes sciences humaines et sociales fait
obstacle à une vision d’ensemble et donc à une critique globale. Les uns sont
spécialistes du passé et les autres du présent, les uns des individus et les
autres des collectivités, les uns de notre pays et les autres des contrées
lointaines, les uns de l’économie et les autres de la culture, les uns de la
politique et les autres de l’éducation, etc. L’homme est étudié morceau par
morceau. Au mieux tente-t-on parfois de rassembler artificiellement les pièces
du puzzle. La société est dévitalisée, démembrée et compartimentée entre
différentes sphères qui n’existent de manière indépendante que dans la tête du
chercheur qui les étudie. […] il faudrait affirmer une fois pour toutes que la
psychologie, la sociologie et la philosophie sont absolument indissociables.
Car le rapport d’un individu à lui-même, aux autres et au monde sont trois
dimensions d’une même entité : l’humain. On ne peut étudier l’homme qu’en
faisant interagir constamment ces trois strates constitutives de son être, qui
fonctionnent telles des anneaux borroméens. Cela suppose un dialogue permanent
entre la psychologie (qui fait du rapport à soi son domaine de prédilection),
la sociologie (qui fait du rapport à l’autre – donc de la société – son objet)
et la philosophie (qui interroge le rapport au monde). Cette psychosociosophie articulerait les trois
niveaux de l’existence humaine, constituant ainsi une micro-, méso- et
macro-anthropologie. Sur le premier plan, il s’agit d’analyser les rapports
d’un sujet à ses désirs, ses intérêts, ses calculs, ses craintes, ses espoirs,
ses valeurs, ses pulsions, ses idées, ses regrets et ses joies. Sur le deuxième
plan, il s’agit d’étudier les relations, les normes, les pratiques, les règles,
les représentations et les dynamiques sociales. Le troisième plan a trait aux
institutions, aux projets et aux fondements politiques dont se dotent les
sociétés. Si l’on sépare un plan des deux autres, on perd en intelligibilité.
Il faut donc renouer avec l’ambition d’une théorie globale de l’humain.
Ajoutons que les trois strates micro, méso et macro de l’existence humaine
n’ont rien d’immuable. C’est pourquoi il faut les saisir dans leur temporalité
spécifique et évolutive. Cela revient à historiciser la démarche
psychosociosophique qui, en retour, introduit l’histoire à une meilleure
appréhension du sujet, du social et du politique. Cette anthropologie globale
est potentiellement applicable à tous les objets. »[5]
On est bien loin d’une approche totalisante, qui subsume
sous son concept les éléments d’une approche systématique. Et peut-être même
est-on loin de toute approche conceptuelle. C’est L’archipel des égaux de Guillaume Sabin, Zomia de James C. Scott ou même les ouvrages de Jack Goody ou
d’Edward Saïd. C’’est encore quelque chose que l’on trouve chez Judith Butler,
en tout cas dans Défaire le genre, et
ses ouvrages de circonstances sur la précarité, la vie bonne ou bien encore,
plus fondamentalement, dans Les mots du
pouvoir. Faire voler en éclat les barrières, les frontières disciplinaires
et introduire dans le corpus de chacune ce qui la défait par l’apport d’angles
et de points de vue qui, à première vue, paraissent étrangers. Oser les passerelles,
les passages, les articulations pour en dégager des équivalences possibles, des
« airs de famille » ; déconstruire non pas comme un exercice de
style mais pour viser ce qui, sous l’indéconstructible, la permanence
principielle, interdit toute subversion du contenu. La renaissance et le
renouvellement des tribulations intellectuelles sont à ce prix. Déstabiliser
la pensée par les pensées mêmes.
Il est vrai que nos débats et nos scènes médiatiques ne
s’en préoccupent guère, voire disqualifient toute tentative, jugée, comme pour
mieux en révoquer l’audace, anarchiste. Or, c’est bien là ce qu’il nous faut
tenter, si l’on veut un jour sortir de l’unilatéralité d’un discours
a-tellectuel, qui n’a de ressource que l’illocution performative de son auteur.
Introduire une conflictualité non pas tant entre les auteurs (si elle doit se
produire, elle ne peut que bénéficier aux uns comme aux autres), mais dans nos
pensées mêmes. Renouer avec ce que la « pensée critique artiste » a
de non assimilable avec l’ordre lui- même. Moins qu’un programme, moins qu’une
idéologie, c’est une pratique, un éthos
qui se cherche, au fur et à mesure de ses pas, souvent de côté. L’utopie n’a
ici rien à voir avec l’avenir, mais plutôt avec ce qui, d’Arendt à Abensour,
révèle des brèches dans la pensée comme dans l’action. Or c’est là encore son
instabilité ou sa précarité même qui caractérise l’intellectuel : un
intellectuel qui n’est nulle part à sa place pour la bonne raison qu’il
n’y a pas de place qui puisse lui être attribuée. Mais il n’est pas hors-sol non
plus, pour la bonne raison que, dans la tension même qui le sépare des
principes au réel, de l’universel au singulier (il n’a à renoncer ni à l’un ni
à l’autre), plutôt que de vouloir les concilier, il habite cette séparation et
accueille cette tension. L’intellectuel est d’abord celui qui s’essaye
à penser plutôt qu’il n’essaie, comme on le fait d’une enveloppe
vestimentaire dont la permanence qualifiera le style, des pensées.
[1]
« La vie des idées s’introduit souvent dans des lieux insoupçonnés. Elle
navigue au ras du sol, ua comptoir de café, dans le salon de coiffure, le dîner
de famille, la pause clope, l’engueulade fraternelle, les confidences de
bureau. L’inconnu de la rue n’est a priori pas plus démuni intellectuellement
que les élites académiques. Démagogie ? Non. La démagogie, c’est
l’inverse, c’est de faire croire aux intellectuels qu’ils sont aussi
intelligents qu’ils le prétendent. Je ne fais pour ma part qu’affirmer une
simple évidence, qu’il faut hélas répéter : celles et ceux qui bâtissent
un immeuble ou répondent aux appels téléphoniques de clients mécontents font
autant ou davantage appel à leur intelligence que ceux qui s’épanchent sur plus
de deux cents pages pour diagnostiquer le malheur de l’identité ou le malaise
de l’inculture françaises. » p.19
[2] Pp.
19-20.
[3] Méthode
que la structure et l’administration universitaires ont bien du mal à mettre en
pratique, si tant est qu’elle soit son ambition affichée.
[4] P. 99.
Je souligne.
[5] P 86,
88-89.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire