Le théâtre documentaire est-il un filon à exploiter ?
J’avoue être sorti de cette première lassé de ce que j’y
avais vu. Pourquoi diable faire du théâtre documentaire, engager le propos dans
une perspective militante, rendre compte d’une problématique bien réelle et
parler autant de soi, de sa propre histoire militante, mais aussi de ses
deuils, de ses déchirements ainsi que de ses racines personnelles ? D’où
est audible cette voix qui dit « Tu », à propos de laquelle l’auteure
écrit, dans le dossier de presse du spectacle : « C'est à la fois la
voix de l'auteure, de celle qui a fait ce voyage, mais c'est aussi une voix
plus large, où s'engouffre de l'altérité et de l'universalité. D'ailleurs les
interprètes l'assumeront à tour de rôle, de façon collective. Ce “Tu” me permet
d'amener de l'intimité autobiographique, des sensations et paysages, tout comme
de l'adresse politique. » ? Ce « Tu » du storytelling,
soi-disant transparent, qui devient, parfois jusqu’à la caricature (ce moment
où l’une des comédiennes chausse une paire de lunettes aux formes identiques à
celles de l’auteure), un « Moi », « Mon histoire », « Mes
combats ». Un « Moi » qui, à la rencontre des autres, les initie
à leur émancipation plutôt qu’il ne se défie à la sienne propre. On a parfois
envie de demander qui parle ? Si, s’agissant de ces minorités et de ces
subalternes qu’on veut mettre en scène, elles parlent vraiment ? Si le
projet « documentaire » n’est pas d’abord condescendant au lieu d’être
de « révolte » ? Je me méfie du côté délibérément porte-parole,
qui peut animer une bonne conscience.
Ensuite, l’angle « documentaire » m’irrite. Le récit
qui s’y déroule est tout entier lissé et la symbolique finale de la submersion
marine, la valise flottant au dessus de soi, s’y annonce dès le départ. Quand
on lit le dossier de presse, on a l’impression qu’il s’agit de faire naître un
nouveau style ou genre, qui renonce à toute fiction. « Pour ce projet, il
me semble difficile de bâtir les choses ainsi, ou d'essayer de me cacher
derrière une fiction totalisante. » Soit pour l’abandon de la fiction !
Mais, ce qui revient à mon premier point, qu’en est-il de la représentation ?
Tout se passe comme si on ne pouvait plus, on ne devait pas l’interroger, faire
de cette interrogation une scène même. « Lissé », ai-je écrit, parce
que tout me semble travaillé par une logique où tout doit se révéler sur pièce
comme sur scène, il ne peut plus y avoir de sous-entendu, il ne peut pas y
avoir, pour le spectateur, de place pour qu’il s’interroge lui-même. « Lissé »,
parce que tout y est illustré, comme dans un vrai reportage. « Lissé »,
par l’absence même de symbolique qui interroge le sens, par l’omniprésence de
la littéralité de l’expérience personnelle vécue, et qui ne laisse aucune place
aux silences. Parce que l’un des torts principaux, selon moi, de ce « documentaire »
est de produire un texte pour la
connaissance, pour l’information.
Relisant, ce matin, un passage de Gayatri Chakravorty Spivak,
citant Pierre Macherey, au sujet de l’interprétation de l’idéologie : « Ce qui importe dans un œuvre, c’est
ce qu’elle ne dit pas. Ce n’est pas la notation rapide : ce qu’elle refuse
de dire, ce qui serait intéressant ; et là-dessus on pourrait bâtir une
méthode, avec, pour travail, de mesurer des silences, avoués ou non. Mais
plutôt, ce qui est important, c’est ce qu’elle ne peut pas dire, parce que là
se joue l’élaboration d’une parole, dans une sorte de marche au silence. »[1] Et
s’interrogeant sur la production de la codification de l’impérialisme, sur la
reproduction et la réitération de la subalternité, c’est-à-dire aussi et
surtout, sur cette violence épistémique qui est d’abord à l’œuvre dans la
violence générale, ne pas laisser s’ «entendre » ce que le texte ne
dit pas n’est que produire un « texte
pour la connaissance », sans possibilité même de le/la déconstruire et d’en
lever l’insurrection ou la révolte. « Lisser », ainsi que le fait ce
récit, c’est recouvrir d’ombre cette subalternité et l’y maintenir aussi.
Je suis sorti de cette première avec cette question :
de qui fait-on le récit ?
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